Archive pour le 09.2010

Delphine Seyrig, DS du cinéma français

jeudi 23 septembre 2010

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De Delphine Seyrig, Marguerite Duras disait, ou plutôt écrivait ceci : « Elle est grande pour une Française. Elle est mince. Elle a un très beau corps. Des yeux très, très bleus. Le teint orange clair. Blonde la plupart du temps. Une denture lumineuse et un peu irrégulière qu’elle montre complètement quand elle rit (on lui a dit une fois : vous ne ferez jamais de cinéma à cause de cette petite dent qui chevauche l’autre, il faut la remplacer. Elle a refusé : jamais. Et maintenant : « Voyez, il ne faut pas les écouter », dit-elle). Quand elle marche tout son corps bouge et elle ne fait pas plus de bruit qu’un enfant. En France quand on demande : laquelle marche le mieux ?, on dit Delphine Seyrig. »

Marguerite Duras avait l’œil juste, à la fois comme romancière, journaliste et cinéaste. Elle a filmé Delphine Seyrig comme personne. Dans trois films : India Song, Baxter, Vera Baxter et Son nom de Venise dans Calcutta désert. Il faudrait y ajouter La musica, réalisé en 1966 par Paul Seban.

Delphine Seyrig est morte il y a vingt ans, le 15 octobre 1990. La Cinémathèque lui rend hommage. Ce désir a croisé celui de Hélène Fleckinger, jeune historienne du cinéma qui termine une thèse sur les rapports entre le cinéma, la vidéo et le féminisme à l’Université Paris 1, m’avait écrit. Nous nous sommes rencontrés et avons mis au point ensemble cette programmation dédiée à Delphine Seyrig, DS du cinéma français.

En plus d’Hélène Fleckinger, il y a le Centre Audiovisuel Simone de Beauvoir, fondé en 1982 par Delphine Seyrig, avec une personne récemment disparue, une cinéaste et vidéaste : Carole Roussopoulos. Ioana Wieder faisait elle aussi partie du trio de femmes engagées, militantes, qui ont pris l’initiative de créer ce Centre audiovisuel dont la mission consiste à garder la mémoire des luttes des femmes pour leur émancipation.

Delphine Seyrig a traversé le cinéma à partir du début des années 60 et a incarné à sa manière, si musicale et si élégante, comme dans un rêve, la modernité.

Avec Alain Resnais : L’Année dernière à Marienbad et Muriel ou le temps d’un retour.

Avec Chantal Akerman : Jeanne Dielman, 23 Quai du Commerce, 1080 Bruxelles ; Golden Eighties et Letters Home.

Avec Robert Frank : Pull my Daisy, en 1957, lorsque Delphine Seyrig vivait à New York et suivait les cours de théâtre à l’Actor’s Studio, avec Lee Strasberg. Voici ce qu’elle en disait : « En France, on m’avait toujours dit : « Tu dois entrer dans le personnage, t’éliminer, tu ne dois pas tirer le personnage à toi. » Je ne comprenais pas comment on pouvait faire que la chose ne soit pas à soi. Quand je suis arrivée à l’Actor’s Studio, j’ai entendu dire pour la première fois qu’il fallait que je me connaisse moi-même, avant même d’essayer d’interpréter un personnage. Cela avait un sens pour moi. J’ai compris qu’on avait besoin de moi. Car s’il fallait que je m’abdique pour jouer un personnage, je ne voyais pas par quel bout commencer. Strasberg m’a complètement éclairée. Il n’apprenait pas à jouer Don Juan ou Hamlet, il ne travaillait pas sur le personnage mais l’acteur qu’il avait devant lui. »

Avec William Klein : Mister Freedom et Qui êtes-vous Polly Magoo ?

Avec Luis Buñuel : La Voix lactée et Le Charme discret de la Bourgeoisie.

