Archive pour le 08.2008

Il est temps de lire Manny Farber

mardi 26 août 2008

Il est temps de lire les écrits de Manny Farber : Espace Négatif, ouvrage paru en 2004 chez P.O.L., dans la collection Trafic. Traduit de l’américain par Brice Matthieussent. Préface de Robert Walsh. Excellente postface de l’ami Patrice Rollet. C’est à l’obstination de Rollet que l’on doit la parution en français des écrits sur le cinéma de Manny Farber. L’entreprise fut de longue haleine, mais le résultat à la hauteur. Jusque-là, le nom de Manny Farber était connu de quelques initiés, une sorte de mythe. Aux Etats-Unis, la jeune critique lui voue depuis longtemps un culte, car Farber a permis de faire le lien de manière presque naturelle entre le grand cinéma classique (Griffith, Hawks, Walsh, Capra, Wellman, Preston Sturges, Laurel et Hardy) et le cinéma moderne de Godard (sur les films duquel il a beaucoup écrit), les Straub, Chantal Akerman, Fassbinder ou Werner Herzog.

Cet ouvrage de 500 pages est d’une densité indéniable. On peut le lire chronologiquement, du début à la fin, ou préférer opter pour un parcours plus buissonnier. Quoi que l’on fasse, il faut tout de même commencer par le premier texte intitulé Films souterrains. Une des idées essentielles de Manny Farber c’est qu’il existe des films souterrains, comme il a d’ailleurs existé des auteurs souterrains travaillant un peu en contrebande à l’intérieur d’un système ou d’un espace plus vaste. A lire de toute urgence ses textes sur Howard Hawks, Raoul Walsh, Preston Sturges ou Frank Capra, qui sont d’une minutie incroyable et d’une liberté d’approche qui nous ravissent. Le grand mérite de Farber, c’est de s’être choisi comme « objets d’étude » des cinéastes, qu’on appelle chez nous des « auteurs », et d’avoir abordé leur œuvre de manière totalement libre, indépendante, sans préjugé aucun. Sa hiérarchie des valeurs est très intéressante, car il peut démolir en quelques lignes Huston, Truffaut ou Antonioni, et dire du bien d’un film mineur, ou des productions de Val Lewton, « le plus grand producteur hollywoodien de séries B. ». La pensée dans les écrits de Manny Farber circule de manière très fluide, son talent d’écrivain est incroyable, son inspiration multiple.

Cet homme délicieux et doux, d’une grande disponibilité intellectuelle, vient de disparaître à l’âge de 91 ans. Né dans l’Arizona en 1917 (à Douglas), il vivait depuis longtemps à San Diego, dans le sud de la Californie. Il avait l’allure d’un charpentier ou d’un menuisier, toujours affable et disponible. A San Diego, il a enseigné le cinéma et les arts visuels, avant de reprendre il y a quelques années son activité de prédilection : la peinture. J’ai eu la chance de lui rendre visite en 1982, avec deux compères, Serge le Péron et Olivier Assayas. C’était pour les Cahiers du cinéma (les deux fameux numéros intitulés « Made in USA »). Jean-Pierre Gorin avait servi d’entremetteur. Rôle indispensable dont il s’acquitta avec générosité et talent. Jean-Pierre Gorin est lui aussi installé à San Diego. Depuis plus de trente ans. Il y enseigne le cinéma à l’Université, réalise de temps à autre des films (Poto and Cabengo, Routine Pleasures, My Crazy Life). Gorin était un ami de Farber, j’ose dire à la fois un disciple et un alter ego. Je le sais inconsolable d’avoir perdu son mentor. Je lui ai envoyé un mail hier, juste pour faire signe. Gorin m’a aussitôt répondu. Je me permets de reproduire quelques lignes de son mail, qui m’ont beaucoup touché.

