Archive pour le 02.2009

Acteurs studieux

vendredi 27 février 2009

Dans Le Monde daté du 25 février 2009, jour de sortie de Bellamy, le nouveau Chabrol, excellent entretien avec Gérard Depardieu. Comme si le fait de tourner avec Chabrol lui redonnait goût au cinéma. Au plaisir du cinéma. Depardieu utilise une belle formule pour parler des acteurs lorsqu’il dit : « J’ai été pris en stop par des cinéastes d’envergure, ma vie n’est qu’une succession de rencontres, mais lui (il parle de Chabrol), il manquait à ma chaîne familiale. On s’est reniflés pendant cette année où il a écrit ce scénario, en composant un personnage qui est un peu Simenon, un peu Chabrol, et un peu moi. »

Se faire prendre en stop : existe t-il formule plus parlante pour parler des acteurs, de la place des acteurs dans la voiture cinéma ? Evidemment qu’il a raison Depardieu ! Les acteurs font du stop. Imaginons-les sur le bord de la route (du cinéma), le pouce levé en train d’attendre qu’une voiture s’arrête pour les prendre à bord. Tiens voilà Pialat qui passe, pourvu qu’il s’arrête ! Là c’est Truffaut, Ferreri, Blier, Rappeneau, Berri, Corneau, etc. On ne compte plus les bagnoles dans lesquelles Depardieu est monté. Il s’est parfois et même souvent gouré, prenant une voiture à la place d’une autre, ou bien il est monté sans faire attention au chauffeur. Mais qu’est-ce qu’il a roulé Depardieu ! C’est l’acteur français qui a le plus de kilomètres au compteur. N’empêche qu’il dit juste. C’est à peu près ça le rôle d’un acteur : se faire prendre en route pour faire un bout de chemin avec le film, le temps du tournage. Ensuite, tout le monde descend. Le cinéaste poursuit seul sa route, avec son monteur ou sa monteuse, afin que le film arrive à bon port. Les acteurs font du stop. Il fut un temps où certains disaient qu’ils faisaient le trottoir. C’est la même image, mais celle-ci est plus méchante, cruelle. Depardieu, qui a un du tact, emploie une formule autrement plus poétique. Cet homme est fin, hyper sensible, délicat. Il m’est arrivé de l’interviewer longuement, on ne se lasse pas de l’écouter. Il se perd parfois dans les brumes, alors il improvise, se transforme en funambule, mais il est fondamentalement libre.  

Mercredi en fin d’après midi, Gilles Jacob et Thierry Frémaux invitaient conjointement à une cérémonie un peu étrange dans un salon du Fouquet’s. Il s’agissait de remettre à Clint Eastwood, de passage à Paris à l’occasion de la sortie de Grand Torino, une Palme d’or un peu spéciale, réservée à des personnalités hors pair. Ingmar Bergman l’avait obtenue il y a quelques années, de même que Manoel de Oliveira l’an dernier. Sorte de récompense honorifique pour des cinéastes en fin de carrière. Mais Eastwood, 78 ans, en pleine activité, réalise film sur film à raison d’un par an. Incroyable vitalité. Tout comme Oliveira d’ailleurs. En 2008, Eastwood était en compétition officielle à Cannes avec L’Échange, qui ne fut pas retenu au palmarès du jury présidé par Sean Penn. Comme ne l’avait pas été non plus Mystic River il y a deux ans. Ni Bird en son temps. Si j’ai bien compris, Cannes rattrape le coup en lui attribuant un trophée honorifique, manière de reconnaître sa stature d’artiste. Le message de Gilles Jacob s’adresse peut-être aussi aux jurés qui ne l’ont pas reconnu à sa vraie valeur. Très gentleman, Clint Eastwood remercia ses hôtes et rendit hommage à la France et au cinéma français. Mal compris dans son propre pays lorsqu’il commença à réaliser des films (à la fin des années soixante avec Play Misty for Me), Eastwood fut reconnu chez nous à sa juste place, celle d’un réalisateur audacieux et personnel. Puis, de film en film, sa consécration en tant qu’auteur s’affirma. Le Festival de Cannes l’a plus d’une fois invité à montrer ses films en compétition. Pale Rider en 1985 avait obtenu un Prix de la mise en scène. C’est à peu près tout. Grand Torino est son plus gros succès commercial aux Etats-Unis, et le film démarre bien en France.

