Archive pour le 03.2011

Chez Kubrick

samedi 19 mars 2011

Vendredi 18 mars, 9h13 : Eurostar jusqu’à Londres, avec Eva Bettan (France Inter) et Nicolas Mathias, preneur de son. Nous préparons une émission de radio sur Stanley Kubrick, qui sera diffusée le 23 mars. Destination Childwickbury, là où se trouve le manoir de Stanley Kubrick. A la gare de St Pancras, nous prenons un train assez chaotique jusqu’à St. Albans. Jan Harlan, qui vient nous chercher, s’étonne que nous ayons pris le train le plus lent, alors qu’il était possible d’avoir un direct depuis Londres. Dans sa grosse Renault, il nous emmène chez sa sœur, Christiane Kubrick. Le manoir est à une quinzaine de minutes de St. Albans. Un portail majestueux, qui m’a fait penser à celui que l’on voit dans Eyes Wide Shut, lorsque Tom Cruise se rend en taxi à la soirée masquée, qui sera pour lui fatidique.

La grille est ouverte, de longues allées bordées d’arbres ouvrant sur des étendues vertes à perte de vue. Le parc occupe 80 hectares. Christiane Kubrick nous reçoit avec beaucoup de gentillesse, sourire aux lèvres. Jan et Christiane sont frère et sœur, et l’on sent entre eux une grande complicité, Jan se montrant discrètement protecteur. Ils nous installent dans la grande bibliothèque dont les murs sont peints en rouge. Des centaines de livres. Christiane allume le feu dans la cheminée. Cette pièce était autrefois la salle de projection de Stanley Kubrick ; il se faisait projeter des films que les studios mettaient un point d’honneur à lui prêter, avant même leur sortie en salles. Après sa mort, en 1999, la salle de cinéma a été transformée en bibliothèque. Quatre chiens nous sautent aux jambes, jappant et aboyant, d’une gaité folle. J’ai emporté avec moi plusieurs journaux et magazines français qui évoquent sur des pages fournies et très illustrées l’exposition Kubrick qui ouvrira mercredi prochain à la Cinémathèque française. Eva offre à Christiane une boîte de chocolats. L’accueil est chaleureux. Nous interrogeons Christiane et Jan sur le mode de vie de Stanley Kubrick, son choix de vivre dans cet immense manoir comptant une cinquantaine de pièces. Comment conjuguait-il la vie et le travail, la vie familiale et la vie professionnelle ? Quel était son rapport au monde extérieur ? Tout était mêlé, telle pièce abritait son bureau, telle autre sa salle de montage, là un grand salon avec une immense table de billard, un jeu d’échecs (sa passion), de nombreuses photos de famille, et sur les murs de très nombreux tableaux de Christiane Kubrick, très colorés. Peintre, elle accueille des élèves et leur donne des cours de peinture, animant des ateliers dans d’anciennes écuries que nous visiterons plus tard. Tandis que sa fille Katarina (née d’un précédent mariage) donne des cours de théâtre et de mise en scène d’opéra.

La discussion est ouverte, Jan Harlan, qui fut le producteur exécutif des films de Kubrick depuis Barry Lyndon (1975), explique la méthode de travail du cinéaste, son obsession de l’indépendance, et surtout du contrôle. Kubrick avait fait de ce manoir une sorte de studio de cinéma à échelle humaine : tout se passait là, de l’écriture jusqu’au montage, en famille et entre amis, Kubrick ayant décidé de refuser toutes sortes de contraintes de voyages, qu’il jugeait inutiles. Au bout d’une heure, Christiane nous emmène dans l’immense cuisine inondée de lumière, très colorée, incroyablement vivante, où nous nous installons autour d’une grande table en bois pour déjeuner. « Cette table est celle de Shining », nous dit Jan Harlan, sur laquelle Jack Nicholson (Jack Terrance) s’installait devant sa machine à écrire, incapable d’aligner la moindre phrase, sinon ce proverbe inquiétant : « All work and no play makes Jack a dull boy », répété à l’infini. Nous sommes nombreux autour de la table à savourer un bœuf bourguignon. Sam, jeune homme de 15 ans, sympathique et passionné de musique, ressemble incroyablement à son grand-père, Stanley Kubrick, dont il a les mêmes yeux noirs. Je suis assis à côté du père de Sam, Jonathan Finney, marié à Anya, une des deux filles que Kubrick eut avec Christiane, décédée l’an dernier à l’âge de cinquante ans. Jonathan et Sam ont décidé de venir s’installer au manoir, assez grand pour les accueillir.