« La nuit de sa mort a été extraordinaire. Patricia (Patricia Patterson, l’épouse de Manny Farber, avec qui il signa plusieurs textes sur le cinéma) avec son corps dans ses bras. Et Robert Walsh, Jyah Min, moi autour du lit. Du rire, du silence, du rire encore. Peu de larmes. Une veillée comme il l’aurait voulue. Nous nous regardions surpris de ce qui se passait. Plus tard, Patricia m’a dit que cela ressemblait traits pour traits au récit de la mort de James Agee que lui avait fait Manny. Et puis, les taches de la mort. Elles tiennent le deuil à bout de bras, l’éloignent un temps pour lui laisser réclamer ses droits avec intérêt : deuil à c’édit. Rien ne m’a encore atteint, mais je sais que les échéances approchent. »

Jean-Pierre cite le nom de James Agee. Manny Farber avait pris en quelque sorte le relais d’Agee vers la fin des années quarante, comme critique de cinéma dans des journaux américains de gauche comme The Nation et The New Republic. Entre parenthèses, c’est au même Patrice Rollet que nous devons la parution des écrits de James Agee sur le cinéma en France, en 1991 : Sur le cinéma, aux éditions des Cahiers du cinéma. Comme quoi, l’ami Rollet a de la suite dans les idées. Manny Farber a également été publié dans des revues comme City Lights, Film Culture, Artforum, ou plus tard Film Comment. Lorsque nous lui avions rendu visite en 1982, dans son atelier de peintre, il nous avait montré quelques-unes de ses toiles. Toutes avaient des titres faisant référence au cinéma : Stan et Ollie (Laurel et Hardy), Howard Hawks A Dandy’s Gesture, The Man of the West (Anthony Mann)… Des collages très bariolés avec des objets miniatures : trains, pistolets, dominos, camions ou tracteurs, paysages, objets en bois, etc. Tout ce qui compose l’univers mythologique du cinéma américain, mais découpé, recomposé, remodelé, mis à plat. Il nous disait : « Je peins mes tableaux de la façon dont les gens font des films. Je les peins par éléments. Ce sont des natures mortes. Dans un portrait ordinaire, dans une nature morte ordinaire, le sujet est disposé devant vous. Dans les natures mortes de Chardin, tout est à sa place, comme dans Watteau ou Ingres. Moi, je commence par déterminer le type de rythme que je souhaite, puis j’assemble des éléments pour reproduire ce type de rythme. Autrement dit, j’assemble des images comme un cinéaste assemble des plans. Un cinéaste ne compose jamais que par éléments distincts, moi aussi. » (Cahiers du cinéma n° 334-335, avril 1982).

Je vous recommande de lire les écrits cinématographiques de Manny Farber. C’est intelligent, libre et sans la moindre nuance d’idolâtrie. Je répète : c’est chez P.O.L.

L’ami Boutang

lundi 25 août 2008

Pierre-André Boutang est mort d’un accident cardiaque le 20 août. Il était en vacances en Corse avec sa femme Martine, chez des amis. Il était bien, il venait de terminer son documentaire sur Claude Lévi-Strauss : Claude Lévi-Strauss par lui-même, coréalisé avec Annie Chevalley (diffusion le jeudi 27 novembre 2008 sur Arte, à 23 heures). Il m’avait téléphoné début août pour me demander l’autorisation d’utiliser un extrait du portrait de Gérard Depardieu auquel j’avais contribué en 2000, réalisé par Jean-Claude Guidicelli (Vivre aux éclats). Pierre-André avait 71 ans. Ce n’était pas les projets qui manquaient. Gros travailleur, capable de mener de pair plusieurs films documentaires à la fois, et dans des domaines souvent très éloignés. Très bien organisé, avec des collaborateurs fidèles. Vieille complicité avec Guy Séligmann, son compère. La carrière de Pierre-André Boutang est incroyablement féconde, très diverse. Grande culture, curiosité tous azimuts, excellent carnet d’adresses. Tout cela ne se fait pas en un jour. Il avait des dons d’intervieweur hors pair, capable de s’entretenir avec un cinéaste, un plasticien, un philosophe, un homme de théâtre ou un musicien. Il savait « cueillir » l’autre, le mettre en scène dans son monde à lui, l’aider à s’épanouir à l’image.

