Archive pour le 11.2011

De passage à Saint-Etienne…

lundi 21 novembre 2011

Mercredi après-midi, bref passage à Saint-Etienne, à l’invitation de l’école nationale d’architecture (ENSASE) qui organise la 3è édition des rencontres sur le thème : Éloge de l’ombre. Alain Renaud et Pierre-Albert Perrillat me convient à parler de Fritz Lang. Le matin même, à la Cinémathèque, j’ai accueilli Bernard Eisenschitz venu parler de Fritz Lang, la journée entière, à 400 étudiants de cinéma de plusieurs universités parisiennes (Paris 3, Paris 7, Paris Est, etc.). Bernard Eisenschitz est un spécialiste de Lang, même si le mot spécialiste n’est pas exactement ce qui le définit. Il a passé une bonne partie de sa vie à étudier l’œuvre du cinéaste, à travailler dans les archives à Berlin, Paris et Los Angeles. Celles déposées à la Cinémathèque française par Lang lui-même, au milieu des années 50, concernent sa période américaine. L’exposé de B. Eisenschitz durant toute la matinée consistait à introduire les étudiants dans le dédale ou le labyrinthe que constitue ce fonds d’archives, l’un des plus riches de ceux détenus par la Cinémathèque française. Durant l’après-midi, visite commentée de l’exposition Metropolis, puis ateliers à la Bibliothèque du film. Un moment exceptionnel de formation et de transmission.

L’événement autour de Fritz Lang, inauguré il y a un mois avec la belle exposition consacrée à Metropolis que nous devons à nos amis de la Deutsche Kinemathek de Berlin, se prolongera jusqu’en janvier. Outre la rétrospective complète des films du cinéaste viennois (période allemande + période américaine), une programmation autour des « Cités futuristes ». Bernard Eisenschitz vient de faire paraître une somme, Fritz Lang au travail (aux Cahiers du cinéma), ouvrage approfondi, méthodique et très illustré, fruit de son long et patient travail au sein des archives du cinéaste. Avoir accès aux archives, aux documents de première main, est une chose essentielle, c’est même un luxe extraordinaire qui permet de décrire la méthode de travail du cinéaste. En faire l’analyse ou la synthèse en est une autre. Le point de vue qui préside à ce livre relève d’un savant mélange entre le travail de l’historien et celui du critique. Se servir des archives pour nourrir un point de vue sur l’œuvre, tel est le pari réussi de B. Eisenschitz. À lire absolument.

À Saint-Etienne, Alain Renaud m’accueille à la gare au milieu de l’après-midi. Ce grand gaillard sympathique est philosophe, il a été l’un de ceux qui, à la fin des années 70, ont créé et animé les Rencontres cinématographiques de Saint-Etienne, dont la dernière édition eut lieu en 1983. La mairie était alors communiste, le retour de la droite municipale coïncida avec l’arrêt des Rencontres. Alain Renaud est nostalgique de ces rencontres, il en parle sans cesse, y revient au détour de notre discussion amicale. Il m’emmène dans sa voiture au cinéma Le France, salle municipale qui fonctionne bien, animée par des cinéphiles enthousiastes. Il me présente à la quarantaine d’étudiants en architecture, avant la projection des Trois Lumières de Lang, dont les intertitres allemands ne sont pas sous-titrés. Expérience limite mais nécessaire pour « passer de l’autre côté du miroir » et atteindre à la grandeur poétique et formelle du cinéma allemand des années 20. Le soir, projection de Metropolis dans sa version restaurée, la salle est pleine, le public ébahi de voir ce film aussi hallucinant où l’architecture tient une place aussi essentielle. Le film de Lang s’organise dans l’espace de manière verticale, la ville haute étant réservée au pouvoir, le bas, la ville souterraine, aux classes laborieuses qui avancent, soumises telles des robots vers leurs machines. Lang fait ainsi ressortir les gigantesques décors qui ont servi au film, il en magnifie la beauté en accentuant les perspectives et les volumes, les reliefs. Et puis il y a le ballet, cette incroyable chorégraphie autour des deux héros, Feder le fils du maître de Metropolis, et Maria la jeune femme qui s’occupe des enfants pauvres. L’amour plus fort que le chaos. Le cœur bat et finit par unir les mains et le cerveau – c’est le message étrange et universel du film. Message ambigu qui réunit les extrêmes et abolit les conflits.

Le lendemain matin, avant de me raccompagner à la gare, Alain Renaud tient à me faire visiter les anciennes usines Manufrance, transformées en Centre de congrès. Y sont exposées une centaine de photos de Roger Oleszczak, qui était le photographe des Rencontres cinématographiques de Saint-Etienne. Roger Oleszczak est mort il y a trois ans laissant un énorme fonds photographique d’une richesse extraordinaire (les luttes ouvrières, le déclin des mines de charbon). L’exposition est entièrement consacrée à l’occupation de Manufrance par les ouvriers en grève, au début des années 80, se battant contre la fermeture définitive de l’usine. Les photos sont belles et, trente ans après, elles témoignent de ce que fut la classe ouvrière dans sa gestuelle et sa figuration collective : hommes en blouse très dignes, femmes solidaires, fierté à poser devant les machines, banderoles de la CGT, personnalités politiques de toute la gauche venues rendre visite aux grévistes, manifestations monstres dans les rues de Saint-Etienne, montée à Paris pour tenter d’arracher une victoire sans doute illusoire. Et puis, dans un coin de la salle où sont exposées ces photos de Manufrance, une dizaine de photos, pour moi inédites, où l’on découvre François Truffaut parmi les grévistes. Que venait faire Truffaut parmi les ouvriers en lutte ? Alain Renaud m’explique : Truffaut était l’invité des Rencontres cinématographiques en 1983, il vint et séjourna cinq jours dans la ville. Il présenta son dernier film, Vivement dimanche !, retrouva son vieil ami Jean Dasté, qu’il avait fait jouer dans L’Enfant sauvage et La Chambre verte. Et il demanda à rencontrer les ouvriers de l’usine. Il est là, le visage grave, costume-cravate, une écharpe blanche autour du cou, écoutant les ouvriers devant leurs machines. C’est un Truffaut inédit qui apparaît dans ces belles photos de Roger Oleszczak, tel qu’on ne l’imagine pas. Et pourtant… Ce fut sans doute l’une de ses dernières sorties publiques, un an avant sa mort. Alain Renaud me reparle des Rencontres de Saint-Etienne, il aimerait les relancer, la mairie socialiste l’y encourage. Il y réfléchit, cherche à constituer une équipe. Allez les Verts !

Alain Renaud, Jean Dasté et François Truffaut (photo Roger Oleszczak)

François Truffaut en visite à Manufrance (photo Roger Oleszczak)

Truffaut parmi les grévistes de Manufrance (photo Roger Oleszczak)

Alain Renaud à g., François Truffaut et deux ouvriers de Manufrance (photo Roger Oleszczak)