Vendredi midi, Dustin Hoffman se faisait décorer par la ministre de la culture, Christine Albanel. Commandeur dans l’ordre des Arts et lettres. Discours élogieux de la ministre retraçant la carrière de l’acteur, depuis Le Lauréat, Macadam Cowboy, Little Big Man, Straw Dogs, Les Hommes du Président, Tootsie, Kramer vs. Kramer, Rain Man, Marathon Man, Mad City, etc. Une des plus belles carrières d’acteur. Dustin Hoffman prit la parole pour dire ce qu’il devait au cinéma français. Jeune élève acteur à New York vers la fin des années cinquante, il découvrit dans une salle de répertoire à Broadway les films de la Nouvelle Vague, le cinéma néoréaliste italien (De Sica, Fellini), cita Les Enfants du paradis et Jeux interdits comme des films marquants pour lui. Il rendit hommage à Truffaut et avoua qu’il avait découvert la semaine dernière Madame de… de Max Ophuls, avec le grand Charles Boyer, Vittoria de Sica et Danielle Darrieux. En plein milieu de son discours, Dustin Hoffman s’arrêta, trop ému pour continuer. Il prit son temps, puis reprit, toujours sur le même thème : l’éloge du cinéma français, à qui lui comme beaucoup d’autres acteurs de sa génération doivent tant.

Dustin Hoffman sera présent vendredi soir à la Cérémonie des Césars et recevra un César d’honneur. Il ne risque pas de croiser Dany Boon, l’acteur le plus populaire (el le mieux payé, si l’on en croit Le Figaro) du cinéma français. Dany Boon a fait récemment des déclarations fracassantes pour annoncer qu’il ne se rendrait pas à la cérémonie des César parce que son film, Bienvenue chez les ch’tis, n’était pas nominé (excepté dans la catégorie du meilleur scénario). C’est son droit à Dany Boon de bouder. Son fauteuil restera vide. Il ne croisera pas Dustin Hoffman, ni Sean Penn, également annoncé pour remettre un prix ce soir. C’est triste pour Dany Boon…

PS : Dany Boon a finalement joué le jeu et il a eu bien raison. Tout en n’y étant pas (dans la salle), il y était. Sur scène, il a remis le César du premier film.

Michel Legrand au piano

lundi 23 février 2009

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Je rêvais d’accueillir un jour Michel Legrand à la Cinémathèque. C’est fait ! Non seulement c’est fait, mais avec la manière.

Grâce à lui. On n’est pas près d’oublier le concert de musiques de film que Michel Legrand a donné le 4 février dernier, à la Cinémathèque, avec une formation en trio : André Ceccarelli à la batterie, Thomas Bramerie à la contrebasse et Michel Legrand au piano. En ouverture de la programmation qui lui est dédiée, et qui se termine dans quelques jours. Et avant les deux concerts que Michel Legrand s’apprête à donner Salle Pleyel (les 27 et 28 février). Pour le concert de la Cinémathèque, Legrand avait également convié Catherine Michel à la harpe (ils jouèrent en duo des morceaux de Yentl de Barbra Streisand, du Messager de Losey et d’Un été 42 de Robert Mulligan) et sa sœur Christiane Legrand, qui chanta quelques extraits des Parapluies de Cherbourg et des Demoiselles de Rochefort. Christiane Legrand a été une voix, reconnaissable entre toutes, dans les films de Demy. Elle a été Mme Emery (Anne Vernon), la maman de Geneviève alias Catherine Deneuve, dans Les Parapluies de Cherbourg; elle a aussi été la « fée des Lilas » alias Delphine Seyrig, dans Peau d’âne. Sur la scène, tout cela était fait, joué et chanté avec joie et allégresse. Un moment délicieux, entre amis. La salle Henri Langlois était pleine, le public attentif et conquis. Rendre hommage à des compositeurs de musiques de films est nouveau à la Cinémathèque (avec le précieux concours du Fonds d’action Sacem : remerciement tout particulier à Alejandra Norambuena Skira). Nous avions inauguré ce cycle avec Antoine Duhamel, en février 2007. Il était logique que vienne le tour de Legrand. Pourquoi logique ? Parce que les musiques de Michel Legrand nous accompagnent depuis un demi-siècle. Elles font partie de notre relation intime avec le cinéma, elles jouent dans nos oreilles quand nos yeux dévorent sur l’écran les films de Godard, Demy, Varda, Rappeneau et tant d’autres. Legrand est un immense pianiste, la musique est pour lui comme un envol, un moment intense de liberté, une aventure lyrique. Combien de films a-t-il ainsi accompagnés ? Plus de deux cents. C’était un bonheur de le faire parler de sa vie, de son trajet musical, de sa collaboration magnifique avec Jacques Demy lors d’une rencontre publique qui dura toute la journée du 7 février. J’étais aux côtés de Stéphane Lerouge, qui a joué un rôle essentiel dans cet hommage. Stéphane Lerouge est « monsieur Musiques de Films », il les connaît sur le bout des doigts, pour les éditer avec ferveur chez Universal Jazz depuis des années. Le magnifique coffret « Le cinéma de Michel Legrand » avec 4 CD, c’est à Stéphane Lerouge que nous le devons – je vous le recommande chaudement. Lerouge retrouve des musiques que les musiciens eux-mêmes n’ont plus ou ne se souviennent plus. Avec Stéphane Lerouge, nous avons eu l’idée de faire entendre au public de la Cinémathèque une musique de film composée par Michel Legrand pour le film de Richard Lester, La Rose et la Flèche (Robin and Marian, 1976, avec Sean Connery et Audrey Hepburn). La musique de Legrand est incroyable, magnifique, sauf que Lester l’avait refusée. Par manque de courage, nous confia Legrand. Il était intéressant de montrer l’extrait du film, le moment où Robin des Bois blessé va mourir. Avec la musique retenue par Lester, composée par John Barry, et la même scène avec la musique refusée par le réalisateur – celle de Legrand. Comme on dit : y’a pas photo ! Un des moments les plus émouvants fut celui où Legrand évoqué Nadia Boulanger, qui fut sa professeur de musique au Conservatoire de Paris. Il m’a semblé qu’il avait les larmes aux yeux en évoquant ces années de formation, qui furent avant tout des moments de vie. La figure de Cocteau planait au-dessus, trait d’union de cette génération : Legrand, Jacques Demy, Truffaut, Godard. Cocteau, celui qui les encouragea à passer à l’acte.