Pierre-André Boutang a fait sa vie professionnelle à la télévision. Antenne 2 devenue France 2, FR3, la Sept Arte, puis Arte. Toujours dans le service public. Le mot à retenir c’est public. Il rendait service au public en posant des questions simples et intelligentes, quitte à revenir sur le sujet pour mieux faire que l’interviewé se fasse comprendre. Dans le portrait qu’il a réalisé de Jeanne Moreau il y a quelques mois (Jeanne M. côté cour, côté cœur), les meilleurs moments sont ceux où Pierre-André est assis en face de l’actrice, filmée chez elle. Il lui pose des questions, elle répond avec gourmandise, la lumière de Caroline Champetier est magnifique. Du bon travail. Ce n’est quand même pas sorcier de bien éclairer, de bien filmer, de poser les bonnes questions. De laisser le ruban se dérouler. C’est pourtant si rare à la télévision (même celle dite de service public).

Les cinéphiles se souviennent peut-être de ce film atrocement cocasse de Marco Ferreri, Touche pas la femme blanche. J’adore ce film totalement dérisoire et poétique, d’une grande gaité, que Ferreri a tourné dans le trou des Halles en 1973, lors de la destruction des anciennes Halles de Paris. Il y réalise un western avec les meilleurs acteurs du moment : Marcello Mastroianni, Ugo Tognazzi, Philippe Noiret, Darry Cowl, Alain Cuny, Serge Reggiani, Catherine Deneuve, Michel Piccoli… Et une ribambelle de militants gauchistes de l’époque enrôlés comme figurants indiens. Boutang y apparaît en représentant des grandes compagnies américaines, incarnant l’impérialisme blanc. Je me souviens d’un plan à la fin du film où il est dans une montgolfière venant se poser dans le trou des Halles. C’était l’époque où Boutang frayait avec Jean-Pierre Rassam, qui avait produit ce film de Ferreri mais également La Grande bouffe, ou encore Lancelot du Lac de Robert Bresson, Nous ne vieillirons pas ensemble de Maurice Pialat, Tout va bien de Godard et Gorin, et les films réalisés par Jean Yanne.  Époque bénie.

Boutang connaissait et aimait le cinéma. Je sais, car il me l’a dit, qu’il aurait aimé réaliser un film. C’était son rêve ou son désir. Il ne l’a pas accompli. Mais il a fait autre chose.  Beaucoup d’autres choses. On lui doit son travail à Arte, dont il fut l’un des fondateurs et des piliers. On lui doit aussi Océaniques, une émission géniale de télévision initiée par un homme rare : Yves Jaigu. La compagnie de Pierre-André était agréable car il était cultivé et curieux. Autre atout : sa voix passait très bien à la télévision. Je n’oublie pas non plus L’Abécédaire de Gilles Deleuze, réalisé grâce à la complicité active et intelligente de Claire Parnet. Ni bien sûr les entretiens de Serge Daney avec Régis Debray : Itinéraire d’un cinéfils, réalisé avec la complicité de son ami Dominique Rabourdin. C’était en 1992, l’année de la mort de Serge Daney. Pierre-André Boutang était administrateur de la Cinémathèque française depuis 2004. Il va beaucoup nous manquer. 

Fermeture très provisoire

dimanche 3 août 2008

La Cinémathèque française a fermé ses portes le 31 juillet, comme chaque été depuis 2006. Faut-il fermer en août ? La question s’est posée. Nous avons pensé que cela était préférable. Que le bâtiment construit par Frank Gehry avait besoin de souffler un peu. Opportunité d’y faire des travaux ou aménagements, pour un meilleur confort du personnel et surtout du public.

