Archive pour le 02.2008

Algérie, histoires à ne pas dire

jeudi 28 février 2008

Hier soir, j’avais le plaisir d’accompagner le cinéaste Jean-Pierre Lledo au Reflet Médicis, rue Champollion, pour une soirée autour de son nouveau film sorti le jour même : Algérie, histoires à ne pas dire. Présentation, puis débat après la projection d’un film qui dure 2h40, pendant lequel on n’entend pas une mouche voler. Salle comble, public attentif, concerné, motivé, ému. Mais, dès que le débat commence, la salle est en folie : on s’invective, on ne s’écoute plus, l’on s’interrompt ou l’on s’indigne du fait que le film ne parle pas de la Kabylie ou des Berbères… La grande majorité des spectateurs disent leur émotion et remercient le cinéaste pour son courage et son honnêteté. D’autres moins nombreux sont visiblement venus non pour voir le film tel qu’il est mais tel qu’il devrait être. Etonnant d’être devant un public qui, plus de quatre décennies après les événements liés à l’Indépendance de l’Algérie, ne s’est pas encore réconcilié avec l’Histoire. Son histoire.

Cette passion qui est au rendez-vous du film est à mettre au crédit de Jean-Pierre Lledo. Ce dernier a en effet l’audace de revenir sur la guerre d’Algérie, non par la (grande) porte officielle mais par celle plus étroite mais ô combien plus juste et émouvante des gens qu’il a décidé de filmer, de rencontrer, de faire parler. Les Algériens que l’on découvre dans ce film n’ont pas la parole dans leur propre pays. Lorsqu’ils la prennent, c’est pour ne plus la rendre, tellement leur frustration est grande. Aziz, agronome à Skikda (ex-Philippeville), Katiba, animatrice de radio à Alger ou Kheïreddine, jeune metteur en scène de théâtre qui vit à Oran et qui interroge les anciens sur cette journée historique du 5 juillet 1962. Parmi lesquels Tchi-Tchi, personnage bouleversant. La vérité officielle ne recouvre pas exactement la leur. La parole qui se dit là, libre, mouvementée, chahutée et ballottée par l’Histoire, ou par des retrouvailles souvent douloureuses avivant les plaies familiales, cette parole-là est essentielle. Nous n’avons pas souvent l’occasion ou la chance de l’entendre venant d’Algérie. C’est ce qui fait le prix et l’importance du film de J-P. Lledo, à voir coûte que coûte.

De film en film, Jean-Pierre Lledo revient sur un thème qui lui tient à cœur : cette idée que l’Algérie, avant l’Indépendance conquise de haute lutte le 5 juillet 1962, était une terre de paix où les différentes communautés, espagnoles, maltaises, juives, italiennes et autres, et toutes les religions, vivaient en harmonie. Lui-même d’origine espagnol, tout en clamant son identité algérienne, Lledo se veut le témoin, sinon nostalgique du moins mélancolique de cette période bénie. Entre-temps, l’Histoire a passé. Et elle a fait des ravages. Attentats, crimes de l’OAS, massacres, luttes violentes pour conquérir une Indépendance méritée, justifiée. Mais à quel prix ? C’est la question qu’ose poser le film, faits ou témoignages à l’appui. Les communautés sont parties, dans les conditions que l’on sait, en juillet 1962. Exil massif, laissant le pays face à sa propre histoire. Sentiment d’une absence : où sont-ils partis ? Aurions-nous pu vivre ensemble, une fois l’Indépendance conquise ? Impossible de répondre à une telle question.

Très différents les uns des autres, les personnages du film de Lledo, filmés à Skikda, Alger, Oran ou Constantine, sont des témoins occasionnels, subjectifs et passionnés, qui ont vécu les événements et leur donnent une interprétation à hauteur d’homme. Algérie du passé, Algérie d’aujourd’hui, le choc est frontal, vibrant et passionnant. Katiba revisitant la Casbah d’Alger où elle a grandi, retournant à Bab El Oued dans sa rue natale, se fait apostropher par un jeune du quartier : « Ta réalité n’est pas la mienne, tu appartiens au passé, notre réalité est plus importante… Tu dois vivre notre réalité ! ». Violence à fleur de peau, mémoire qui ne tisse aucun fil… Coproduit par l’ENTV (Télévision algérienne), Algérie, histoires à ne pas dire est pour le moment dans un placard. Peut-on parler de censure officielle ? Plusieurs avant-premières, au cours des derniers mois, ont été annulées. Et la Télévision algérienne n’a visiblement pas l’intention de diffuser le film. Est-ce à dire qu’il est encore des choses qu’il ne faut pas dire en Algérie, en 2008 ?