Samedi, c’est-à-dire avant-hier, j’étais curieux de découvrir le seul film réalisé par Michel Legrand : Cinq jours en juin (1988). Le récit, largement autobiographique, concerne cette période très précise de l’Histoire : le débarquement du 6 juin 1944. Ce même jour le jeune Michel Legrand passe à Paris son concours du Conservatoire et est reçu parmi les trois premiers. Jour de joie personnelle et jour de joie collective : la France est libérée. Le jeune Legrand sera musicien. La mère (Annie Girardot, Marcelle dans le film) accompagne son fils au concours. Sauf qu’il faut regagner Saint-Lo, et que les trains ne partent plus à cause des bombardements. Comment faire pour rejoindre la Normandie, quand plus rien ne fonctionne ? Une jeune femme, pétulante et jolie, vive, elle se prénomme Yvette – mais est-ce son vrai prénom ? – se présente à eux, enceinte, habillée d’une robe légère, élégante et rose, à fleurs. C’est Sabine Azéma (époustouflante). Les trois décident d’emprunter des vélos qui ne leur appartiennent pas et de prendre la route. Le film de Legrand raconte sur un mode picaresque cette traversée de la campagne française. Les relations entre les trois personnages. La mère toujours soucieuse, garante de l’autorité familiale. Yvette, délurée et audacieuse, qui laisse naître chez le jeune Michel des sentiments amoureux qu’elle encourage ou du moins qu’elle ne censure pas. Il y a comme une évidence dans ce film : l’absence du père. On apprend que le père est lui aussi musicien mais qu’il a quitté la famille sans laisser d’adresse. Michel Legrand règle un peu ses comptes avec son propre père, Raymond Legrand, chef d’orchestre à qui il ne doit rien. Son talent, son goût pour la musique classique (Chopin) et le jazz, Michel Legrand ne le doit qu’à lui-même. Il le confirmera lors de notre discussion publique à la Cinémathèque, au point d’en faire un adage : ne rien devoir au Père ! Un détail formidable dans son film concerne justement la musique. Celle-ci n’intervient que lorsque le personnage de Michel Legrand joue lui-même du piano, parce que la situation le demande. Au début, pendant le concours du Conservatoire. Plus tard, dans un hôtel de province, une fois que la mère d’une légère et très discrète caresse sur la main encourage son fils à jouer du piano. Et à d’autres reprises encore. A chaque fois, la musique est un élément matériel de la fiction proprement dite. Elle intervient en intelligence ou en harmonie avec le récit. Elle n’accompagne pas le film : elle est le film. A la fin, la mère et le fils ont réussi à rejoindre Coutances, Yvette s’apprête à partir, ne voulant pas semer trop d’illusions dans le cœur du jeune homme qui est fou amoureux. C’est la débâcle allemande, les soldats américains sont là, on joue du piano, le jazz fait irruption, on danse, on boit, on fraternise. Les soldats noirs américains promettent au jeune Legrand une belle carrière américaine. L’Amérique lui tend les bras, elle l’attend ! Sur un plan aérien qui voit de haut Yvette partir en vélo, une chanson de Ray Charles spécialement composée pour le film : Loves makes the changes. Musique de Michel Legrand, sur des paroles d’Alan et Marilyn Bergman. Michel Legrand à la Cinémathèque, c’est le cinéma en musique, changeant de couleur et de rythme, s’inventant et se réinventant sans cesse. Michel Legrand, « cette fontaine à musique » dont parlait son ami Demy.