L’ambiance est joyeuse, nous prenons des photos. La cuisinière nous sert une tarte meringuée au citron, qui sort à peine du four, à laquelle elle ajoute une salade de fruits frais. « Il y a toujours eu du monde autour de cette table, nous dit Jan, parfois jusqu’à vingt personnes autour de Stanley et de Christiane Kubrick, enfants et petits-enfants, ma famille, les amis de passage, les collaborateurs ». Tout était organisé pour faire de ce manoir un lieu de vie et de travail.

J’ai longtemps cru, comme beaucoup, à l’idée d’un Kubrick reclus et paranoïaque, refusant de voir le monde ou d’y vivre, mettant les autres à distance. Je commence à entrevoir autre chose, l’idée d’une sorte de paradis, protégeant du monde extérieur tout en permettant d’accéder à l’essentiel. Entouré des siens, Stanley Kubrick téléphonait énormément, nous disent Christiane et Jan, il adorait le fax, s’intéressait à tout, dans le moindre détail. Qu’aurait-il fait à l’époque d’internet ? Il avait partout des correspondants en qui il avait confiance et qui l’informaient de tout, du cinéma et du reste, de tel livre dont il avait besoin pour ses projets, sur Napoléon ou sur les camps de concentration, ou sur un autre sujet qui l’intéressait. Kubrick ne refusait pas le monde, il avait décidé de le faire venir à lui, dans ce lieu magique et d’une grande beauté. Faire entrer le monde dans son monde : tel était l’idée et le mode de vie de Stanley Kubrick. Pourquoi aller tourner Full Metal Jacket au Vietnam ou aux Philippines, quand il était possible, selon le point de vue de Kubrick, de le filmer dans une banlieue de Londres ? De même, les plans étranges et somptueux de Tom Cruise marchant la nuit dans les rues de New York, dans Eyes Wide Shut, Kubrick les avait conçus à l’image près, tel un géomètre ou un arpenteur. Il les avait ensuite confiés à Lisa Leone, pour qu’elle les tourne à New York selon le point de vue de Kubrick. Le cinéma comme projection mentale. Sa force fut d’avoir convaincu ou contraint les studios avec lesquels il travaillait d’accepter son système, de se plier à son désir. Moins une idée paranoïaque qu’une véritable utopie. Utopie anglaise, sur fond d’une culture de l’exil – Kubrick était un juif américain du Bronx, sa famille venait d’Europe centrale, sa femme Christiane était allemande, ils décidèrent ensemble, au début des années 60, après avoir vécu quelque temps à New York et en Californie, de trouver refuge dans cette magnifique et paisible campagne anglaise, non loin de Londres. La nature, les animaux, les enfants et petis-enfants… Kubrick était ici chez lui, dans son royaume.