Pour plus de renseignements sur le film, consulter le site : www.algeriehistoiresanepasdire.com

Vendredi 29 février, Jean-Pierre Lledo sera présent au Reflet-Médicis pour un débat après la projection de 20 heures.

Le cinéma des César

dimanche 24 février 2008

Vendredi soir, les César célébraient leur 33è cérémonie au théâtre du Châtelet. Les professionnels du cinéma (pas tous, loin de là) étaient réunis pour récompenser les meilleurs. Dire que cette cérémonie est aussi le miroir des professionnels du cinéma français est une banalité. Sur scène, il y en a toujours un ou une pour reprendre le refrain de la grande famille du cinéma français. Et d’autres de s’amuser à jeter de l’huile sur le feu ou à balancer quelques piques plus ou moins talentueuses. Le maître de cérémonie est chargé d’y mettre de l’humour. Avec plus ou moins de grâce et d’élégance. Cela ne marche pas à tous les coups. Exemple: la sortie d’Antoine de Caunes sur Jean-Claude Brisseau, particulièrement indélicate. Donc, on rivalise d’élégance, on se congratule, on cache sa peine ou sa déception en applaudissant des deux mains l’heureux gagnant, qui n’est évidemment dès lors plus un rival mais un ou une collègue.

C’est aussi le moment idéal (du fait de la présence de la ministre de la Culture) pour dire haut et fort ce qui ne va pas dans les métiers du cinéma, de l’audiovisuel ou du spectacle. Jeanne Moreau s’en est chargée, sans trop appuyer, dénonçant le recul des crédits publics dévolus aux festivals et aux salles indépendantes. Alain Delon fut sobre dans le registre de la nostalgie (message adressé à Romy Schneider). Ne jamais oublier que la profession a de la mémoire et sait honorer les grands disparus.

On connaît les gagnants. Abdellatif Kechiche avec La Graine et le mulet : meilleur film, meilleur réalisateur et meilleur scénario. Joli triplé, d’autant que Kechiche récidive trois ans après L’Esquive, et n’en est qu’à son troisième film. Et sa jeune actrice, Hafsia Herzi, obtient la récompense du meilleur espoir féminin. Bingo ! Carton plein. Marion Cotillard a obtenu le César de la meilleure actrice pour son rôle dans La Môme, juste avant les Oscars où elle est retenue dans le dernier carré (le verdict tombera cette nuit). Mathieu Amalric pour son rôle dans le film de Julian Schnabel, Le Scaphandre et le Papillon. Et les autres : Persépolis, etc.

Si on analyse ces votes, on devine assez bien les tiraillements actuels du cinéma français. D’un côté, l’envie de récompenser l’audace : un cinéma né dans les marges et faisant preuve de liberté (La Graine et le mulet). De l’autre, le désir de ne pas rompre avec le cinéma du centre, celui qui se fabrique selon des schémas plus classiques, destiné au grand public. Comme en politique, on vote au premier tour pour choisir, au second pour éliminer. Car le vote des César se déroule selon deux temps. Le premier offre à un grand nombre de films, de réalisateurs, d’acteurs et de techniciens, la chance de participer. Le second resserre les rangs autour de quelques-uns. Beaucoup n’ont pas la chance de passer le premier concours. Et lors du second, les votes se concentrent au maximum, radicalisant les options. Si vous voulez que le film de Kechiche ait des chances de sortir gagnant, alors vous devez voter pour ce film dans toutes les catégories. Idem pour La Môme. Au final, le film d’Olivier Dahan obtient plusieurs récompenses. En plus de celle attribuée à Marion Cotillard : meilleurs photo, décors, son, costumes. Sans que cela soit péjoratif, ces récompenses saluent des métiers (et les talents qui s’y expriment). Pour La Graine et le mulet, les prix ont davantage valeur symbolique, ce sont des choix plus militants. La conséquence c’est évidemment que le cinéma français se resserre sur quelques heureux élus, et que les César ont de moins en moins de chance de représenter la variété ou la diversité des talents. On me dira que c’est le lot de tous les concours. C’est vrai. Le cinéma sur le mode de la compétition, l’idée ne m’a jamais enthousiasmé. C’est la raison pour laquelle je ne vote pas. Je me contente de regarder devant ma télé…

