Archive pour le 12.2009

Pierrot le fou à Bombay

dimanche 6 décembre 2009

Projection hier soir à Bombay de Pierrot le fou (copie restaurée par la Cinémathèque française et Studio Canal, avec le soutien du Fonds Culturel Franco – Américain), dans le cadre d’une manifestation organisée conjointement par Unifrance, Culturesfrance et l’Ambassade de France en Inde : Bonjour India.

La veille la projection du film à New Delhi avait été décevante, du fait de n’être réservée qu’à des invités officiels. Pilotés par Reghu Devaraj, sympathique et efficace membre des services culturels de l’Ambassade de France en Inde, Valérie Mouroux (Culturesfrance) et moi attendions avec impatience la projection de Bombay. Nous n’avons pas été déçus ! La salle de 250 places du multiplexe très « Bollywood » a été prise d’assaut, et de nombreux spectateurs n’ont malheureusement pu assister à la projection. Tout au long de la séance, j’écoute les rires des spectateurs, le film passe incroyablement bien l’épreuve du temps. La grande majorité des jeunes Indiens découvrent le film de Godard. C’est très émouvant de sentir une salle… Bien sûr le nom de Godard est connu des cinéphiles en Inde, mais ses films sont rarement vus (et n’existent pas en DVD, me dit-on). Belle opportunité de présenter un film ancien comme Pierrot le fou, (tourné en 1965), parmi les huit films français récents choisis par Régine Hatchondo, la déléguée générale d’Unifrance Film (la moitié ayant trouvé un distributeur indien, ce qui est un beau résultat compte tenu de la difficulté de pénétrer sur ce marché, où le cinéma indien est très largement dominant).

Le film de Godard n’a pas pris une ride. Auguste Renoir, encore lui, y est présent, et Marianne (sublime Anna Karina !) en est la figure inspirée. Le cinéma inspiré, que dis-je : aspiré par la peinture : Delacroix, Renoir, Picasso… Cela me rappelle ma jeunesse, et ma découverte du film lors de sa sortie. J’avais seize ans, je vivais à Grenoble… Personne ne m’avait recommandé d’aller voir ce film ; je ne le dois qu’à ma curiosité naissante envers le cinéma dit « d’auteur ». Et Pierrot le fou a bouleversé ma vie… Je me souviens aussi de l’article d’Aragon dans Les lettres françaises : Qu’est-ce que l’art, Jean-Luc Godard ? C’était un temps où le cinéma rimait avec la poésie et la peinture, sans oublier la musique (magnifique d’Antoine Duhamel). Le temps a passé, rien n’est plus comme avant, mais le film demeure tel un bloc de poésie, une machine à rêve, une toile peinte à même l’écran. Les couleurs jaillissent, Belmondo et Karina dansent, sautent, chantent, se font la moue et la guerre, la femme mène l’homme par le bout du nez. L’une et l’autre sont le charme incarné, l’insouciance et la légèreté. Quand Raymond Devos vers la fin du film raconte à Belmondo-Ferdinand son histoire : « Est-ce que vous m’aimez ? », les spectateurs hier soir à Bombay riaient. Comment oublier tout cela ? Godard avait la grâce. Et cette grâce appartient depuis longtemps à l’histoire de l’art. Pierrot le fou est devenu un classique du cinéma moderne. Pierrot for ever.

La programmation autour des « 50 ans de la Nouvelle Vague » se termine le 7 décembre à New Delhi; elle ira ensuite à Mumbai (du 7 au 10 décembre), à Trivandrum (du 11 au 18 décembre), à Chennai (du 17 au 24 décembre), puis à Bangalore (du 1er au 7 janvier 2010), à Pune (du 7 au 14 janvier, dans le cadre du Festival International du film de Pune), puis à Hyderabad (du 14 au 17 janvier) et enfin à Calcutta (du 22 au 28 janvier). Les films qui constituent cette programmation sont Le Beau Serge, Ascenseur pour l’échafaud, Cléo de 5 à 7, Jules et Jim, La Boulangère de Monceau, La Baie des anges et Alphaville.