Après le déjeuner Christiane nous fait faire la visite des lieux. Des hommes réparent le toit de la maison principale, laquelle est entourée d’autres qui abritent sa fille Katarina et son gendre. Sur une aile adjacente, elle nous fait visiter des espaces gigantesques où Kubrick rangeait ses appareils, caméras, lentilles et autres inventions techniques qu’il avait mises au point. Et surtout ses archives. Après la mort de Kubrick, elles ont toutes été confiées à l’Université de Londres, décision douloureuse mais nécessaire selon Christiane, pour que tout soit classé, rangé, indexé, rendu accessible aux étudiants et chercheurs. Les premiers à avoir formulé une demande sont nos amis du DIF, le Deutsches Filmmuseum de Francfort, à qui nous devons cette belle exposition Stanley Kubrick, qui s’installe à la Cinémathèque jusqu’au 31 juillet 2001. Dès le début des années 2000, Hans-Peter Reichmann et Tim Heptner, commissaires de l’exposition, ont convaincu Christiane Kubrick et Jan Harlan du bien-fondé de leur projet d’exposition. D’abord installée à Francfort, l’exposition a ensuite voyagé : Berlin, Zurich, Rome, Gand, Melbourne. Enfin Paris – elle sera l’an prochain au LACMA, à Los Angeles.

C’est à Gand, fin 2006, que nous avions découvert cette exposition. La décision de la faire venir à la Cinémathèque a pris du temps – je me souviens de l’insistance de Michel Ciment, ce dont je lui sais gré. Jusqu’à ce que Jan Harlan et Iris Knobloch, PDG de Warner Bros. France, me rendent visite en février 2009. Nous décidâmes ensemble de tenter l’aventure, levant l’obstacle essentiel concernant l’espace. Car l’exposition Kubrick en elle-même nécessite 1000 m2, permettant d’exposer environ 750 pièces : photos, affiches, carnets de notes, scénarios, documents de travail, extraits de films, objets en trois dimension, etc. Selon un découpage film par film, incluant ses projets non aboutis, Napoléon, Aryan Papers et A. I. (Artificial Intelligence, réalisé par Spielberg). Or notre espace d’exposition temporaire du 5è niveau dans l’immeuble de Frank Gehry n’en fait que 650. L’idée d’installer l’exposition sur deux niveaux, aux 5è et 7è, permet de résoudre l’équation. C’est donc la plus grosse exposition de cinéma, depuis que nous sommes installés rue de Bercy, qui s’ouvrira dans quelques jours.

À la fin de notre visite, Christiane nous guide jusque vers l’endroit où est enterré Stanley Kubrick, un coin très fleuri et abrité, entouré d’une grille. Les chiens nous précèdent, tout excités. « Avec Bernard Shaw, Kubrick est la seule personne enterrée dans son jardin », nous dira Jan Harlan, Christiane ayant obtenu une autorisation exceptionnelle de l’administration anglaise. Une grosse pierre, comme un menhir, ou une pierre de Stonehenge, sur laquelle est gravé le nom du cinéaste : Here lies our love Stanley… Juste à côté, la tombe d’Anya, l’une de se deux filles, disparue le 7 juillet 2009 : So Loving & and so Love… À Childwickbury, on vit et on meurt. Mais la vie continue, malgré l’absence. Christiane Kubrick et son frère Jan Harlan, leur famille et leurs amis, seront dès lundi 21 mars à la Cinémathèque française, pour participer à l’ouverture de l’exposition consacrée à Stanley Kubrick. Nous serons là pour les accueillir.

Dans le train, au retour, Eva Bettan et moi avons le sentiment d’avoir vécu un moment exceptionnel

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Ce soir (23 mars 2011), à 21 heures sur France Inter, une émission à écouter : « Dans le manoir de Stanley Kubrick », réalisée par Eva Bettan, avec Michel Ciment et moi-même. Vous entendrez le reportage réalisé dans le manoir de Kubrick, avec les témoignages de Christiane Kubrick et Jan Harlan.