P.S.: C’est gagné pour Marion Cotillard. L’actrice a obtenu, dans la nuit de dimanche à Los Angeles, l’Oscar de la meilleure actrice pour son interprétation dans La Môme, après le Golden Globe, le Bafta (l’équivalent des César en Angleterre) et le César de vendredi dernier. Du jamais vu pour une actrice française ! Rappellons que Simone Signoret avait remporté l’Osacr en 1960, pour son interprétation dans un film anglais, Les Chemins de la haute ville, de Jack Clayton.    

Spielberg boycotte les J.O.

dimanche 17 février 2008

Parmi les nouvelles toutes récentes, celle-ci : Steven Spielberg a refusé l’offre des dirigeants chinois d’être leur conseiller artistique, à l’occasion de l’ouverture des prochains Jeux olympiques prévus l’été prochain. Motif : l’attitude plus qu’ambiguë jouée par la Chine au Soudan, continuant de vendre des armes au régime soudanais, et du même coup, entretenant le conflit du Darfour qui a déjà fait 200.000 victimes.

Spielberg a donc fait jouer sa clause de conscience. Il le fait savoir par communiqué de presse et sa décision a un impact certain, du fait de la notoriété dont jouit le cinéaste. Ce faisant, il s’adresse quasiment d’État à État au président chinois Hu Jintao. Qui d’autre que Spielberg a ce statut dans le monde, « chef d’Etat du cinéma » en quelque sorte, incarnant la puissance économique et médiatique de cette industie, pour se permettre une telle attitude ?

En 1936, Hitler organisait les Jeux à Berlin et en confiait la « mise en scène » à Leni Riefenstahl, cinéaste hautement zélée qui y mit son engouement idéologique et son talent formel. Au même moment, Chaplin réalise Les Temps modernes. Quatre ans plus tard : Le Dictateur. Charlot est l’homme le plus célèbre au monde et se permet de rivaliser avec Hitler – en se foutant de sa moustache. Le monde entier applaudit.

Dans l’histoire du cinéma, rares ont été les cinéastes à pouvoir incarner le monde. Jeanne Moreau disait encore il y a quelques jours à la Cinémathèque qu’Orson Welles avait été une sorte de Roi en exil, incarnant le cinéma dans toute sa puissance poétique. Et l’on sait combien Welles a souffert de ne pouvoir mener à bien et à terme de nombreux projets cinématographiques, lâché par les Studios.

Hitchcock a incarné la toute puissance du cinéma, tenant en haleine des millions et des millions de spectateurs par son génie de metteur en scène. Godard le dit de manière magnifique dans ses Histoire(s) du cinéma (coffret édité chez Gallimard) : « Peut-être que dix mille personnes n’ont pas oublié la pomme de Cézanne mais c’est un milliard de spectateurs qui se souviendront du briquet de l’Inconnu du Nord Express. Et si Alfred Hitchcock a été le seul poète maudit à rencontrer le succès c’est parce qu’il a été le plus grand créateur de formes du vingtième siècle et que ce sont les formes qui nous disent finalement ce qu’il y a au fond des choses. Or, qu’est-ce que l’art sinon ce par quoi les formes deviennent style et qu’est-ce que le style sinon l’homme… »