Avec François Truffaut : Baisers volés. Inoubliable Fabienne Tabard, qui laisse Antoine Doinel sans voix. Une apparition, oui je suis une apparition… « Le rôle était écrit pour elle, disait Truffaut. J’ai d’ailleurs vécu dans l’angoisse durant plusieurs jours, car le rôle était petit et comme il avait un côté ricaneur… je me disais : » Elle va refuser. » Je n’en dormais pas. Je préparais des solutions. Et je m’apercevais que c’était une catastrophe : elle n’était pas remplaçable. »

Avec Liliane de Kermadec : Aloïse.

Avec Losey : Accident et Maison de poupée (d’après Ibsen).

Avec Jacques Demy : Peau d’âne.

Avec Guy Gilles : Le Jardin qui bascule.

Stanislav Stanojevic : Journal d’un suicidé.

Avec Agnès Varda : Documenteur.

Avec Harry Kumel : Les Lèvres rouges.

Avec Pomme Meffre : Le Grain de sable.

Avec Patricia Moraz et Michel Soutter.

Avec elle-même : Sois belle et tais-toi.

Au théâtre avec Claude Régy, Harold Pinter, Peter Handke ou Tchekhov, etc.

Elle avait la grâce. La beauté. Elle était musicale, envoûtante. Envoûtante et militante. Elle était en chair et en os, mais à chaque fois c’était une apparition. Sa voix était divine. Oui, Delphine Seyrig était une actrice divine.

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Samedi 25 septembre à 20h30, à la Cinémathèque : Lecture de textes par Coralie Seyrig et Nicole Garcia. Cela s’appelle : « Delphine Seyrig, Lady Freedom ». Un spectacle composé par Hélène Fleckinger et Elsa Charbit. En partenariat avec l’INA, le Centre Audiovisuel Simone de Beauvoir et France Culture.

Lundi 27 septembre à 19h à la Cinémathèque : Conférence de Hélne Fleckinger : « Qui êtes-vous… Delphine Seyrig ? ».

Le cycle de films : jusqu’au 11 octobre 2010.

Claude Chabrol, dit “Cha-Cha”

dimanche 12 septembre 2010

Alain Corneau est mort il y a quelques jours. Claude Chabrol est mort ce dimanche matin. Le cinéma français part en lambeaux. Quelle tristesse ! Claude Chabrol était un homme exquis, jovial, chaleureux, pétillant, rusé. Abordable, pas intimidant, et très intelligent. Il avait l’élégance de ne laisser paraître qu’une infime partie de son intelligence et de sa culture. C’était sa manière à lui de s’avancer masqué. Qui était-il en vrai ? Peu le savent. Ses plus proches sans doute. Aurore, sa femme, sa compagne, sa complice. Celle qui lui mijotait des petits plats, car elle est une excellente cuisinière. Celle qui veillait sur lui et lui évitait certains excès. Celle qui était de tous ses tournages depuis au moins quatre décennies, comme scripte et plus proche collaboratrice. Cécile Maistre, sa belle-fille et son assistante, qui était comme sa fille. Aurore et Cécile le comprenaient au quart de tour, leur « Cha-Cha » comme elles le surnommaient avec affection et un peu de moquerie. Lui les adorait, leur vouant un véritable culte en retour. Un de ses fils, Matthieu Chabrol, faisait la musique de ses films depuis trente ans. Et Thomas Chabrol était acteur dans plusieurs films de son père. Du cinéma en famille, avec des techniciens fidèles qui aimaient chanter « Merci Patron » sur les tournages. « Je ne suis le patron de personne », leur répondait-il, hilare.

