Archive pour le 08.2013

Admirable Michel Piccoli

vendredi 30 août 2013

La Cinémathèque française rouvre le 4 septembre 2013 avec une rétrospective consacrée à Michel Piccoli. Une soixantaine de films choisis parmi les très nombreux interprétés par l’acteur. Michel Piccoli sera présent samedi 7 septembre à la Cinémathèque, pour une discussion après la projection à 14h30 du film de Pierre Granier-Deferre, Une étrange affaire.

« Extravagant ! C’est extravagant, non ? » L’expression revient souvent dans sa bouche, exprimant un sentiment permanent de curiosité, d’interrogation sur le monde et les choses. S’il y a un homme qui n’est jamais blasé, c’est bien Michel Piccoli. Pourtant, ses états de service l’autoriseraient à se mettre à distance, à prendre du recul en se contentant de vivre de sa rente symbolique. Il n’en est rien car cela n’est pas son genre. Michel Piccoli garde en lui une capacité d’étonnement presque enfantine qui force l’admiration. Une curiosité de tous les instants. Comment fait-il ? Mystère. Cet état d’enfance lui a permis de traverser quelques décennies de cinéma, pas moins de six, et d’en parcourir tout le spectre : de Sautet à Godard, de Boisset, de Rouffio à Granier-Deferre, sans oublier ces deux ogres que furent Luis Buñuel et Marco Ferreri auxquels il fut fidèle. Et puis : Demy, Costa-Gavras, Louis Malle, Jacques Doillon, Youssef Chahine, Leos Carax, Michel Deville, Edouard Molinaro, Ruiz, Manoel de Oliveira, et plus récemment Nanni Moretti et son Habemus Papam. Entre autres.

Cette forme d’incrédulité ou de candeur, ce questionnement enfantin est à la base de sa méthode, qui n’en est évidemment pas une. Plus précisément de son approche du métier d’acteur : disponibilité à toute épreuve, goût pour l’extravagance justement, humilité vraie qui lui permet de suivre presque aveuglément toute sorte d’aventure artistique. Piccoli, comme son comparse Mastroianni, incarne idéalement cet « état d’acteur » : aimer jouer, aimer être un autre, aimer se glisser dans d’autres mondes par des portes dérobées.

Combien de films à son actif ? Plus de deux cents. En incluant les nombreuses télévisions qui jalonnent les années cinquante, mais sans compter ses nombreux rôles au théâtre. Et puis, en 1963, LA révélation : son rôle dans Le Mépris, voilà tout juste un demi siècle. A propos de Rafle sur la ville de Pierre Chenal (1958), dans lequel joue Michel Piccoli (il est Inspecteur de police et meurt à la fin en se couchant sur une grenade dans les locaux de la P.J.), Godard avait écrit dans les Cahiers du cinéma (avril 1958) : « Admirable Michel Piccoli. » Il s’en souvient au moment de confier le rôle de Paul Javal, le scénariste marié à Camille, la sublime Camille interprétée par Brigitte Bardot. Paul Javal, comme chacun sait, c’est Godard déguisé en Piccoli. Un rôle qui compte dans une vie d’acteur. « Le Mépris, disait Piccoli, est une œuvre entièrement autobiographique de Godard, autobiographique de ce moment de sa vie. Il raconte un moment de douleur, de mise en question de soi-même vis-à-vis de l’amour, de la littérature, du cinéma, de l’argent. Je pense que c’était un moment d’inquiétude tout à fait particulier de la vie de Godard. [1]»