Merci de penser à nous

jeudi 17 mars 2011

Merci beaucoup de penser à nous. C’est ce que m’écrit mon amie Abi Sakamoto, qui travaille à L’Institut Franco Japonais à Tokyo. Elle y programme des films, souvent français, parce qu’elle aime tout particulièrement le cinéma français, celui de la Nouvelle Vague. Elle a appris le français, qu’elle parle parfaitement, par amour du cinéma français, c’est dire. Elle poursuit :

Nous, les habitants de Tokyo ne sont pas dans le grand danger par rapport de ceux qui sont au nord-est, mais on sent régulièrement les petits tremblements et il y a pas mal de troubles (de transport, d’électricité…). On est encore loin de mener la vie normale. Il y a des gens qui préfèrent quitter Tokyo, le Japon, mais puisqu’on ne pourrait être 100% sur nulle part, nous n’aurions qu’à être fataliste, n’est-ce pas ? Je prie pour les gens qui ont perdu leur famille, maisons, villes à cause de ce séisme, tsunami. Je vous remercie de tout mon cœur pour vos pensées, c’est important, encourageant pour nous.

Je t’embrasse fort,

Abi

Hisashi Okajima dirige le National Film Center à Tokyo, l’équivalent de la Cinémathèque française ou des Archives françaises du film. Le National Film Center est situé à Ginza, dans Tokyo, un bâtiment moderne qui abrite deux salles de cinéma, des archives, une bibliothèque, un espace muséographique. Hisashi Okajima est également président de la FIAF (la Fédération Internationale des Archives du Film). Il m’a adressé, ainsi qu’à tous les responsables de cinémathèques dans le monde, un message émouvant et d’une grande dignité.

Que faire pour venir en aide au Japon ? Difficile de répondre tellement la catastrophe est énorme, et les dégâts colossaux. La menace nucléaire continue de planer… Commencer par rétablir le lien, transmettre des messages.

Voici ce que nous écrivait Hisashi Okajima il y a deux jours :

Chers amis,

Je vous remercie de votre gentil message de compassion à propos de la série de désastres frappant le Japon à la suite du séisme de magnitude 9 et du tsunami.

Fort heureusement, tous les membres du personnel du National Film Center et leurs familles, parents et amis proches – ma famille également – vont bien et les locaux du NFC à Kyobashi et à Sagamihara sont intacts. Toutefois, le siège de Kyobashi a été fermé au public cette semaine et cela causera probablement un certain retard dans le calendrier des travaux d’extension de l’annexe de Sagamihara. Les chambres fortes modernes d’archivage de films de cette extension sont conçues pour conserver plus de 260 000 bobines de film dans des étuis [calculé par unité de 35 mm/2 000 pieds[i]], il s’agit donc d’une assez grande structure qui n’est pas facile à construire – tout cela pour mettre en application notre slogan « Ne jetez pas les films ! ».

J’étais à Bruxelles pour les activités de la FIAF (et pour le tournage d’un documentaire d’une heure réalisé par une chaîne payante japonaise au sujet des activités d’archivage de films du NFC, par moi-même et la FIAF) lorsque les premières secousses ont touché le nord-est du Japon, je ne pouvais avoir d’informations sur la tragédie frappant mon pays que par la BBC.

Je suis revenu chez moi il y a deux jours dans ma ville, à Urayasu, connue pour ses terres immenses gagnées sur l’océan pacifique sur lesquelles le parc Tokyo Disney Resort (Disneyland et DisneySea) est dressé comme un gâteau d’anniversaire (TDR est fermé pour le moment ainsi que tous les hôtels aux alentours), et j’ai constaté la présence de quelques fissures sur les routes et les bâtiments par endroits, qui ont été souillés à grande échelle principalement par la liquéfaction causée par le séisme, et une coupure générale de l’eau courante (les chasses d’eau / les douches et les baignoires ne pouvaient pas être utilisées). Inutile de dire que notre situation à Urayasu est nettement meilleure et n’a rien à voir avec l’état terrible des préfectures telles que Miyagi, Fukushima et Iwate situées à proximité de l’épicentre.