Spielberg c’est autre chose. Il aligne depuis plus de trente ans (Jaws : 1975) succès après succès. Ses triomphes sont planétaires. Associé à David Geffen et Jeffrey Katzenberg au sein de la société DreamWorks (créée en 1994), il est l’un des hommes le plus puissant de la planète. Incarnation même de l’industrie cinématographique sous ses différents aspects : machine à spectacle + cinéphilie + marketing planétaire. Les Chinois ne s’étaient pas trompés en le sollicitant. Mais voilà, Spielberg ne veut pas se laisser piéger par la stratégie idéologique-médiatique qui, inévitablement, va s’employer à transformer la plus grande manifestation sportive du monde en mascarade politique. À travers l’organisation des Jeux, les Chinois veulent dire au reste du monde qu’il faut désormais compter avec eux sur tous les plans. C’est la raison pour laquelle ils y mettent le paquet. Spielberg était un des éléments symboliques de leur stratégie. Ils devront faire sans lui. Et Spielberg en sort grandi.

Fin de la grève à Hollywood.

mardi 12 février 2008

En lisant Libération ce matin, l’excellent Philippe Garnier nous apprend la mort de l’acteur américain Roy Scheider, à l’âge de 75 ans. Roy Scheider était un acteur formidable. Plutôt discret. Plus exactement, énigmatique. Son regard était transperçant, mais en suspens, comme interrogatif. Acteur froid et antipsychologique. Moderne. Jamais prolixe. Génial dans plusieurs films, dont évidement French Connection de William Friedkin, Sorcerer, le remake du Salaire de la peur d’Henri-Georges Clouzot réalisé par le même Friedkin, Portrait d’une enfant déchue de Jerry Schatzberg, Klute d’Alan Pakula, Les Dents de la mer de Steven Spielberg, All That Jazz de Bob Fosse (Palme d’or à Cannes en 1980). Garnier nous apprend que Michael Cimino avait pensé à Roy Scheider pour incarner le rôle de Michael Vronsky dans The Deer Hunter (Voyage au bout de l’enfer), avant d’opter pour Robert De Niro. On est triste.

La grande nouvelle concerne la fin de la grève des scénaristes à Hollywood. Elle aura duré plus de trois mois, et coûté très cher à l’industrie du cinéma et de la télévision. Il faut rappeler qu’au départ, les scénaristes, par le biais de la Writers Guild of America (l’équivalent de la Sacd en France), réclamaient que leur activité soit reconnue et rétribuée lors de la diffusion des films via Internet ou sur d’autres plates-formes de diffusion type portables. Leur revendication principale portait sur l’obtention d’un pourcentage sur les revenus des distributeurs. En obtenant gain de cause, les scénaristes obtiennent la reconnaissance d’un « droit de suite » qui leur donne accès à des revenus liés à la révolution numérique en cours, où les plates formes numériques se multiplient et diffusent massivement films et séries télévisuelles.

Ce qui frappe le plus, c’est le fait que cette grève a été longue et que les scénaristes, loin d’être isolés, ont été soutenus par les acteurs américains. L’impact économique de cette grève est considérable, faisant perdre à l’industrie hollywoodienne des sommes énormes, de l’ordre de 1,9 million de dollars aux chaînes américaines, et 1,5 milliard de dollars à l’économie du Comté de Los Angeles (chiffres fournis par Variety). Les scénaristes ont obtenu gain de cause, alors même que leur mouvement risquait fort d’être impopulaire, puisqu’il menaçait la production de nombreuses séries de télévision hyper populaires aux Etats-Unis. Certes la fin de la grève est une bonne nouvelle, mais il faudra plusieurs jours avant que les productions ne se remettent en marche, dans chaque studio. La fin de la grève lève aussi l’hypothèse d’une annulation de la cérémonie des Oscars (prévue le 24 février), élément qui a pu jouer dans la résolution du conflit.

