Archive pour le 03.2010

Quand Moravia interviewait Claudia Cardinale…

vendredi 5 mars 2010

L’hommage à Alberto Moravia, disparu il y a vingt ans, en 1990, a commencé mercredi 3 mars avec la projection à la Cinémathèque du Mépris de Jean-Luc Godard. Juste avant, ce fut la découverte du seul film réalisé par Moravia en 1951 : Colpa del sole (C’est la faute au soleil) ne dure que six minutes et a l’allure d’une pochade surréaliste. Cet hommage, organisé avec Flammarion et l’Institut culturel italien de Paris, accompagne la publication en France de l’énorme biographie que consacre René de Ceccatty, qui fut son traducteur, au romancier italien. Moravia est un des romanciers parmi les plus couramment adaptés au cinéma. Outre Le Mépris, dont Godard disait à l’époque qu’il s’agissait d’un « roman de gare », argument qui lui permit sans doute de prendre toute liberté avec le matériau romanesque, il existe plus d’une vingtaine de films tirés de nouvelles et de romans écrits par Moravia, réalisés par Monicelli, Bolognini, Lattuada, Soldati, De Sica, Maselli, Blasetti, Zampa ou Damiani.

On connaît bien sûr l’adaptation par Bernardo Bertolucci du Conformiste, avec Jean-Louis Trintignant, Dominique Sanda, Stefania Sandrelli et Pierre Clémenti. Le Conformiste est programmé dimanche 7 mars à 14h30 à la Cinémathèque, juste avant une table ronde organisée sur le thème « Alberto Moravia et le cinéma ». Sont conviés à dialoguer : René de Ceccaty, l’auteur de la biographie qui vient de paraître, Simone Casini, qui s’est chargé de rassembler en Italie la totalité de l’œuvre romanesque de l’écrivain, Alain Elkann, journaliste et écrivain, qui publia il y a une vingtaine d’années un excellent ouvrage, fruit d’une longue conversation avec Moravia : Vita di Moravia (réédité chez Flammarion), et Cédric Kahn qui adapta en 1998 L’Ennui, avec Charles Berling et Sophie Guillemin (Cédric Kahn présentera son film dimanche à 19 h). Claudia Cardinale nous fera le plaisir de participer à cette table ronde, elle qui jouait dans l’adaptation au cinéma du premier roman écrit par Moravia – il n’avait alors que vingt ans -, Les Indifférents, réalisé en 1964 par Francesco Maselli. Ce sera l’occasion de revenir sur cette figure très importante de la vie culturelle, artistique et politique de l’Italie du XXè siècle (Moravia est né en 1907, et publia son premier roman sous le fascisme mussolinien), grand ami de Pasolini avec qui il collabora à Comizi d’amore (Enquête sur la sexualité) réalisé en 1965.

Demain samedi, un événement particulier et unique, très prometteur, est prévu à la Cinémathèque française : la lecture par Claudia Cardinale et René de Ceccatty de larges extraits d’un entretien absolument extraordinaire, réalisé en 1961 par Moravia avec l’actrice italienne, alors âgée de vingt-deux à peine. Le texte fait une soixantaine de pages et il est publié chez Flammarion avec une très belle couverture, sur laquelle on voit le beau visage endormi de Claudia Cardinale, les yeux fermés, la bouche entr’ouverte. Dans une préface, Claudia Cardinale raconte les conditions dans lesquelles cet entretien se déroula, dans le bureau d’Alberto Moravia. « J’étais très timide. J’ai toujours été introvertie. Nous étions tous les deux dans son bureau. Il s’était assis devant sa machine à écrire : il tapait ses questions et mes réponses. La machine ne cessait de tomber par terre ! Il était extrêmement ému.

Il avait donc décidé de me décrire comme un « objet dans l’espace ». C’était une commande de la revue Esquire. (…) Le livre a paru juste après le tournage du Guépard et de 8 1/2, mais notre rencontre a eu lieu dès 1961. J’avoue que j’étais surprise d’être sollicitée par quelqu’un comme Moravia. Bien sûr, je connaissais plusieurs écrivains. Comme Pier Paolo Pasolini, qui était un de ses grands amis et qui avait écrit, entre autres, le scénario du Bel Antonio, d’après Brancati. Mais Moravia m’impressionnait beaucoup. C’était tout de même un génie qui avait écrit son premier livre à vingt ans ! Je n’ai jamais oublié notre rencontre. »

Les questions que pose Moravia à la jeune actrice ne sont pas du genre que l’on oublie en effet. Ce qui intéresse le romancier, c’est d’interroger Claudia Cardinale sur son corps (tout y passe : les yeux, les oreilles, la bouche, le nez, le front, les seins, les cheveux…), ses mensurations, ses gestes quotidiens, sa manière de se coucher, de dormir, de se réveiller, ses expressions physiques. Moravia pose les questions et Cardinale répond, simplement, avec candeur et naïveté. Mais on la sent gênée aux entournures.