Fritz Lang écrivit à Michel Piccoli en août 1963, depuis Beverly Hills en Californie : « Jean-Luc a certainement eu un de ses plus beaux jours quand il vous a choisi pour le rôle de Paul (…) Quand je pense à votre grande scène à l’intérieur de Malaparte ou aux scènes que nous avons eues ensemble, je sentais toujours que ce n’était pas un acteur jouant un rôle, mais que c’était un homme vivant, cherchant sa vocation, son âme véritable, et souffrant. [2]» Peut-on imaginer plus beau compliment ? Godard lui-même ne fut pas avare d’éloge : « J’ai pris Piccoli parce que j’avais besoin d’un très, très bon acteur. Il a un rôle difficile et il le joue très bien. Personne ne s’aperçoit qu’il est remarquable, parce qu’il a un rôle tout en détails.[3] » Qu’est-ce qui était difficile ? Être le mari trompé de Camille Javal ? Jouer un rôle d’homme mûr, délaissé par la sublime Bardot ? Incarner le doute, le secret d’un homme dépassé par l’aventure dans laquelle il est entrainé ? Ce qui est sûr c’est que Le Mépris bouscule la trajectoire trop tranquille de Michel Piccoli. Passé la quarantaine, devenir un acteur de premier plan sera le défi d’un comédien qui se contentait de faire des apparitions dans des films. Par exemple French Cancan de Renoir (1954), où Piccoli incarne un capitaine un peu falot et raide, moustache et cheveux noirs, allure comique à la Hulot, faisant le baise main aux dames ; ou Les Mauvaises rencontres d’Astruc (1955) ; plus tard  Le Doulos de Melville (1962).

Dans la foulée du film de Godard, il enchaîne film sur film à raison de quatre ou cinq, parfois six dans une même année, incarnant les hommes mûrs, les séducteurs, les libertins. Le Dom Juan de Marcel Bluwal réalisé en 1965 pour la télévision reste en mémoire, le texte de Molière semblant fait pour sa voix, ironique, gourmande et inquiétante. Son personnage de grand bourgeois pervers dans Belle de Jour (1966) fixe pour un long moment le personnage de Piccoli à l’écran : élégant et secret, maître de ses sentiments et déshabillant du regard ses sublimes partenaires (Catherine Deneuve dans ce film et dans La Chamade d’Alain Cavalier, ou Romy Schneider dans les films de Claude Sautet), figure de libertin, organisateur de fêtes et de rituels dont il tire les ficelles, pour sa seule jouissance.

Mais la façade se craquèle et Claude Sautet est là pour saisir, dans Les Choses de la vie, puis dans Max et les ferrailleurs, Vincent, François, Paul et les autres, ou encore Mado, cette faille de l’homme bourgeois trop lisse enfermé dans ses certitudes. Faille psychologique ou sociale, que Piccoli incarne avec une grandeur magnanime. Il est génial dans Une étrange affaire de Pierre Granier-Deferre (1981, d’après un roman de Jean-Marc Roberts, récemment disparu), manipulateur et charismatique, toujours en mouvement, entraînant dans sa suite ses collaborateurs mystifiés. Génial aussi dans Les Noces rouges de Chabrol (1973) où, sous le vernis du bourgeois provincial, perce la pulsion purement bestiale.

Et puis il y a le film qui fait la bascule, qui opère le « saut dans le vide » (titre du film de Marco Bellocchio, qui valut à Piccoli et à Anouk Aimée un double prix d’interprétation à Cannes en 1980) : Dillinger est mort de Marco Ferreri (1969), où soudain l’acteur est confronté au vide de sa propre existence, à une confrontation mortifère avec lui-même, s’amusant à manier un objet transitionnel, un revolver dont il ne sait que faire, objet a qui le renvoie à son néant, donc logiquement au suicide. Fini le social, envolée la société et ses codes contraignants : la liberté de l’individu est à ce prix. Piccoli y prend goût et se souvient de sa rencontre avec Ferreri comme un des moments parmi les plus intenses de toute sa carrière d’acteur. La capacité de l’acteur de passer en un clin d’œil du mâle dominateur viril et poilu à l’enfant, ou si l’on préfère, de l’ogre au petit poucet, fascinait tant l’auteur de Pipicacadodo.