Parce que c’était Henri Langlois.

dimanche 10 février 2008

La presse (Libération vendredi, Le Monde 2 ce week-end) revient sur « l’affaire Langlois », qui débuta le 9 février 1968, il y a tout juste quarante ans. Début de la commémoration de Mai 68. On s’apprête à commémorer Mai 68, comme on commémore depuis des lustres la Commune, l’Armistice de 1918 ou la Libération de Paris. Bizarre. Que peut-on dire de neuf, d’une décennie à l’autre ? Que pouvons-nous dire de nouveau, quarante ans après, qui n’est été déjà dit et raconté de long en large, il y a dix, vingt ans ? Et que dira-t-on en 2018 ? Les faits, eux, n’ont pas changé, car ils appartiennent à l’Histoire. De nombreux témoins sont encore là, mais d’année en année moins nombreux… Ce qui a changé, c’est nous. Nous ne sommes plus les mêmes qu’il y a dix, vingt ou trente ans. Logiquement, ceux qui n’ont pas vécu l’affaire Langlois ou Mai 68 sont chaque année de plus en plus nombreux. Au fond, ce genre de cérémonie ou de commémoration ne sert peut-être qu’à intégrer les nouveaux venus, c’est-à-dire les nouvelles générations dans la légende de l’Histoire. Le temps nous aide à remettre les choses en perspective. En tous les cas, nous devons tenter de le faire.

Je n’ai pas vécu l’affaire Langlois. Vivant alors en province, j’avais toutefois l’âge de comprendre. Tout ce que j’en sais m’a été transmis par des amis ayant vécu ce moment de l’intérieur : Jean Narboni, Bernard Eisenschitz, l’équipe des Cahiers du cinéma. On sait que cette revue joua un rôle décisif, transformée en une sorte de quartier général de la bataille pour la réintégration d’Henri Langlois dans ses fonctions. C’est là que siégeait le Comité de défense de la Cinémathèque présidé par Alain Resnais. Et puis, j’ai lu les livres et vu des images d’archives des manifestations, place du Trocadéro ou rue de Courcelles, siège de la Cinémathèque. Il est intéressant par exemple de lire les articles de Combat, ceux d’Henry Chapier, très offensifs contre André Malraux. Eisenschitz a filmé les manifestations de rue : excellent réflexe . On y voit, place du Trocadéro, Nicholas Ray bras dessus bras dessous avec Marcel Carné au milieu de la foule, Jean Eustache, Truffaut et Léaud (qui manifestaient le soir et tournaient dans la journée Baisers volés, film qui sera dédié à Langlois), Robert Benayoun de Positif, André S. Labarthe et Michel Delahaye des Cahiers, ou encore Bertrand Tavernier, Barbet Schroeder, Gérard Lebovici… D’autres images filmées rue de Courcelles : Jean Marais avec son porte-voix parlant à la foule, on reconnaît Belmondo, Piccoli, Mireille Darc, Marie-José Nat, et beaucoup d’acteurs célèbres venus apporter leur soutien à Langlois. Tout le cinéma, français et du monde entier, soutient avec détermination Langlois. Images encore, cette fois dans les bureaux des Cahiers, où l’on voit Truffaut, Chabrol, Godard, Rivette, Rouch, Pierre Kast, Alexandre Astruc, Alain Resnais, Jacques Doniol-Valcroze, Henri Alekan, Jean Douchet, Claude de Givray, Pierre Zucca, William Klein, conseillés par Me Georges Kiejman. Militantisme culturel, ratissant très large, au service d’une cause : celle de Langlois et de la Cinémathèque.

Ce qui faisait événement, c’est que le cinéma déborde de son cadre et sorte dans la rue. Qu’il soulève les passions, et interpelle directement le pouvoir politique. Véritable bras de fer entre Langlois et Malraux, avec une dimension hautement symbolique. Il y eut comme un effet de boomerang, le pouvoir politique recevant en pleine poire (il se trouve, par je ne sais quel effet comique, que cette poire était celle de Malraux) la faute impardonnable qu’il avait commise. Double faute. La première, de vouloir éliminer Langlois de son poste de directeur de la Cinémathèque, pour le remplacer par un fonctionnaire. La deuxième, d’avoir sous-estimé l’impact que cela aurait dans l’opinion. On ne va pas récrire l’Histoire…