 

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Tanner, Tabucchi et Comment

lundi 16 février 2009

La rétrospective consacrée à Alain Tanner se terminait hier dimanche sur un moment fort : la projection de Requiem, adapté d’un roman d’ Antonio Tabucchi paru en 1993 (on trouve le roman dans la collection folio). Avant la projection, Alain Tanner présenta son film comme « un film d’amour », un petit film indépendant coproduit avec Paolo Branco. Après la projection, une discussion très libre avec Tanner et Bernard Comment, écrivain et éditeur, coscénariste du film, rejoints par Antonio Tabucchi. Il est rare qu’une discussion ait lieu entre un cinéaste et l’auteur d’un roman dont est tiré un film, après la réalisation de celui-ci. En général, le film une fois qu’il est adapté du roman, efface la trace de celui-ci, même si le roman continue de vivre sa vie de roman. La discussion d’hier a permis de revenir sur le roman, et sur le désir de Tanner et de son coscénariste Bernard Comment de l’adapter, d’en faire un film. On échappe difficilement dans pareil cas à la traditionnelle question de la fidélité dans l’adaptation : Tanner eut l’honnêteté de dire qu’il voulut à plusieurs reprises prendre de la distance par rapport au roman de Tabucchi. Par exemple, ne pas faire son film à Lisbonne mais à Gênes, une ville d’Italie qu’il connaît bien. Ou transformer un personnage masculin (le « Père en jeune Homme » du roman) en personnage féminin (le souvenir de sa propre mère). Rien n’y a fait, le roman avec sa structure narrative précise, j’ose dire « séquentielle », s’imposait. Impossible de dévier, ou de prendre du recul. Et tourner à Lisbonne était d’une évidence absolue, par respect pour l’univers romanesque de Tabucchi. Quand on sait la relation qu’entretient Tabucchi avec le Portugal, le pays et sa langue, sa culture, avec le poète Fernando Pessoa, Requiem nécessairement devait se tourner à Lisbonne. Ce qui, pour Tanner, signifiait des retrouvailles avec une ville qu’il connaît bien, pour l’avoir si bien filmée dans un de ses précédents films, Dans la ville blanche.Arrivé en retard à cause des embouteillages (un marathon dans les rues de Paris), Antonio Tabucchi commença par rendre hommage à Tanner et à Dans la ville blanche, réalisé en 1982 avec Bruno Ganz. Rarement un film aura autant que celui-ci rendu hommage à une ville, Lisbonne, à sa beauté et à ses secrets. Au début des années 80, disait Tabucchi, le Portugal était un pays en exil, situé à la pointe la plus éloignée de l’Europe, un continent auquel il n’appartenait pas tout à fait. « Le Portugal nous tournait le dos, et nous tournions le dos au Portugal », disait-il hier. Il a fallu le film de Tanner pour que nous découvrions ce pays, longtemps fermé à cause de la dictature de Salazar et des guerres coloniales. Le film de Tanner contribua à nous faire aimer et découvrir une ville sublime tournée vers l’océan, point de départ vers des voyages infinis.Si vous lisez Requiem, le roman qu’Antonio Tabucchi a écrit en portugais, lui, un écrivain italien tombé amoureux du Portugal et de Fernando Pessoa dès les années soixante, vous verrez qu’il inscrit au début de son roman une liste « des personnages que l’on rencontre dans ce livre ». Il s’agit en quelque sorte d’un casting, avec vingt-trois personnages qui jalonnent le parcours somnambulique du Narrateur. Parmi ces personnages, citons le Jeune Drogué, le Boiteux de la Loterie, le Chauffeur de Taxi, le Garçon du Café Brasileira, la Vieille Gitane, le Gardien de Cimetière, Tadeus, Isabel, etc. Chaque personnage du roman est un possible fantôme, un être situé à cheval sur le monde rêvé et le monde réel. Requiem, le roman comme d’ailleurs le film, est un voyage initiatique au pays des morts. Le rêve éveillé n’y est jamais traité sur le mode surréaliste comme une transgression, encore moins sur le mode liturgique en prenant des gants avec le sacré. Le monde selon Tabucchi est laïc, d’essence payenne. Tous les hommes sont égaux, les morts et les vivants. Lorsqu’il rend visite au cimetière à son ami Tadeus, le Narrateur ne s’étonne pas de trouver son ancien rival prêt à aller faire un délicieux déjeuner dans un restaurant de la ville, « Chez Casimiro ». Ils s’y rendent d’un pas léger, dégustent un sublime sarrabulho, « divin, à tomber à genoux », et tandis qu’ils fument un cigare, la « Femme de Casimiro » vient leur donner, non sans volupté la recette de son plat.La traversée des apparences, chez Tabucchi comme chez Tanner, n’emprunte aucune voie spécifiquement féérique, mais le trajet le plus direct et le plus frontal. Un vivant dialogue avec les morts, et cela ne nous pose aucun problème. C’est là toute la beauté du roman de Tabucchi, et celle du film d’Alain Tanner interprété par un acteur que l’on voie trop peu, Francis Frappat. Le thème central en est l’étrangeté, le monde des mystères qu’un personnage en pleine lumière traverse, découvre, sous la chaleur écrasante d’un dimanche d’été.Le film de Tanner s’inspire très fidèlement du roman, à ceci près qu’il est difficile pour un film de restituer la truculence d’une langue et la générosité de ses dialogues. Tanner a choisi une autre pente ou une autre musique, celle de la mélancolie. Qu’il ait tourné son film en 1998 n’y est pas pour rien. Requiem est un film « fin de siècle », au sens où il pointe une inquiétude moderne, l’intranquillité d’un monde dépeuplé, où le Narrateur marche dans la ville ou sur les quais du port de Lisbonne à la recherche de son semblable ou de son double. Qu’il le trouve sous la forme de fantômes, y compris celui de Pessoa lui-même, filmé ici de dos ou de trois-quarts dos, avec son chapeau noir et son nœud papillon (tel qu’il apparaît dans les rares photos que l’on a vues de lui), n’est pas pour rien dans cette beauté mélancolique, qui n’empêche évidemment pas l’humour noir. Chez Tabucchi, la langue est plus compacte, généreuse et envoûtante. Cela tient à la différence entre les mots et les images, étant entendu qu’il n’existe pas d’équivalent entre un mot et une image. Juste une transposition.

