Archive pour le 06.2012

Sophie Cazes rejoint le Cabinet d’Aurélie Filippetti

mardi 19 juin 2012

Ce mardi matin 19 juin, Sophie Cazes ne se rendra pas à la Cinémathèque, rue de Bercy, comme elle le fait chaque jour depuis dix ans. Elle était, jusqu’à hier soir, notre directrice financière et juridique, un poste important mais discret, peu visible et néanmoins essentiel. Ce mardi matin, elle va se rendre rue de Valois, où elle rejoint le Cabinet d’Aurélie Filippetti, ministre de la Culture et de la Communication. Sophie vient en effet d’être « débauchée ». Elle n’a pas résisté à la proposition que lui a faite la ministre, de devenir sa conseillère technique pour le cinéma. Sophie a eu bien raison d’accepter car une telle proposition ne se refuse pas.

Lundi matin, elle a réuni toute son équipe, et nous avons ensemble annoncé la nouvelle de son départ. Discours, éloge, encouragements. Certaines de ses collaboratrices avaient les larmes aux yeux. Moi-même j’étais ému. On ne sépare pas d’une personne avec laquelle on a si bien travaillé, depuis près de dix ans, sans regrets. Mais il faut aussi admettre que celles et ceux avec qui l’on travaille, à qui l’on fait toute confiance, parce qu’on les apprécie pour leurs qualités humaines et professionnelles (souvent les mêmes) aient un jour envie de changer d’air. Sophie Cazes a bien fait de se laisser tenter par cette nouvelle aventure professionnelle. Elle va occuper un poste important, à la fois technique et politique, un job plus exposé et plus excitant où elle va faire la preuve de ses qualités : écoute, loyauté, sens du service public et des missions publiques, énergie, incroyable capacité de travail. Ces qualités seront mises au service du cinéma.

Sophie Cazes a beaucoup compté dans l’histoire de la Cinémathèque depuis dix ans. Elle était là, détachée du CNC au sein de la Cinémathèque pour en superviser la gestion, lorsque j’ai pris mes fonctions le 2 mai 2003. J’ai tout de suite compté sur elle, pour réformer la Cinémathèque et lui faire changer d’échelle, dans la perspective de l’installation rue de Bercy. Sophie a œuvré pour nous mettre à jour sur le plan comptable, nous faire adopter de nouvelles procédures, nous doter d’outils de gestion adaptés. Surtout, elle a su instaurer un dialogue avec les collaborateurs culturels (programmation, expositions, action culturelle, etc.), afin qu’ils intègrent mieux la dimension économique de notre projet. Il a fallu du temps et de la patience, de la persuasion. Ce qui était essentiel il y a dix ans l’est encore aujourd’hui. Pas de projet culturel ambitieux sans son volet économique. Si la Cinémathèque fonctionne bien, si elle connaît le succès, si elle est respectée par ses partenaires et par la tutelle publique (ministère, CNC) cela est dû aussi à sa bonne gestion, au travail de celles et ceux qui font « tourner la machine ». Sophie Cazes en était un maillon essentiel. Elle nous quitte, elle va nous manquer. Là où elle va, celles et ceux qui l’auront à leur côté pourront compter sur elle. Car c’est une personne de qualité.

Serge Daney, il y a tout juste 20 ans…

lundi 11 juin 2012

Dans la nuit du 11 au 12 juin, il y a donc tout juste vingt ans, en 1992, Serge Daney mourrait du sida. Ses nombreux amis se réunirent tôt dans la matinée, dans la cour de l’hôpital Necker. Abasourdis. Silencieux. Calmes. Serge Daney reposait sur son lit de mort, le visage apaisé. Un a un, nous entrâmes dans la pièce sombre pour un dernier hommage. L’ami avec qui j’entrais ne tint pas longtemps, éclatant vite en sanglots. Je tenais bon, plusieurs minutes. Un tête-à-tête, un de plus, avec Serge D. Ce cher ami, S.D., venait à peine d’avoir 48 ans.

Quelques jours auparavant nous fêtions son anniversaire, rue de Charonne, dans le loft de Pascale Dauman. Elle faisait bien les choses, Pascale, avec amour et amitié. Avec générosité. Les amis étaient réunis autour de Serge, qui recevait assis sur son trône. Il semblait heureux de cette fête, sachant sans doute que ce serait la dernière. Je lui avais offert un kimono japonais, cadeau dérisoire. Il avait eu la force de rester là une bonne partie de la nuit, tandis que ses amis peu à peu s’en allaient. Une ambulance était venue le chercher à l’aube pour l’emporter à l’hôpital. Nous ne le revîmes plus. Sauf sur son lit de mort.

S.D. a laissé beaucoup d’amis derrière lui, des gens très différents qu’il a connus et aimés à plusieurs périodes de sa vie. Il y avait la génération des Cahiers du cinéma, celle de Libération, puis celle de Trafic, sans compter tous ceux qui n’appartenaient à aucune de ces chapelles. Les sans parti. Tous se mêlaient, se mélangeaient, se croisaient. Parce que c’était lui. Et parce que chacun lui devait quelque chose.