De Renoir à Renoir

dimanche 6 décembre 2009

Mercredi dernier, j’ai pris un grand plaisir à parler de Renoir, le peintre, du lien avec Jean Renoir le fils, et de la relation entre Impressionnisme et cinéma. Où ? À l’auditorium des Galeries nationales du Grand Palais, où se déroule l’exposition « Renoir au XXe siècle » (l’exposition se tient jusqu’au 4 janvier 2010).

Je vous en livre un extrait :

« Lorsque Pierre-Auguste Renoir meurt en 1919, Jean Renoir n’a que 25 ans. Sa vie professionnelle est encore incertaine, il fait de la poterie près de son père, aux Collettes, à Cagnes-Sur-Mer, où le vieux peintre s’est installé. L’aventure cinématographique de Jean Renoir ne commencera qu’en 1924, avec deux films : Catherine ou Une vie sans joie et, la même année, La Fille de l’eau. Ses premiers films Renoir les réalise avec son épouse, Catherine Hessling, le dernier modèle de son père, qu’il a épousée en janvier 1920. On sait que pour financer ses premiers films, Jean Renoir vendit quelques tableaux de son père. Il faut insister sur cette dimension symbolique, disons ce transfert d’argent, d’un art à un autre, qu’assume avec conscience Jean Renoir, qui n’a jamais caché la dette qu’il avait envers son père. Il disait ceci : « Chaque vente de tableaux me semblait une trahison ». C’est dire !

D’une certaine manière, Jean Renoir a abordé le cinéma en dandy ou en dilettante, un peu comme un fils de riche. Cette liberté lui a aussi donné le goût du risque et de l’expérimentation : il ne s’inscrit pas dans une tradition technique, il fait ses premiers films en innovant, et par amour pour sa jeune femme qui aspire à devenir une vedette de l’écran. 

Mais revenons à Auguste Renoir. Rien, à mon sens, dans les œuvres qui sont exposées au Grand Palais, ne témoigne que le cinéma a fait son apparition à la fin du XIXe siècle. Cet art et cette technique, apparus après maintes pérégrinations entre la France, les Etats-Unis, l’Angleterre et l’Allemagne, n’ont guère influencé le travail artistique du peintre. Durant les dernières années de sa vie, Renoir va à l’essentiel de son œuvre, concentre son inspiration et son geste sur des figures essentielles : paysages, corps de femmes, nus, figures sensuelles et familières qui entourent le vieil homme dont le corps est meurtri  à cause de la maladie, et les doigts déformés par l’arthrose.

Donc, le cinéma est absent, ne se manifeste aucunement dans les cadrages ou les motifs. Et pourtant… osons une métaphore cinématographique. Renoir et sa famille s’installent aux Collettes en novembre 1908, après avoir séjourné un temps à Nice puis à Cagnes. Le vieux Renoir a trouvé le climat qui lui convient, et la maison idéale où travailler et finir ses jours. Durant dix ans, la maison des Collettes sera en quelque sorte l’atelier en plein air où le peintre travaille et reçoit ses amis, parmi lesquels de nombreux peintres qui l’admirent : Albert André, Matisse, Picasso, Rodin, Bonnard, et bien sûr les marchands Vollard, Paul Durand-Ruel, etc.

Atelier ou studio ? Les mots sont assez proches pour évoquer une certaine manière de faire. Est-ce qu’un atelier de peinture ou de dessin peut être comparé à un studio de prises de vues ou de cinéma ? Il me semble que oui, dans la mesure où Renoir peint dans une situation qui est pour lui une contrainte. Très diminué physiquement, il est assis sur une chaise roulante, sa mobilité est réduite, il se fait aider par ses fils, Jean ou Coco. Et le point de vue à partir duquel il peint, pour reprendre une terminologie de cinéma, l’angle de vue qui lui est offert, mais dont on est sûr qu’il le choisissait lui-même, est fixe. La manière de travailler du peintre, à la fois en plein air et dans un espace fermé, s’apparente au cinéma de studio où la réalité est si l’on veut reproduite à l’identique, en jouant sur des techniques artificielles (et sur une lumière artificielle). Dans le cas de Renoir, la réalité est là sous ses yeux, et il peut la transformer en ajoutant tel ou tel modèle, qu’il lui arrive de faire poser devant des étoffes tendues avec des arrière-plans saturés de couleurs vives, faisant ainsi jouer l’imaginaire orientaliste en toile de fond.