D’autres l’ont approché, l’ont côtoyé, ont travaillé à ses côtés. Isabelle Huppert, qui a fait sept films avec Chabrol : Violette Nozière, Une affaire de femmes, Madame Bovary, La Cérémonie, Rien ne va plus, Merci pour le chocolat et L’Ivresse du pouvoir. Et la série devait se poursuivre… Il y avait entre eux une connivence, une admiration, un jeu de chat et souris. Il savait qu’elle aimait travailler sans filet, alors il ne se gênait pas. Il faudrait demander à Isabelle Huppert, et à d’autres, de dresser le portrait de cet homme incroyablement vivant, doué d’un appétit de vie à faire pâlir d’envie ses compagnons de la Nouvelle Vague. Car, de la bande Truffaut, Rivette, Godard et Rohmer, Chabrol était à la fois le plus bourgeois, le plus installé dans le confort de la vie, et le plus déconnant. Peut-être au fond le plus marginal. Assurément le plus secret. Car il avait pour thème de prédilection le crime et la bêtise, la folie et la pulsion qui entrainent ses personnages au bord de l’abîme. Voir ses chefs-d’œuvre : Les Bonnes femmes, La Femme infidèle, Que la bête meure, Le Boucher, Juste avant la nuit, Les Noces rouges, Violette Nozière, La Cérémonie… À la fin des années soixante et au début des années soixante-dix, ses films avec Stéphane Audran resteront comme un sommet du cinéma français.  À cette époque-là, aucun cinéaste français ne le surpasse. J’aime beaucoup d’autres de ses films, ses deux adaptations de Simenon : Les Fantômes du chapelier et Betty, L’Enfer d’après le film inachevé de Clouzot, Madame Bovary ou encore La Fille coupée en deux.

Il aura été le plus prolixe des cinéastes français, avec Jean-Pierre Mocky, et sans doute le plus énigmatique. Il n’était pas énigmatique par défaut, ce qui arrive à bien des cinéastes dénués de talent, mais par excès : parce que le monde lui-même est une énigme, et l’âme humaine un abîme profond. Il ne vénérait pas Flaubert et Simenon pour rien. Chabrol se masquait en faisant mine de se découvrir : il aimait jouer tous les rôles, se montrer à la télévision où il faisait le pitre, parlait de la bonne cuisine ou du polar (deux véritables passions), pour cacher l’essentiel. La vérité se cache toujours derrière les illusions, aimait-il à dire. Il avait appris de Fritz Lang (son cinéaste préféré) et Hitchcock (sur lequel il avait coécrit un livre avec son ami Rohmer), que le cinéma est avant tout un art de la mise en scène, que le monde est secrètement régi selon un ordre établi (Chabrol marxiste : une hypothèse très sérieuse), et qu’il est essentiel pour faire du cinéma de caler son regard sur ce qui, au-delà de l’illusion, révèle la face cachée des êtres et des choses. Chabrol croyait à la connaissance comme démarche métaphysique et mathématique, pour avancer et déchiffrer, dépasser et transgresser les règles établies. L’espace mental et virtuel du cinéma de Chabrol ressemble à un jeu d’échecs, avec ses rois et reines, ses tours et ses cavaliers, ses fous et ses pions. Chaque personnage des films de Chabrol est une pièce d’un jeu intime, dont il était l’humble organisateur. Pour lui le cinéma était l’outil de cette connaissance, et en cela il était digne de Roberto Rossellini, à qui la Nouvelle Vague doit tant. Se méfier des apparences, laisser advenir ou entrevoir un « autre monde », plus vrai et où les passions et les pulsions fonctionnent librement. C’était ça, le cinéma de Chabrol, décliné à travers maintes variantes et sur tous les modes, léger ou grave, policier ou onirique, prosaïque ou poétique.

Le cinéma français a toujours été tiraillé entre deux extrêmes, l’académique et l’expérimental. C’est sa marque de fabrique, son ADN ou son image de marque. Chabrol, comme son ami François Truffaut en son temps, faisait tenir cette voûte, en sorte que les extrêmes coexistent ou cohabitent. À lui seul, il a incarné ce tiraillement, osant tout et s’en donnant à cœur joie. Chaque nouveau film s’ajoutait à une longue série dont il savait, lui le cinéphile passionné, qu’elle constituerait ce qu’on appelle une œuvre. Il y a une œuvre Chabrol, comme il en existe quelques-unes dans le cinéma français. Pas beaucoup. Il faudra à coup sûr la reconsidérer. Il aimait le cinéma à la folie, l’ambiance familiale des tournages. Ambiance popote, pour donner le change. En réalité, tel Simenon, il n’a cessé de sonder l’âme humaine sous toutes les facettes, de la bêtise au crime, de la passion à l’adultère, de l’appât à la veulerie. Et cela l’amusait au plus haut point. Il ne jugeait jamais. Et c’était là aussi sa force.