Après Dillinger il y aura L’Audience, Touche pas la femme blanche, et surtout La Grande bouffe où, affublé d’un horrible pull à col roulé en acrylique d’un rose charcuterie, Piccoli et ses compères Mastroianni, Tognazzi et Noiret s’en donnent à cœur joie dans leurs rituels joyeux et – cette fois encore – mortifères. Cette dimension du grotesque est essentielle si l’on veut percevoir la vérité d’un acteur. Elle appartient à la sphère de la provocation, farcesque chez Ferreri, surréaliste chez Buñuel, mais elle désigne avant tout ce profond trou noir de l’enfance et du plaisir de la régression dans l’œuvre de Michel Piccoli.

Dans son œuvre d’acteur, car il s’agit bien d’une œuvre et à l’échelle d’une vie – et dans son œuvre de cinéaste, les quatre films qu’il a réalisés, où se retrouvent enfance, régression, burlesque parfois, amis avant tout, LIBERTE. Car, acteur admirable et extravagant, Michel Piccoli est avant tout un homme libre.

Serge Toubiana

 


[1] Alain Bergala, Godard au travail, les années 60, éditions Cahiers du cinéma, page 156.

[2] Ouvrage cité, p. 156.

[3] Ouvrage cité, p. 157.

La Grande Fabienne

jeudi 1 août 2013

Fabienne Vonier, la Grande Fabienne, s’est éteinte mardi 29 juillet à 7 heures du matin, dans sa maison de vacances de Pizay (Ain), aux côtés de Francis Boespflug son mari, de ses deux fils Thibaud et Robin, et de sa famille. Fabienne était une femme d’un courage inouï et d’une grande pudeur ou discrétion. Malade depuis dix ans, elle continuait à travailler, à se battre contre la maladie, affaiblie mais infatigable. Il y avait des hauts et des bas, mais sans cesse elle poursuivait son activité de productrice et distributrice. Elle avait du caractère, un sacré caractère qu’elle s’était forgé tout au long d’un parcours professionnel sans faute. Elle avait  commencé à Strasbourg, la ville où elle avait rencontré Francis, l’homme de sa vie et son complice. Elle s’occupait d’une salle d’art et essai, Le Club, qui appartenait à Louis Malle et à son frère Vincent. Elle avait su gagner leur confiance et s’en faire des amis, des alliés.

À Paris, après un passage chez UGC, c’est chez MK2, aux côtés de Marin Karmitz, qu’elle fit ses classes comme distributrice, avant de créer en 1989 sa propre société de distribution, Pyramide, avec l’aide de Michel Seydoux, de Claudie Cheval et des frères Malle. Indépendante, Fabienne défendait avec ardeur le cinéma d’auteur, proche des cinéastes qu’elle aimait : Youssef Chahine (qui signa de son nom le logo de Pyramide Distribution), Elia Suleiman (Intervention divine), Alejandro Gonzalez Iñarritu (Amours chiennes), Aki Kaurismäki (jusqu’au récent Havre, présenté en 2011 en compétition à Cannes), Catherine Corsini (Partir, Trois mondes), Nuri Bilge Ceylan (Les Climats, Les Trois Singes), Luis Puenzo ou encore l’allemand Fatih Akin. En France, elle a accompagné Tonie Marshall dont elle a produit Au plus près du paradis et France Boutique, après avoir distribué avec le succès que l’on sait Vénus Beauté Institut en 2000 (quatre César et gros succès public). Il faut également citer Benoit Jacquot, Claire Denis et Alain Cavalier, dont elle était proche. Fabienne Vonier avait 66 ans, elle était aimée et respectée dans le cinéma, parce qu’elle était une grande professionnelle et une personne de qualité et d’engagements. Une femme épatante. La Grande Fabienne va terriblement nous manquer.

Elle sera inhumée samedi 3 août à 11 h au Crématorium de Bron (161, boulevard de l’Université, 69500 Bron). Une cérémonie rassemblant ses nombreux amis sera organisée à Paris en septembre.     

Le Festival de Cannes et La Cinémathèque française organisent une soirée en hommage à Fabienne Vonier, mardi 1er octobre 2013, à 19h30 à la Cinémathèque.
51, rue de Bercy, 75012 Paris.