Bonne nouvelle : après la Cinémathèque française, c’est au tour de la Cinémathèque de Lausanne d’organiser une rétrospective des films d’Alain Tanner, en mars 2009. Enfin, je signale que Requiem, comme la plupart des films d’Alain Tanner sont disponibles en DVD.

Berri, Pialat: destins croisés

mardi 10 février 2009

Discussion ce matin au téléphone avec Jacques Fieschi, à  propos de ce qui, en dépit de tout ce qui les a opposés, rapproche à un moment Claude Berri de Maurice Pialat. Notre conversation fait suite à la projection hier à la Cinémathèque du film Le Vieil homme et l’enfant, le premier long métrage réalisé par Claude Berri, dans le cadre d’une soirée d’hommage, digne, très émouvante, dédiée à celui qui fut le président de la Cinémathèque de 2003 à 2007. Juste avant la projection du Poulet, plusieurs prises de parole, de Costa-Gavras, Laurent Heynemann, qui fit lire par Fanny Ardant un texte court de Marcel Pagnol, Nathalie Rheims la compagne de Claude Berri, Jérôme Seydoux, Pierre Grunstein et moi-même. Enfin, Alain Cohen vint raconter comment il fut choisi pour incarner le rôle du petit Claude Langmann, l’enfant juif du Vieil homme et l’enfant.