Extraits :

A.M. : Vos yeux pleurent-ils facilement ?

 C.C. : Il m’arrive de pleurer au cinéma, quand je vois un film.

 A.M. : Dans le noir par conséquent et sans raison personnelle. Le nez maintenant.

C.C. : Il est droit, légèrement relevé, un peu épaté au milieu, très étroit au niveau des narines. Il y a comme un petit sillon au bout. De la naissance du nez partent mes sourcils qui forment deux arcs très réguliers.

A.M. : C’est un petit nez qui a son caractère à lui. Je dirais un caractère classique, quoique tempéré par une sensualité moderne. Entre autres raisons, parce que sous ce nez légèrement relevé se trouve une bouche aux coins imperceptiblement tombants comme celle de certains modèles de Michel-Ange. Parlons donc de votre bouche à présent.

C.C. : Ma lèvre supérieure est plus fine que l’inférieure, qui est charnue et un peu proéminente, avec les coins, comme vous l’avez remarqué, tournés vers le bas.

A.M. : Quelle expression a cette bouche ?

C.C. : Un peu dure, non ?

A.M. : Pas seulement dure. Boudeuse. Dédaigneuse et surtout un peu rustique, un peu paysanne. Une bouche qu’on imagine en train de mordre dans un fruit ou de cracher un pépin, ou de retenir un brin d’herbe. Les femmes que représentait Michel-Ange étaient peut-être aussi des paysannes ? L’expression de cette bouche change en tout cas entièrement dès que vous riez. De dure et rustique qu’elle était, elle devient… elle devient comment ?

C.C. : Je sais seulement ce qui apparaît sur mon visage quand je ris. Deux fossettes creusent mes joues. Ma lèvre se retrousse au point de toucher presque la pointe de mon nez. Et mon nez est tout ridé des deux côtés. Qui sait pourquoi ?(…).

Bon sang, mais c’est bien sûr ! Par sa tonalité et sa franchise, ce dialogue entre Aberto Moravia et Claudia Cardinale fait penser, rétrospectivement, à celui qui se joue entre Brigitte Bardot et Michel Piccoli au début du Mépris. On sait que Godard rajouta cette scène, répondant ainsi (à sa manière : sublime !) au souhait de Carlo Ponti (coproducteur du film avec Georges de Beauregard) qui trouvait qu’on ne voyait pas assez Bardot sur un plan physique. Godard eut le coup de génie de filmer l’actrice allongée et nue dialoguant avec Piccoli. Et mes seins tu les aimes ?… Godard avait t-il lu le dialogue Moravia-Cardinale paru en 1962, l’année précédent le tournage du Mépris ? C’est fort possible. Quoi qu’il en soit le lien de parenté semble évident.

Samedi 6 mars à 17 heures, Claudia Cardinale lira de très larges extraits de cet entretien mené par Alberto Moravia, avec René de Ceccatty comme partenaire (il sera en quelque sorte la voix du romancier). Alfredo Arias mettra en lumière et en espace cette interview absolument magnifique de simplicité et de profondeur phénoménologique. Juste après la lecture, Claudia Cardinale signera ce beau petit livre à la librairie de la Cinémathèque française. 

René de Ceccatty, Alberto Moravia, Grandes Biographies, Flammarion, 680 pages, 25 €.

Alberto Moravia, Claudia Cardinale, Flammarion, 12 €.

   

Femmes@Tokyo avec Catherine Deneuve

mercredi 3 mars 2010

Trois jours à Tokyo, invité à l’occasion d’une programmation de films français sur le thème : Mémoires de femmes. « Les femmes ont cherché, sans cesse, à aimer et à vivre. A travers des chefs-d’œuvre du cinéma français, nous voyons des femmes créer et exister. Et pourtant, ce sont bien nos pensées à nous, femmes d’aujourd’hui, qui se superposent à l’image des comédiennes qui ont interprété ces grands rôles… ».