Quand je repense à S.D., je repense à mes débuts, à la manière avec laquelle il m’avait accepté à ses côtés. Avec son intelligence et sa lucidité, S.D. voyait parfaitement la place qu’occupaient les autres dans le paysage critique ou cinématographique. Il a mieux vu qui j’étais et où j’étais, au début des années 70, lorsque nous nous sommes connus, lui donnant des cours de cinéma à Censier, moi étudiant, que je ne me voyais moi-même. Relisant le décryptage de la conversation qu’il a eue, début 1992, avec Régis Debray, je tombe sur ce passage où il parle de la période, 1974, où il reprit les Cahiers en main, tout en évoquant mes débuts :

« Je me suis mis à faire les Cahiers comme un somnambule, je ne savais pas comment on faisait la maquette, je ne savais rien, je ne savais pas composer un texte. Dans le maoïsme à l’époque, on avait récupéré un ou deux jeunes gens, qui étaient des étudiants très politisés, qui ne connaissaient pas grand-chose au cinéma, mais qui étaient vifs et intelligents. Voilà, il y en avait un qui s’appelait Toubiana, il a appris à lire et à écrire, il a appris à voir des films, il a appris tout, il a tout appris aux Cahiers, il a désappris sans beaucoup de problèmes sa culture politique qui ne lui servait à rien, car lui avait pigé que tout ça était en train de finir, et c’était le seul avec qui je pouvais parler. Moi, je n’ai réussi à tenir aux Cahiers que parce que je pouvais parler à quelqu’un tous les jours, je pouvais dire tous les jours à quelqu’un l’équivalent de : « Qu’est-ce qu’on met dans la marmite ? ». Et c’était Toubiana. » Fin de la bobine 8 de l’entretien Daney-Debray.

S.D. disait la vérité, avec ses mots à lui, dans le feu roulant d’une conversation de haute volée avec Régis Debray. Il disait la vérité sur lui, et sur moi. Une vérité que j’aurais été bien incapable de formuler moi-même, pris dans la brume d’une époque où il m’était difficile de faire le tri entre ce qui relevait de l’expérience directe, de l’apprentissage lent et fastidieux, sous la pression d’une idéologie politique finissante, et ce qui relevait de l’écoute de Serge, d’être son interlocuteur, lui faisant les questions et les réponses et cherchant à voix haute son chemin, tout en m’aidant à trouver le mien. Aussi ma dette à son égard est-elle illimitée.

En fin d’année 1991, je me souviens être allé chez lui, rue Traversière, avant de partir en vacances de Noël en Israël. Je l’avais trouvé fatigué, amer, désabusé. En rentrant chez moi, je lui écrivais aussitôt une courte lettre pour lui proposer de l’aider à écrire le livre qu’il avait en chantier, Persévérance, dont il me disait n’avoir écrit que le premier chapitre. À mon retour de Jérusalem, je trouvai chez moi une carte écrite de sa belle écriture :

« Caro S.T.

J’espère que tu n’as pas été enneigé vivant en terre sainte et que tu es revenu en pleine forme. Ta lettre me touche évidemment beaucoup. Cela ajoutait à ma tristesse, ce soupçon (égoïste) que tu n’étais pas “de mon côté”. Ce livre d’entretiens, c’est ce qu’on aurait dû faire il y a un an. Cette fois-ci, c’est ma faute. Je me suis, comme toujours, éparpillé et le gâchis est réel. On peut essayer de faire à deux ce drôle de projet (une “ciné-biographie”). Plutôt vite.

Une seule chose me paraît claire. Depuis que j’ai rencontré P.O.L., j’ai compris, avec un peu d’amertume, ce que c’est que d’avoir un éditeur. C’est ce qui m’a si cruellement manqué, toutes ces années, par fierté conne et insouciante de ma part. Ce livre qui viendra à la place de celui que je n’écrirai pas, je le dois à P.O.L. Évidemment, il n’y sera question que des Cahiers, mais je trouve plus sain de réserver à la maison mère le rôle de sujet et pas celui de l’outil. Je pense même que c’est bon pour toi et pour notre dialogue. Voilà, pour l’instant. Voyons nous. Je t’embrasse. S.D. »

Les 7, 8 et 9 février 1992, nous nous retrouvâmes à Aix-en-Provence, S.D. et moi. Il revenait de Marseille où il s’était rendu pour animer un séminaire avec Raymond Bellour présentant la revue Trafic qu’ils venaient ensemble de créer. De mon côté, j’avais réservé deux chambres dans un hôtel au calme, dans un village situé non loin d’Aix, Eguilles. Durant trois jours, j’interrogeais Serge sur son parcours, son itinéraire de “ciné-fils”. Il me fit certaines révélations qu’il n’avait jamais faites à personne, sur ses origines, sur son père inconnu et disparu dans les camps de concentration. Tout prenait forme, tout prenait sens, la boucle se refermait. Sa vie et sa passion du cinéma se mêlaient, s’imbriquaient, comme à livre ouvert. Ce livre n’existait pas encore, Persévérance. Il aurait dû naître de son vivant. S.D. mourut avant de terminer la récriture de ce dialogue.

Juin 2012, vingt ans après. Revenir sur S.D. Parler de lui, relire ses écrits, évoquer son rôle éminent dans la critique et la pensée du cinéma. Convier ses amis, donner la parole à des cinéastes pour qui il a compté, et à qui il a souvent ouvert le chemin, écarquillé les yeux, guidé le regard. Ce sera l’hommage que la Cinémathèque rendra à Serge Daney, dans les prochains jours. Une programmation de films qu’il a vus, et qui l’ont vu, ou sur lesquels il a écrit. Des tables rondes, des lectures : une journée entière lui sera consacrée le 22 juin. Le 25 juin, Nicolas Bouchaud donnera son spectacle tiré de la conversation avec Régis Debray : Itinéraire d’un ciné-fils. A voir, à écouter. Parallèlement, P.O.L., grâce à Patrice Rollet, publie en juin le volume 3 des écrits critiques de Daney, La Maison et le Monde, les Années Libé 1986-1991.