Jacques Fieschi est convaincu que ce film a nécessairement influencé les premiers Pialat, c’est-à-dire L’Enfance nue puis La Maison des Bois. Bien sûr le thème de l’enfance. Les jeux cruels des gosses entre eux, le goût pour la castagne. Et aussi, ces scènes champêtres, d’euphorie et d’ivresse, autour de Michel Simon, dont on en retrouvera l’écho, sur le mode mélancolique dans La Maison des bois. Ce film (un feuilleton réalisé en 1970 pour la télévision en sept épisodes) se déroule aussi pendant la guerre, mais cette fois la première, celle de 14-18. Le traitement n’est absolument pas le même chez Berri et Pialat. Le premier croit au bonheur et à la chance, tandis que le second nous fait toujours sentir que le pire ne va pas tarder à arriver. Berri et Pialat ne voit pas l’enfance sous le même angle ou point de vue. Cette manière bouleversante qu’a le petit Claude de s’agripper au cou de son père, le merveilleux Charles Denner, au moment de leur séparation, ou plus tard à celui du vieil antisémite Michel Simon chez qui il est recueilli. Chez Berri, l’enfant est le prolongement physique du père. A tel point que les deux ne font qu’un. L’enfant est fou d’amour pour le père, le vrai, ou celui de substitution. Chez Pialat, l’enfant est toujours déjà abandonné, seul, laissé pour compte. C’est la grande différence entre Berri et Pialat.

Pourtant, les deux hommes se sont côtoyés. Rappelons que lorsque Berri réalise son premier film, en 1966, après qu’il ait obtenu l’oscar du court métrage en 1965 pour Le Poulet, Pialat n’a encore réalisé que des courts métrages. L’Enfance nue date de 1968, et le film est produit par François Truffaut, Mag Bodard, Claude Berri, les frères Siritzki et Véra Belmont. Les deux hommes se connaissent bien, ils ont travaillé ensemble sur Janine, un court métrage réalisé en 1962 par Pialat sur une idée de Berri. Dans Janine, il y a Claude Berri acteur (sa première vocation), Evelyne Ker (qui sera la mère de Sandrine Bonnaire dans A nos amours) et Hubert Deschamps (qu’on retrouvera dans La Gueule ouverte). A ce moment-là, le lien entre Berri et Pialat est quasi familial, il passe par Arlette Langmann, la sœur du premier et la compagne du second. Arlette Langmann fut la collaboratrice de Pialat sur à peu près tous ses films, de L’Enfance nue jusqu’à A nos amours. Montage puis écriture des scripts. Ce dernier film décrivait de manière fictionnelle la jeunesse d’Arlette : le frère, joué par Dominique Besnehard (double imaginaire de Claude Berri), le père tailleur de fourrures (Maurice Pialat jouait le rôle) et la mère (Evelyne Ker) qui en prenait plein la gueule. Jacques Fieschi joue dans la fameuse scène du repas au cours de laquelle le père disparu fait son retour de manière impromptue, sans crier gare. A nos amours, c’est souvenirs de la famille Langmann, à travers le regard singulier et décapant de Pialat.

Sauf qu’à un moment, tout diverge entre les deux hommes, Pialat et Berri choisiront des directions opposées, pour ne pas dire contraires. Et ils se fâchent. L’un tend vers la marge, quand l’autre vise à occuper le centre et y jouer tous les rôles : acteur, réalisateur, producteur et distributeur, avec le succès que l’on sait. Leur relation fut passionnelle : amour-haine. Leur fâcherie durera très longtemps, sans qu’il y ait d’ailleurs jamais eu de réconciliation.

Quand Fieschi me parle d’une influence directe, je vois ce qu’il veut dire : l’enfant juif du Vieil homme et l’enfant est abandonné par ses parents et confié à une famille qui vit non loin de Grenoble, parce que c’est la guerre et qu’il est un enfant juif. Un enfant pas comme les autres. L’enfant est abandonné à cause de l’Occupation et du danger nazi. Berri filme la séparation comme un moment de douleur intense. Séparation physique, déchirement sentimental. Les parents abandonnent l’enfant pour mieux le protéger, lui sauver la vie. Chez Pialat, dès L’Enfance nue, l’enfant est toujours déjà abandonné. L’abandon est un statut naturel et le petit ne s’en défait pas. L’abandon lui colle à la peau. C’est le grand thème du cinéma de Pialat, qui traverse à peu près chacun de ses films. Que le personnage soit un enfant (dans L’Enfance nue ou deux ans plus tard dans son admirable feuilleton La Maison des bois), ou qu’il soit un adulte (dans La Gueule ouverte : Philippe Léotard voyant sa mère agonir et se sentant abandonné par elle, ou encore Jean Yanne dans Nous ne vieillirons pas ensemble, qui ne cesse de quitter Marlène Jobert pour mieux revenir à elle, la rendant prisonnière d’une relation obsédante fondée sur le « ni avec toi ni sans toi »), quel que soit le film, le thème de l’abandon chez Pialat est central. Pialat filme le désamour, quand Berri s’attache à filmer l’amour filial (thème du Cinéma de Papa, véritable ode au père).