Quant à la centrale nucléaire de Fukushima, comme vous avez pu le voir à la télévision, les circonstances semblent avoir changé presque de minute en minute, je ne peux donc rien affirmer pour l’instant… Une chose est sûre : de nombreux spécialistes et techniciens luttent avec bravoure – certains sont même volontaires – contre les réacteurs à la virulence diabolique afin d’arrêter la fusion ultime.

Je n’ai jamais vécu un tel sentiment d’unité ou un tel sens de solidarité parmi la population dans cette nation plutôt calme depuis le précédent séisme survenu dans la zone d’Osaka-Kobe en 1995. Le plus triste et le plus horrible dans tout ça, c’est que cette litanie fatale de typhons, d’éruptions volcaniques, de tremblements de terre, de tsunami et d’incendies continuera dans l’archipel japonais miraculeux comme cela se répète sans cesse depuis des milliers, voire des millions d’années… NOUS SOMMES DAIJOBU [tout va bien].

Merci encore pour vos mots de sympathie et votre amitié sans faille.

Sincères salutations,

Hisashi Okajima

Dear friends,

Thank you very much for your kind message of compassion on the series of disastrous things happening here in Japan being caused by the M9 earthquake and tsunami.

Fortunately all staff members of the National Film Center and their families, relatives, friends – my family as well – are alright and NFC’s facilities both in Kyobashi and Sagamihara are intact. However, the Kyobashi headquarters has been closed to public this week, and there probably will cause certain delay in the schedule of constructing the extension at the Sagamihara Annex. The state-of-the-art film vaults in this extension are designed to keep more than 260,000 film reels-in-cans [calculated by 35mm/2,000 ft. unit], so it is quite a big structure and not easy to build – all for carrying out our slogan « Don’t Throw Film Away!. »

I was in Brussels for FIAF business (and for making an one-hour documentary program by a Japanese pay-TV station about NFC’s film archival activities, myself and FIAF) when the first hit came to the north-east Japan, so I was only able to get information of my country’s tragedy through the BBC program there.

I came back home two days ago to find that in my town of Urayasu, known as its huge reclaimed land from the Pacific on which the Tokyo Disney Resort (Land and Sea) is perched like a birthday cake (TDR is now closed with all hotels around it), there were quite a few cracks on the roads and buildings from place to place and were soiled in large scale mainly by liquefaction caused by the quake, and in the situation of no water from the tap (Neither flush/shower toilet nor bath cannot be used). Needless to say, our situation in Urayasu is much far better than and nothing to the terrible state in the prefectures like Miyagi, Fukushima and Iwate near the seismic center.

As for the nuclear power plant in Fukushima, as you have watched on TV, the circumstances seem to have changed almost minute by minute, so I can’t say anything assertively so far….one sure thing is that many specialists and technicians are fighting bravely – some are even self-devotedly – against the devil-like spiteful reactors to stop the ultimate meltdown.

I have never experienced such an united feeling or a sense of solidarity among the people in this rather slacked-off nation since another earthquake happened in the Osaka-Kobe area in 1995. The horrible and sad thing it is, but this fatal saga of typhoons, volcano corruptions, earthquakes, tsunami and fires in the miraculous Japanese archipelago will go on as things have been repeated endlessly in thousands of, millions of years…WE ARE DAIJOBU [all right].

Thank you again for your kind words and your never changing friendship to me.

Best wishes,

Hisashi

On se lève pour Annie Girardot

samedi 5 mars 2011

Hier matin je me suis rendu à l’église St Roch, à deux pas de chez moi, pour rendre comme tant d’autres un dernier hommage à Annie Girardot. Devant, il y avait la foule des badauds, admirateurs et admiratrices, des photographes à la pelle et des dizaines de caméras guettant l’arrivée de visages célèbres. À l’intérieur de l’église, la famille et les proches, cinéastes, acteurs, ministres et anciens ministres, et des gens comme moi l’ayant à peine connue et qui la respectaient.