En visitant l’exposition, vous remarquerez aussi que certains modèles reviennent souvent d’un tableau à l’autre. Je pense à Gabrielle, la nounou de Jean. Ne ressemble-t-elle pas au fond à un personnage de cinéma qui reviendrait de film en film, tantôt en liseuse, tantôt en lavandière, tantôt en femme nue ? 

Si vous regardait les très belles photos qui figurent dans l’exposition, vous verrez un Renoir toujours assis, posé là quelque part dans son vaste jardin des Collettes, casquette sur la tête et portant sa vareuse de peintre, tandis que s’agitent autour de lui parents et visiteurs. De cette position fixe, Renoir tire avantage. Il est pressé par le temps, et par l’envie d’en découdre avec son art. Durant les dernières années de la vie de son père, Jean est souvent à ses côtés. Rappelons qu’il a été blessé à la guerre, le 17 avril 1915 : une blessure à la jambe qui lui vaut d’être hospitalisé à Gérardmer dans les Vosges (il souffrira toute sa vie des suites de cette blessure, qui fit qu’une jambe était plus courte que l’autre de cinq centimètres). Il fut ensuite hospitalisé à Besançon jusqu’en août, où sa mère Aline vint le voir, et séjourna un mois à ses côtés. La convalescence de Jean Renoir s’étala sur plusieurs mois. Entre-temps, sa mère tomba malade et mourut le 27 juin 1915. Quoique blessé à la jambe, Jean Renoir fut réintégré dans l’armée en 1916, cette fois dans l’aviation. En décembre 1916, il sortit indemne d’un accident d’avion, profita de ses permissions pour rejoindre son vieux père aux Collettes. C’est là qu’il fit la connaissance de Dédée Heuschling (modèle du peintre depuis 1917) et commença à faire de la céramique. Quelques mois plus tard le 3 décembre 1919, Pierre-Auguste Renoir mourut à l’âge de 78 ans.

Durant sa convalescence, Jean eut de nombreuses conversations avec son père. Bien des années plus tard, un livre naîtra de ces conversations entre le vieux peintre et celui qui n’est pas encore cinéaste : Pierre-Auguste Renoir, mon père. Je vous en recommande la lecture, car ce livre est en tous points admirable d’émotion. C’est un livre d’admiration dans lequel Jean trace le portrait de son père en remontant aux origines familiales, en décrivant le parcours, l’itinéraire du peintre, la vie de famille, les voisins, les amis et les marchands qui l’entourent, le mouvement des Impressionnistes. Tout est précis, vivant, fourmillant de détails, comme dans un film ou une fresque. Sauf que ce n’est ni un film ni une fresque, mais juste un beau livre de souvenirs…  la plupart n’ayant pas été vécus par l’auteur, puisque celui-ci naîtra plus tard.

L’autre source de cet ouvrage, ce sont les souvenirs confiés par Gabrielle à Jean. Gabrielle Renard est entrée dans la famille des Renoir à la naissance de Jean, en 1894. Alors âgée de 15 ans, elle est une jeune cousine d’Aline Charigot, originaire de Bourgogne elle aussi – je rappelle qu’Aline Charigot est née à Essoyes, là où sont enterrés les Renoir. Tout en veillant sur Jean, Gabrielle pose comme modèle pour Pierre-Auguste. Je vous renvoie à quelques tableaux célèbres exposés au Grand Palais: Gabrielle lisant (1906), Gabrielle reprisant (1908), Gabrielle à la rose (1899), La baigneuse brune (Gabrielle s’essuyant, 1909), ou encore à ce tableau Gabrielle et Jean, peint en1895, un an à peine après la naissance de l’enfant. Le tableau intitulé « La jeune mère » (1898), c’est encore Gabrielle qui servit de modèle. Idem pour « Femme à la collerette rouge » (1896), qui orne l’affiche et le catalogue de l’exposition du Grand Palais.