J’avais la chance et le privilège d’accompagner Catherine Deneuve, venue présenter l’un de ses derniers films, Mères et Filles réalisé par Julie Lopes-Curval, ainsi que Belle de Jour de Luis Buñuel. Cela ne se refuse pas. Les autres films français au programme : Lola Montès dans sa version restaurée, Jules et Jim, Vivre sa vie et Camille Claudel. Nous avions imaginé cette programmation avec Madame Saoko Hata, aujourd’hui critique de cinéma (très respectée) et qui fut une distributrice indépendante dans les années 60. Avec Catherine Deneuve, elle évoqua la projection à Cannes en mai 1964 des Parapluies de Cherbourg. Séance dont elle garde le souvenir ému. A la fois la découverte du film de Jacques Demy, et celui de la toute jeune actrice révélée par ce film au public du monde entier. Madame Hata se souvient du moindre de détail, de la robe que portait Deneuve lors de la projection officielle. Dior ? Saint Laurent ? Givenchy, précise Catherine. Et de sa coiffure : le petit ruban blanc dans les cheveux. Oui le ruban blanc répète Catherine avec un sourire attendri. Non seulement Les Parapluies obtinrent la Palme d’or, mais le film reçut un accueil triomphal dans le monde entier. L’immense notoriété de Catherine Deneuve au Japon a commencé à cette époque. Mme Hata est formidable, pas très grande, pas loin de quatre-vingt ans, pleine d’énergie, intelligente. La cause des femmes est une de ses priorités. Son goût est sûr, son expérience énorme. Indépendante, jamais mariée, pas d’enfant, elle incarne une certaine idée de la modernité. Au Japon cela ne court pas les rues.

C’est aussi parce qu’elle a des choses à dire sur le sujet que Catherine Deneuve a effectué le voyage à Tokyo, ajournant une de ses dernières journées de travail sur le tournage du film de Thierry Klifa : Les Yeux de sa mère. La discussion qui suivit la projection de Mères et Filles était particulièrement suivie par le public japonais, majoritairement féminin, curieux d’entendre Catherine Deneuve répondre aux questions que Nobuhiro Suwa (réalisateur de plusieurs films, parmi lesquels M/Other, H Story, Un couple parfait et plus récemment Yuki & Nina, ce dernier coréalisé avec Hippolyte Girardot) et moi-même devions lui poser. Dans le film de Julie Lopes-Curval, Deneuve interprète le rôle d’une femme docteur installée à Arcachon, mariée à Michel Duchaussoy, et qui reçoit la visite de sa fille Audrey (Marina Hands). Lors de la première rencontre entre la mère et la fille, Catherine Deneuve est sèche, un peu trop sévère. Mais, dit-elle, cette scène aurait dû être précédée par celle de l’enterrement de son propre père, auquel Audrey ne s’est pas rendue (elle vit loin, à Toronto). « Je n’aurais pas joué la scène de cette manière, dit Deneuve, si j’avais su que celle de l’enterrement ne figurait pas dans le film. » Ce qui ne l’empêche pas de défendre beaucoup le film, et d’apprécier sa réalisatrice. Cette histoire qui fait exister à l’écran trois générations de femmes la touche. En France, me dit-elle, elle a reçu de très nombreuses lettres de spectatrices. La projection, comme toutes les autres, se déroule au Nikkei Hall, qui abrite le grand quotidien économique nippon. Nikkei est en effet à l’initiative de cet événement culturel organisé en partenariat avec l’Ambassade de France au Japon et Culturesfrance. La relation mère-fille pose de nombreux problèmes dans la société japonaise contemporaine. Une mère peut-elle élever seule son enfant ou ses enfants ? Quid d’une relation entre homme et femme hors mariage ? Une femme japonaise peut-elle concilier vie de famille et vie professionnelle ? Est-il facile pour une femme de divorcer ? Et dans ce cas, peut-elle refaire sa vie ? Ces questions, avec les nuances qui s’imposent, pour nous devenues banales, sont là-bas essentielles. Elles font à ce point débat dans la société, que dans le nouveau gouvernement japonais travailliste, une femme, avocate et mère d’un enfant hors-mariage, vient d’être nommée ministre en charge des questions liées à l’égalité des sexes. Tout un programme ! Pour ces jeunes spectatrices du Nikkei Hall, Catherine Deneuve incarne visiblement une sorte de modèle d’équilibre, celui d’une femme moderne ayant réussi à concilier tous les paramètres : indépendance économique, équilibre d’une vie entièrement consacrée au cinéma, deux enfants hors mariage nés de pères différents, vie de famille assumée, reconnaissance internationale. De cela, Catherine Deneuve parle avec élégance et délicatesse, sans formule définitive, et surtout sans se poser en modèle. Mais on sent qu’elle a très à cœur de répondre aux questions assez timides du public, et de transmettre. Elle le dira de manière plus officielle, avec un sens de la mesure, lors de la conférence de presse organisée dans une salle de Nikkei devant une centaine de journalistes. Là encore, une majorité de femmes. Les questions sont nombreuses, précises, parfois amusantes, et les réponses claires. L’exercice dure trois quarts d’heure.