Ce qui me paraît important à dire aujourd’hui, avec le recul justement, c’est que la victoire de Langlois contre Malraux, ce Malraux qui fut pendant dix ans son complice, en l’aidant à acquérir des pièces ou collections essentielles qui constituent une grande partie des trésors de la Cinémathèque française, fut aussi une victoire de la dernière chance. Dans l’euphorie liée à la réintégration de Langlois dans ses fonctions, le 22 avril 1968 (deux semaines à peine avant le début des événements du Quartier latin), on n’a peut-être pas assez vu ou perçu que Langlois serait dorénavant fragilisé, contraint, quasi empêché de poursuivre l’exercice de sa mission. Insidieuse, la vengeance du pouvoir allait être réelle. Et d’abord financière. Après la victoire, le reflux. Les années qui suivirent, jusqu’à la mort de Langlois en janvier 1977, furent des années difficiles pour la Cinémathèque. Je ne veux pas en dire plus, me tenant à un devoir de réserve. Mais je suis persuadé que la tactique fut d’enfermer Langlois dans un périmètre plus restreint. Dès lors, celui-ci se consacra à son musée du Cinéma, tâche qu’il accomplit avec la même passion, le même talent visionnaire. Mais quelque chose s’était brisé en 68. Une autre époque allait s’ouvrir, plutôt chaotique. C’en était fini de celle héroïque des pionniers, aventuriers de génie qui, tel Langlois aidé d’amis sûrs (Georges Franju, Jean Mitry, Paul Auguste Harlé, Lotte Eisner, Marie Epstein, Mary Meerson et d’autres) avaient donné naissance en 1936 à la Cinémathèque. Ce que dit aussi l’affaire Langlois, c’est que l’État dès lors serait un élément incontournable de la vie culturelle, intervenant de manière directe (la preuve en est, par la création en 1969 du Service des Archives du film) sur les questions que Langlois, souvent seul, avait mises en avant : la sauvegarde et la conservation des films, des programmations audacieuses et des expositions originales. Une autre page de l’histoire de la Cinémathèque s’ouvrait…

[1] Je recommande tout particulièrement celui de Laurent Mannoni, Histoire de la Cinémathèque française, paru en 2006 chez Gallimard, car il fourmille de documents précis.

[2] Bernard Eisenschitz a filmé les manifestations du Trocadéro et de la rue de Courcelles, puis, avec l’aide du directeur de la photographie Nestor Almendros, la réintégration de Langlois, à Chaillot, le 22 avril. Malheureusement muettes, le son ayant été perdu, elles sont très émouvantes. B. Eisenschitz les commente lui-même sur un document édité en bonus du film de François Truffaut, Baisers volés (mk2).

Les Renoir à Tokyo

lundi 4 février 2008

Les Renoir à Tokyo

Tokyo sous la neige. Vue imprenable du 35è étage de mon hôtel. De là, on aperçoit le Mont Fuji enneigé. Les souvenirs me reviennent. Octobre 1984 : ma première visite au Japon. Reportage sur le tournage de Ran, d’Akira Kurosawa, invité par le producteur Serge Silberman. Nous nous étions rendus sur le Mont Fuji, où Kurosawa dirigeait ses scènes de bataille. Dans la nuit du 21 octobre, une amie me réveilla pour m’annoncer la mort de François Truffaut.

Cette fois, visite à l’occasion de l’inauguration de l’exposition Renoir/Renoir, que le musée d’Orsay a fait voyager jusqu’ici, avec le soutien de Nippon Television Network Corporation. L’exposition se tient au musée des Beaux-Arts Bunkamura, situé dans le quartier de Shibuya (jusqu’au 6 mai). Elle ira ensuite au musée national d’art moderne de Kyoto (du 20 mai au 21 juillet). L’expo est à peu près identique à celle que nous avions organisée lors de l’ouverture de la Cinémathèque française, fin septembre 2005, rue de Bercy. Celle de Tokyo présente davantage de toiles de Pierre-Auguste Renoir, une cinquantaine en tout, dont le portrait de Jean Renoir bébé (1894, pastel sur papier, provenant d’une collection privée new-yorkaise). Ou encore ce tableau intitulé Champ de bananiers peint par Renoir en 1881 lors d’un séjour en Algérie, provenant du musée d’Orsay, qui voisine à côté d’un extrait du Fleuve de Jean Renoir. Le montage, côte à côte, est saisissant. Il y avait foule vendredi, lors de l’inauguration. Dont beaucoup de journalistes. Et l’on peut parier sur un succès, les Japonais étant friands de peinture impressionniste. Dans le métro, les affiches sont nombreuses montrant côte à côte Sylvia Bataille sur la balançoire dans Une partie de campagne, et Danse à la campagne, un tableau de Pierre-Auguste Renoir.

