Le sujet de l’année
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LA SENSATION, AU CINÉMA
L’écrivain portugais Pessoa écrivait : « Dans la vie, la seule réalité est la sensation. Dans l’art, la seule réalité est la conscience de la sensation ».
« L’art, en somme, est l’expansion harmonieuse de la conscience que nous avons des sensations, autrement dit nos sensations doivent être exprimées de telle sorte qu’elles créent un objet qui deviendra pour d’autres une sensation. »
Même s’il ne pense pas spécifiquement au cinéma quand il écrit ces lignes, il en définit un idéal : le film serait un objet qui produit chez les autres, les spectateurs, une sensation recomposée à partir de celle vécue par le cinéaste.
Dans tout film, le sens se construit à partir des sensations visuelles et auditives du spectateur. Mais le plus souvent, dans le cinéma standard, la volonté de raconter (le scénario, les acteurs, les dialogues) finit par être plus importante que les sensations, et les recouvrir, les écraser. Le sens prime alors sur les sensations captées par la caméra.
Les sensations visuelles et auditives font partie de l’essence même du cinéma. Sans elles il n’y aurait pas de film. Mais le cinéma peut aussi produire des sensations tactiles : chaud, froid, lisse rugueux, etc, et des sensations cénesthésiques : tomber, s’élever, se sentir mal, avoir le vertige, etc.
Les sensations que le spectateur éprouve dans la traversée d’un film sont parfois assignées au personnage – c’est lui qui voit, entend, reçoit ces sensations – ou au contraire sont directement proposées au spectateur par le cinéaste, sans passer par le relais du personnage.
Certains cinéastes n’oublient jamais, même dans leurs films narratifs, que la sensation est aussi importante que le vouloir-dire et doit rester au cœur de leur création. Hitchcock, Godard, Douglas Sirk, Antonioni, Renoir, Kiarostami, Terrence Malick, Tarkovski et beaucoup d’autres, se sont efforcés de maintenir un équilibre entre le sens et la sensation. Et n’ont jamais oublié que le sens qui naît de la sensation est sans doute la vraie « nature » du cinéma.
D’autres cinéastes, moins préoccupés de raconter une histoire et de construire du sens , ont élaboré leur cinéma sur le primat des sensations. C’est le cas de Jonas Mekas qui a créé une œuvre magique et fascinante sur la captation-reconstruction des sensations. C’est le cas d’autres cinéastes, plus « expérimentaux », comme Pelechian, Stan Brakhage, Rose Lowder et beaucoup d’autres, chez qui le cinéma est d’abord captation et travail sur les sensations.
Alain Bergala
SENSATION IN CINEMA
The Portuguese writer Pessoa wrote: “In life, the only reality is the sensation. In art, the only reality is the awareness of the sensation.”
“Art, in essence, is the harmonious expansion of the awareness we have of sensations, in other words our sensations have to be expressed in such a way they create an object which will then become a feeling for others.”
Even though he did not specifically think about cinema when he wrote those lines, he defines an ideal: the film would become an object which would generate in others, the spectators, a recomposed feeling from the one experienced by the filmmaker.
In every film, the meaning is built from the spectator’s visual and auditory sensations. But most often, in standard cinema, the will to tell (the scenario, the actors, the dialogues) ends up being more important than sensations, and covers them, crushes them. The meaning prevails over the feelings caught by camera.
The visual and auditory sensations are part of the very essence of cinema. Without them, there would be no film. But the cinema can also produce tactile sensations: hot, cold, soft, rough, etc, and coenesthetic sensations: falling, rising, feeling unwell, feeling dizzy, etc.
The feelings a spectator experiences throughout a film are sometimes assigned to the character – he/she sees, hears, receives those sensations – or are instead directly offered to the spectator by the filmmaker, without taking the character as an interface for sensations.
Some filmmakers never forget, even in their narrative films, that sensation is as important as that the intention of telling and must remain at the heart of their creation. Hitchcock, Godard, Douglas Sirk, Antonioni, Renoir, Kiarostami, Terrence Malik, Tarkovski and many more have endeavoured to maintain a balance between meaning and “feeling”. And they have never forgotten that the meaning that arises from the act of feeling is undoubtedly the true “nature” of cinema.
Other filmmakers, less concerned by telling a story and building meaning, have developed their cinema on the primacy of sensations. It is the case for Jonas Mekas who created a magical and fascinating work on the uptake-reconstruction of feelings. It is the case for other filmmakers, more “experimental”, like Pelechian, Stan Brakhage, Rose Lowder and many others, for whom cinema is firstly about uptaking and working on sensations.
Alain Bergala