 

Filmer l’amour filial ou filmer l’abandon implique un point de vue esthétique radicalement différent, sinon opposé. On voit bien que dans Le Vieil homme et l’enfant, Berri ne juge pas, qu’il n’arrive pas à porter un jugement négatif sur le vieil antisémite que joue Michel Simon. Berri veut sauver tous ses personnages, un peu à la Renoir. Dans le texte qu’il avait écrit lors de la sortie du film, François Truffaut évoquait une certaine parenté avec Vigo et Renoir, à propos du Vieil homme… Je le cite : « Depuis vingt ans j’attendais le film réel de la France réelle de l’occupation réelle, le film des Français de la majorité, c’est-à-dire de ceux qui ne se sont frottés ni à la collaboration ni à la Résistance, ceux qui n’ont rien fait, ni en bien ni en mal, ceux qui ont attendu en survivant comme des personnages de Beckett. » (Texte paru dans Les Films de ma vie, Flammarion, 1975).

A contrario, Pialat filme au plus près de là où « ça fait mal ». Cela ne va pas sans cruauté. Le point de douleur est intense dans les films de Pialat. Tandis que Claude Berri, du moins dans ses premiers films, recherche les points d’amour. Cela fait une sacrée différence. 

Ces deux hommes ont croisé leur destin, à un moment donné. Il n’est pas difficile d’imaginer que Pialat ait recherché au contact de Berri et de sa sœur Arlette quelque chose d’intense, une sorte de famille
d’accueil, un foyer. Puis le naturel est revenu au galop, car on ne se refait pas. Pialat a fait dix films, plus son feuilleton télévisé, La Maison des bois. Une œuvre intense, incroyablement cohérente. Il est resté un écorché vif, se sentant rejeté, y compris lorsque ses films rencontraient le public (ce fut le cas avec Nous ne vieillirons pas ensemble, A nos amours et Police, et dans une moindre mesure avec Sous le soleil de Satan et Van Gogh). Claude Berri est devenu le producteur que l’on sait, occupant le terrain au centre, en élargissant toujours davantage sa famille de cinéma. Étranges destins.      

 

Le cinéma selon John Landis

mardi 3 février 2009

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John Landis était dimanche après-midi à la Cinémathèque pour une « Leçon de cinéma ». Le terme convient très mal à ce mauvais élève, qui quitta le collège dès l’adolescence, pour suivre une voie toute personnelle dans le cinéma. Devant une salle remplie de fans, Landis se plia à l’exercice avec un humour et une incroyable générosité, narrateur exubérant n’hésitant pas à interpeller le public, sourire aux lèvres. Jean-François Rauger et Bernard Benoliel, qui animaient cette leçon, avaient choisi quelques extraits de films (The Blues Brothers bien sûr, le film le plus connu de Landis, Le Loup-garou de Londres, The Kentucky Fried Movie) pour agrémenter cette « master class ». Lorsqu’il parle de ses films, Landis a tendance à partir dans tous les sens ; il bifurque, cite les noms de tous les protagonistes, saute d’une anecdote à une autre. On croit perdre le fil, mais non, tout arrive dans le désordre et cet homme sympathique finit par retomber sur ses deux pieds. Landis parlant de cinéma ressemble comme deux gouttes d’eau à Landis cinéaste, acrobate et boute-en-train, véritable enfant de la balle.

Landis raconte son entrée dans le cinéma avec une jubilation communicative. A huit ans, en 1958, il voit The Seventh Voyage of Sinbad, de Ray Harryhausen. Sa vie d’enfant s’en trouve chamboulée : il veut devenir cinéaste. Son père est mort prématurément alors que John n’avait que cinq ans. Aussi se tourne-t-il vers sa mère pour demander : « Qui est-ce qui fait les films ? » La mère répond : le réalisateur. John mettra quelques années à comprendre ce qu’est le métier de réalisateur (à Hollywood). Il quitte l’école à l’âge de 17 ans, pour devenir coursier à la Twentieth Century Fox. Le voilà jeune homme à tout faire, circulant librement dans un grand Studio. Fan de cinéastes légendaires, il croise sur les plateaux de la Fox ou à la cantine, Howard Hawks, John Ford, Sam Fuller, Billy Wilder et beaucoup d’autres. Quelque temps plus tard il s’embarque pour l’Europe, avec l’espoir de rejoindre un tournage sur lequel un de ses amis est assistant. De Los Angeles jusqu’à Londres, puis de Londres il rejoint Belgrade en Yougoslavie, où se tourne Kelly’s Heroes, un film de Brian Hutton avec Clint Eastwood, Telly Savalas et Donald Sutherland. Hier Landis a raconté ce tournage épique sur lequel il était parvenu à se glisser en se rendant indispensable.