À peu près au même moment, je présente Lola Montès au public venu découvrir le chef-d’œuvre de Max Ophuls. Dans la salle, je reconnais deux amis japonais : Shiguéhiko Hasumi et Futoshi Koga. Ce dernier est professeur de cinéma à l’université, après avoir été journaliste au quotidien Asahi Shimbun. Il est jeune, souriant, sympathique et parle bien le français. Shiguéhiko Hasumi est ici considéré comme un maître, le plus grand critique de cinéma du Japon (il est aussi le traducteur de Flaubert). Futoshi Koga me dit qu’une de ses étudiantes, l’ayant surpris le jour même en train de converser avec Hasumi, n’en revient pas : ainsi Monsieur Hasumi, ce dieu vivant, bouge et parle ! Cet homme, grand, élégant et réservé, jouit d’un énorme respect dans la communauté cinéphile nippone. Après la projection, nous sommes rejoints par Hayao Shibata, distributeur indépendant et personnage délicieux. Depuis les années 70, il a sorti au Japon les films de Godard, Angelopoulos, Wenders et beaucoup d’autres. Il me dit avoir été le premier à distribuer un film de Rohmer au Japon : Pauline à la plage. Je leur raconte la soirée récemment organisée à la Cinémathèque en hommage à Rohmer. Les deux sont intrigués par le petit film réalisé par Godard en hommage à son ancien complice des Cahiers du cinéma. La seule possibilité qu’ils le voient serait de le mettre sur le site internet de la Cinémathèque. M. Hasumi me demande des nouvelles de ses amis cinéphiles parisiens : Jean Douchet, Dominique Païni (qui arrive ce soir même à Tokyo, avec Alain Fleischer, tous les deux invités par l’Institut-Français), Bernard Eisenschitz. Hasumi est très occupé à terminer deux ouvrages, l’un sur John Ford, l’autre sur Flaubert. Cela fait quinze ans qu’il y travaille. Futoshi Koga tient son blog de manière anonyme mais quotidienne (ce que je n’arriverai jamais à faire !). Il est presque 16 heures, le temps d’aller rejoindre Madame Hata, pour que nous présentions ensemble Vivre sa vie de Godard.

Lundi soir, projection de Belle de Jour. Madame Hata nous présente sur scène, Nozaki Kan et moi, avant que nous accueillions tous ensemble sur la scène Catherine Deneuve. Ovation. Nozaki Kan est un jeune professeur associé de littérature française à l’Université de Tokyo. Son français est impeccable, il a fait ses études à Paris 3 dans les années 80. Ses questions à propos du film de Buñuel pertinentes. Pour lui aussi, Catherine Deneuve est un mythe incroyable. L’actrice évoque le tournage difficile du film, la pudeur du cinéaste, le fait qu’elle n’avait pas accès aux rushes le soir, et surtout, le fait que la cohérence globale de l’entreprise ne lui était apparue qu’une fois le du film terminé. Elle avait été choisie par les frères Hakim, producteurs, lesquels avaient confié à Buñuel la réalisation de ce film adapté (par Jean-Claude Carrière) du roman de Joseph Kessel. Elle faisait en quelque sorte partie du « package », et le réalisateur se souciait assez peu de ses acteurs. Souvenir douloureux, compensé par les retrouvailles, trois ans plus tard, pour Tristana. Belle de Jour a contribué à « fixer », voire figer, en quelque sorte une certaine image de Deneuve en star un peu froide ou glacée et sublime de beauté, ce dont elle mit beaucoup de temps, dit-elle, à se défaire. La discussion dure une heure, fluide (grâce à la traduction instantanée assumée par Miss Yuko), et pourrait s’éterniser davantage tellement l’atmosphère est agréable et détendue. Les questions fusent, les réponses toujours précises de Catherine Deneuve.

Ce séjour de trois jours à Tokyo fut bref mais intense. Merci à Lucie Brethome, énergique attachée audiovisuelle, pour son accueil et son dévouement, ainsi qu’à Michi Tamura et Cyril Dupré. Merci à Madame Hata pour cette collaboration amicale et fructueuse.   

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