Gabrielle fait donc partie de la famille des Renoir. D’une certaine manière, elle remplace la mère, incarne la féminité sous toutes ses formes. C’est dire la place prépondérante qu’elle occupe dans l’imaginaire du peintre. La plupart des souvenirs d’enfance de Jean sont liés à celle qu’il surnomme « Bibon », incapable de prononcer le nom de Gabrielle. Plus tard, Gabrielle s’installera elle aussi en Amérique, après avoir épousé un peintre américain, Conrad Slade. Un détail important, qui figure dans le catalogue de l’exposition, dans la notice relative au tableau « Gabrielle et Jean » : il est dit que Gabrielle avait tellement d’influence dans la famille Renoir, que Aline la congédia en 1913. Elle reprit du service en 1915, après la mort d’Aline Charigot. Et s’installa aux USA en 1941, demeurant proche de Jean. Elle est morte en 1959. »

Le vieux peintre assis sur sa chaise et portant casquette et vareuse, Sacha Guitry l’a filmé en 1915 dans son film : Ceux de chez nous. J’en ai montré l’extrait dans ma conférence. La scène est forte, n aperçoit un jeune homme en costume, aidant son père en lui tendant un pinceau, veillant à ce qu’il soit à l’aise dans son activité de peintre. Puis Guitry entre dans le champ et vient se caler au milieu du plan, face à la caméra. J’ai longtemps cru, comme tout le monde, que ce jeune homme était Jean Renoir. Mais non, c’est à peu près sûrement Coc, le dernier des trois fils de Jean Renoir. Même Guitry se trompe, dans le commentaire qu’il ajouta à son film, bien des années plus tard. Coco en 1915 avait quatorze ans, et cela correspond au physique du jeune homme que l’ont voit dans ce court extrait.

A la fin de ma conférence, j’ai projeté quelques films des frères Lumière tournés en 1895. Que voit-on dans les premières Vues Lumière ? On connaît les plus célèbres : La Sortie des usines Lumière, L’Arrivée d’un train en gare (pour ce deux vues, il existe de nombreuses versions différentes, chacune apportant sa nuance). Mais aussi : scènes de famille (Le repas de bébé); bords de mer ; joueurs de cartes ; la petite fille et son chat ; des scènes de rue : l’Arc de Triomphe, les Champs-Élysées, la Place de l’Opéra ; la Place Bellecour à Lyon, les quais de Saône ; scènes avec omnibus et tramways, piétons et promeneurs ; cafés, boulevards, défilés, processions, jeux ; hommes au travail dans des ateliers. ; gares (La Ciotat, Perrache, Cologne, Villefranche-sur-Saône, en Palestine ou au Japon). Environ 1500 vues saisies sur le vif, à Paris, Lyon, La Ciotat, mais également Berlin, Bruxelles, Moscou, Londres, Liverpool, Venise, etc. Le monde moderne et industriel de la fin du XIXe siècle. Des paysages industriels, des embarcadères. Comme chez Pissarro. L’architecture métallique moderne, comme chez Caillebotte ou Monet. Les rives des fleuves (la Seine, la Saône), paysages naturels et travaillés par les hommes, impliquant le mouvement latéral, cette idée naissante de saisir un cadre qui bouge. Comme chez Monet, Renoir, Pissarro ou Sisley.

Georges Sadoul disait, à propos de l’intention du cinéma : « C’est la vie même, c’est le mouvement pris sur le vif ». Et André Bazin de renchérir : « Saisir la nature sur le vif ». Le cinéma cherche sa voie, sa grammaire ou son langage. Presque naturellement, il en vient à imiter ou à tenter d’imiter ce que l’art figuratif qui l’a précédé vingt ans plus tôt, a lui-même inventé : scènes de rue, portraits, métamorphose du monde paysan, industrialisation des villes, etc. En quelque sorte, le cinéma vient à point nommé pour prolonger un art, en en empruntant des voies (et une technique) nouvelles.