RenoirJean Renoir est assez connu au Japon. Une rétrospective complète avait eu lieu en 1996 au National Film Center, la cinémathèque nationale japonaise. Énorme succès. Depuis, un grand nombre de films ont été édités en DVD. À l’occasion de l’exposition Renoir/Renoir, L’Institut franco-japonais de Tokyo et le National Film Center ont uni leurs efforts pour programmer la plupart des films de Renoir. Hier, samedi, présentation de La Bête humaine suivie d’une discussion avec M. Shiguéhiko Hasumi et le cinéaste Kiyoshi Kurosawa. M. Hasumi est ancien professeur à l’université de Tokyo, dont il fut également le doyen. Traducteur de Flaubert, entre autres, grand connaisseur de la littérature française, cinéphile et érudit, il anima avec douceur et maîtrise une discussion assez passionnante sur le film. Comme souvent chez Renoir, la dimension expérimentale est importante dans La Bête humaine. Rappelons que ce film était une commande de Raymond Hakim, qui produisit entre autres : Casque d’or de Jacques Becker, Thérèse Raquin de Marcel Carné, Plein soleil de René Clément, Eva de Joseph Losey ou encore Belle de jour de Luis Bunuel. Renoir raconte qu’il accepta la commande parce que Jean Gabin le lui demanda. N’ayant pas lu le roman de Zola, il se mit dare-dare au travail et, en douze jours, écrivit l’adaptation. Mais ce qui lui plut avant tout, ce fut d’apprendre à conduire une locomotive. Ce que fit Gabin également pour être crédible dans le personnage de Jacques Lantier. Les premières minutes de La Bête humaine sont magistrales, où l’on voit Gabin et Carette conduire leur loco surnommée la « Lison » : bruits, gestes, regards, la dimension « industrielle » du film jaillit, hymne esthétique à la gloire des machines. Pulsion de la machine. Et machine de pulsion, sur laquelle repose tout le film. Rarement Renoir aura vu le monde de manière aussi noire, aussi sombre. Le personnage de Lantier est habité par une puissance de mort, destructrice. C’est plus fort que lui, question d’hérédité (l’alcool). On se souvient de cette scène où Gabin rend visite à sa marraine à la campagne. Belle lumière, à la Renoir père. Bord d’une rivière où Lantier rejoint Fleure (Blanchette Brunoy), jolie blonde pulpeuse. Il la prend dans ses bras, la gosse a grandi, il la force en l’embrassant. Elle résiste puis se donne à ses lèvres. Soudain Lantier, saisi par une pulsion de mort, tente d’étrangler la jeune femme, jusqu’à ce que le bruit étourdissant d’un train qui passe ne le rende à la réalité. Ce qui est beau chez Renoir, c’est le basculement, le moment où ça chavire. Comment on passe d’un monde lumineux, harmonieux, à un monde en crise, secoué par le drame. Ici par le crime. Car le crime est le thème central dans La Bête humaine : on sait qui a tué (Roubaud, le mari de Simone Simon, interprété par Fernand Ledoux), mais cette place du criminel reste à attribuer. Cabuche ? Le personnage joué par Jean Renoir lui-même, sorte de demeuré qui a tout du fou criminel. Ou Lantier…

Discussion avec des amis Français et Japonais. Le cinéma français est en recul au Japon. La Môme a assez bien marché, 400.000 spectateurs, mais cela ne couvre pas les frais de distribution. Un Oscar aiderait à relancer la carrière du film. Lady Chatterley n’a réuni que 10.000 spectateurs nippons. En mars prochain, Unifrance organise son festival annuel, dans un multiplexe. Sophie Marceau en sera la marraine – les Japonais apprécient énormément l’actrice. Une rétrospective sera consacrée à Jacques Rivette, pour accompagner la sortie de son dernier film, Ne touchez pas à la hache. Mais Rivette ne se déplace jamais. Alors, on attend avec impatience Bulle Ogier qui, elle, fera le voyage…

Tokyo