Annie Girardot est une actrice familière, sans doute la figure la plus familière du cinéma français de ces cinquante dernières années. À la place de familière, je pourrai écrire populaire, ce qui est à peu près la même chose. En ce sens que nous avons tous été, à un moment ou à un autre, émus par un de ses rôles au cinéma. Pour moi, elle est la Nadia de Rocco et ses frères, oiseau blessé, vive, sensuelle, amoureuse et battante, puis vaincue. Inoubliable. J’étais assis à trois rangs derrière Alain Delon, dont je voyais de biais le visage ému et ravagé, et je me disais que Visconti avait eu l’œil, le vrai, pour leur confier des rôles aussi émouvants, tragiques, à fleur de peau.

La cérémonie a duré une heure, et plusieurs personnalités ont pris la parole, Delon a lu Peindre un oiseau, le poème de Prévert, Frédéric Mitterrand des extraits de l’autobiographie de l’actrice, paraphrasant la phrase inoubliable qu’elle prononça lors d’une cérémonie des César : « Vous allez nous manquer terriblement, éperdument, douloureusement ». Sa fille, Giulia, ses petits enfants, Lola et Renato. Tout était émouvant et juste. Le moment le plus surprenant fut celui où Claude Lelouch évoqua, en improvisant, l’une des sans doute très nombreuses discussions intimes qu’il eut avec Annie Girardot, et où celle-ci lui parla de la mort, à un âge où la question n’est pas tellement d’actualité. Qui, de lui ou d’elle, allait mourir avant l’autre ? Et la mort, puisque tout le monde s’y rend, chacun à son rythme, n’est-elle pas le moment de grâce de toute une vie ? Lelouch fit donc du Lelouch, mais plutôt du meilleur, et à la fin, demanda à la foule silencieuse et recueillie de se lever et de faire une ovation à la défunte. Applaudir durant plusieurs minutes une disparue, voilà ce qui s’appelle un événement, et qui vient enrichir le cérémonial religieux dans sa conception la plus stricte.

La mort d’Annie Girardot soulève une très grande émotion, cela se lit dans la presse, à la radio et à la télévision, parce qu’elle était une actrice très populaire ayant incarné des personnages multiples, où chacun se reconnaissait. Docteur, professeur, avocate, femme flic, mère de famille, etc. À sa notoriété d’actrice, s’ajoutent les conditions mêmes de sa disparition, au bout d’un long chemin dans la maladie. Alzheimer. Son combat et celui de sa fille sont racontés dans la presse, ajoutant de la tristesse à la tristesse. Je me souviens du tournage de La Pianiste, à Vienne en 2000, le film de Michael Haneke. Je me souviens de l’énergie et la vaillance avec lesquelles Annie Girardot répétait, prise après prise, un rôle incroyablement physique, où elle se confrontait et se battait avec Erika, sa fille jouée par Isabelle Huppert. Professionnelle ne se plaignant jamais, revenant à la charge selon le désir méticuleux et musical de Haneke. On devinait qu’elle était si heureuse de jouer, d’avoir un rôle dans un film, que rien ne lui ferait peur. Pas même d’être cognée par sa fille. En 2005, elle est la mère de Daniel Auteuil dans Caché, une scène où on la voit au lit, recevant son fils venu la voir pour rafraichir sa mémoire. On lui avait mis une oreillette à l’oreille, pour qu’elle dise son texte, car déjà elle perdait la mémoire. Il n’y a rien de plus émouvant que de perdre la mémoire. Cela est arrivé à ma mère, qui ne me reconnaissait plus… Pour une actrice, il ne reste plus que le corps, affaibli et fragile, pour continuer d’incarner. Michael Haneke lui avait confié ce rôle secondaire, mais rôle tout de même, sachant qu’il n’y a rien de plus important pour une actrice, quel que soit son état, de jouer. De faire encore partie de la troupe.