La Cinémathèque reprendra ses activités dès le 27 août. Avec une rétrospective consacrée à Mitchell Leisen. Celle-ci sera en quelque sorte le pendant symétrique de l’hommage rendu l’an dernier à Preston Sturges. Leisen et Sturges sont deux cinéastes (nés la même année : 1898) que l’on associe souvent dans la comédie américaine, l’un ayant réalisé des films tirés de scénarios du second (Easy Living ou Remember the Night). Un même esprit loufoque, un don très sophistiqué, un ton caustique, un comique dévastateur bravant toute morale, à l’opposé de celui moralisateur de Frank Capra, leur contemporain. Mitchell Leisen a d’abord été costumier et décorateur avant de devenir metteur en scène. Ses films les plus connus : Easy Living, La Baronne de Minuit, A chacun son destin… Il a été, tout comme Sturges, l’un des cinéastes hollywoodiens les plus importants des années 30 et 40, parmi les mieux payés. Cette rétrospective Leisen durera près de deux mois. De quoi se réjouir.

Je ne vous dirai rien d’autre concernant notre programme de rentrée. Ce n’est pourtant pas l’envie qui me manque. Mais, avec Costa Gavras, nous donnerons une conférence de presse le 1er septembre au cours de laquelle nous dévoilerons toute la programmation de la saison 2008-2009. Y compris le thème des deux très belles expositions temporaires qui rythmeront cette saison. Vous aurez, j’en suis certain, de belles surprises.

Cette programmation sera dense, ouverte, très diverse. C’est l’orientation que nous avons souhaité, avec Jean-François Rauger, directeur de la programmation, Bernard Benoliel, directeur de l’action culturelle, Matthieu Orléan, en charge à mes côtés des expositions temporaires. Ainsi que tous les autres collaborateurs de la Cinémathèque. Nous sommes les uns et les autres partis en vacances, fin juillet, en ayant bien préparé cette rentrée.

C’est peut-être ce qu’il y a de plus nouveau dans la « nouvelle » Cinémathèque de Bercy : cette nécessité de prévoir bien à l’avance nos programmations, nos expositions, nos cycles de conférences, nos éditions, etc. Monter une exposition temporaire demande plus d’un an de travail. Il faut d’abord choisir le thème, envisager son nécessaire développement, choisir le ou les commissaires, effectuer le choix des différentes pièces qui seront exposées (tableaux, documents, photos, extraits de films, etc.), procéder au choix d’un ou d’une scénographe, passer les différents marchés publics, se préoccuper des assurances, du transport, des questions juridiques, sans oublier l’édition d’un catalogue : tout cela relève, toute proportion gardée, d’une réelle économie de tournage.

De même, les nombreuses programmations de films, souvent des intégrales, nécessitent un long travail de recherche de copies. Celles-ci proviennent soit de nos collections, soit d’autres cinémathèques et archives, amies, avec lesquelles nous avons l’habitude de travailler. Ou encore de distributeurs, quand les films sont encore en distribution. Le fait de programmer longtemps à l’avance présente évidemment l’avantage d’anticiper toutes ces recherches. Sans parler du problème du sous-titrage, car très souvent, les films sont en version originale non sous-titrée.

L’exposition consacrée à Georges Méliès se poursuivra à la rentrée. Elle connaît un succès certain (déjà 30.000 visiteurs), de nombreux groupes scolaires l’ont déjà visitée, d’autres sont inscrits pour septembre et octobre ; la visite est souvent accompagnée d’ateliers consacrés au cinéma du génial créateur des effets spéciaux.

Je vous donne rendez-vous le 27 août, autour de Mitchell Leisen. Et le 1er septembre, lors de la conférence de presse où sera dévoilée toute notre programmation 2008-2009. D’ici là bonnes vacances.