Le moment le plus drôle fut son récit de la genèse de The Blues Brothers, sa rencontre avec Dan Ackroyd et John Belushi, leur amour du blues, leur incroyable notoriété née de l’émission hebdomadaire Saturday Night Live et de l’enregistrement musical signée des Blues Brothers. Les Blues Brothers triomphent, rendant le film possible. Depuis son premier long métrage, Schlock (1973), Landis est une sorte de bad boy du cinéma hollywoodien, qui fait des films qu’une Pauline Kael, critique au New Yorker, jugera toujours vulgaires ou trop scatologiques. Landis a grandi avec la télévision, il est un enfant de la télévision et de la cinéphilie. Au croisement des deux, quand d’autres cinéastes, tous un peu plus âgés que lui tels que Coppola, Scorsese, De Palma ou Spielberg, ont appris le cinéma à l’université. C’est à la télévision, disait-il ce dimanche, qu’il vit un nombre incalculable de films, des films de série B. et autres films d’horreur. Pas étonnant qu’il ait été à l’origine de la série culte Dream on, produite par HBO. La différence aussi, elle est de taille, c’est que Landis ne se prend pas pour un auteur. Il connaît le cinéma sur le bout des doigts, mais son désir est tout autre : faire des films qui l’amusent et qui amusent le public. Il ne se prend pas au sérieux, enfin, pas tout à fait. Revoir tous ses films à la Cinémathèque (jusqu’au 1er mars) permettra de remettre les pendules à l’heure. Ce que j’aimerais dire, c’est que l’homme est sympathique, respire et vit à travers le cinéma.

L’idée de lui rendre cet hommage est née il y a quelques mois. John Landis était de passage rue de Bercy, accompagnant sa femme Deborah qui venait visiter nos archives, et plus particulièrement nos costumes de cinéma. Deborah Nadoolman est costumière de cinéma (les films de Landis, mais aussi 1941 et Les Aventuriers de l’Arche perdue de Spielberg) et elle enseigne à l’université l’art du costume. Elle a en projet d’organiser une grande exposition de costumes de cinéma à Londres en 2010. Accompagnant sa femme, John Landis visita la Cinémathèque et son musée. Nous déjeunâmes au restaurant italien d’en face, et au cours du repas je lui ai proposé d’organiser une rétrospective de son œuvre. Il n’y croyait pas vraiment, il a fallu insister. Et tout s’est mis en place. Landis se souvient avoir visité la Cinémathèque en 1969, et rencontré Henri Langlois à Chaillot. Raison de plus pour qu’il découvre la nouvelle Cinémathèque, celle de Bercy.

Autre souvenir personnel. 1982 : je suis avec Olivier Assayas, Serge Le Péron et Raymond Depardon à Los Angeles, pour réaliser un numéro spécial des Cahiers du cinéma « Made in USA » (j’en parle dans mon précédent blog, à propos du livre qui vient de paraître d’Olivier Assayas). Avec l’excellent Bill Krohn, correspondant des Cahiers à Hollywood, nous organisons un rendez-vous incroyable, d’autres diraient impossible ou historique, entre le vieux Jack Arnold et le jeune John Landis. La rencontre se déroule au Studio Universal, où les deux hommes ont chacun un bureau. Jack Arnold est le réalisateur de quelques films cultes dans le genre fantastique : It Came from Outer Space, The Creature from the Black Lagoon, Revenge of the Creature, Tarentula et le plus connu : The Incredible Shrinking Man (L’Homme qui rétrécit). A l’époque, Landis est au top du box-office, The Blues Brothers sorti deux ans plus tôt a fait un carton, et il a en projet de produire le prochain film d’Arnold, un remake de La Créature du Lagon noir. Les deux hommes s’estiment et se respectent, en fait ils parlent le même langage : concret, personnel, technique, avec un goût pour la grande aventure. Je vous recommande de lire ce long entretien à double entrée, où Jack Arnold raconte sa vie de cinéaste, et John Landis la sienne. On y apprend beaucoup ! Vingt-six ans plus tard, la boucle est bouclée. Et Landis est parmi nous et fait joyeusement le pitre.

P.S.: je recommande la lecture d’un texte sur Landis, qui vient de paraître dans le dernier numéro des Cahiers du cinéma (n°642, février 2009), il est signé Hervé Aubron : John Landis, portrait de l’artiste en singe blessé. Inspiré, remarquable.