Archive pour le 10.2014

« Il y a du sang chez Truffaut »

dimanche 19 octobre 2014

Voici l’entretien intégral paru sur le site lemonde.fr, réalisé par Franck Nouchi.

Serge Toubiana : « Il y a du sang chez Truffaut »
Le Monde.fr | 11.10.2014 à 16h42 • Mis à jour le 12.10.2014 à 18h54 | Propos recueillis par Franck Nouchi

Après Les Cahiers du cinéma, dont François Truffaut fut l’une des figures de proue, Serge Toubiana dirige la Cinémathèque française, celle-là même où le réalisateur des 400 Coups apprit le cinéma, avant d’en prendre la défense à la veille de mai 1968. Aujourd’hui, Serge Toubiana est le commissaire de l’exposition « François Truffaut» présentée rue de Bercy jusqu’au 25 janvier. Auteur, avec Antoine de Baecque, d’une biographie de référence, il évoque ce cinéaste adulé et incompris.

A quand remontent vos premiers souvenirs de François Truffaut ?

La première fois que je l’ai rencontré, c’était en 1975. J’étais avec Serge Daney, qui était alors le patron des Cahiers du cinéma. La revue sortait d’une période pour le moins austère durant laquelle le structuralisme, les rapports à la linguistique, à la psychanalyse, à la politique, l’engagement maoïste, avaient pris le pas sur le cinéma. Les Cahiers s’étaient éloignés non seulement de Truffaut, mais aussi des autres cinéastes de la Nouvelle Vague, à l’exception de Godard et de Straub.
Je trouvais cette situation anormale. Non seulement, Truffaut était un des cinéastes de la Nouvelle Vague et avait écrit aux Cahiers, mais en outre il en était actionnaire. Un jour, je dis donc à Daney : « Allons le voir, il pourrait peut-être nous aider ». Métro, Bastille-Champs Élysées. Rue Robert Etienne, les Films du Carrosse. Il nous reçoit dans son bureau. Je suis immédiatement frappé par cette pièce que l’on peut voir dans l’exposition, sa porte capitonnée qui donnait l’impression au visiteur d’entrer chez un notaire.
Il nous fait asseoir sur un canapé en cuir, s’assied en face de nous et nous observe d’un regard très intimidant qui voulait dire : maintenant que vous êtes là, que voulez-vous ? Pas la moindre familiarité. Daney lui ayant détaillé notre projet de refaire une vraie revue de cinéma, il l’interrompt : « Primo, si vous aviez eu du courage, vous auriez dû créer une nouvelle revue pour écrire vos inepties maoïstes. Au lieu de cela, vous vous êtes servis des Cahiers. En 1951, le projet de Bazin lorsqu’il a créé cette revue n’était pas celui-là. Deuzio, j’entends ce que vous m’avez dit sur vos intentions. Je serai dorénavant avec vous d’une neutralité bienveillante. »
« Neutralité bienveillante »
: j’ai gardé cette expression en travers de la gorge pendant des années. Qu’avait-il voulu dire exactement ? Ne voulant pas en rester là, je n’ai cessé dès lors d’œuvrer pour opérer un rapprochement avec lui. Aux Cahiers, j’étais minoritaire, Godard avait gagné la partie. Si l’on était « godardien », on ne pouvait pas être « truffaldien ». Cette équation me semblait implacable et choquante. Un peu comme si l’on m’avait demandé de choisir entre Stendhal et Flaubert.

Daney lui-même était « godardien »…
Absolument. Il était réticent à Truffaut. Il a fallu attendre La Chambre verte, en 1978, pour que Truffaut fasse la couverture des Cahiers. Par la suite, en 1980, je l’ai convaincu de nous accorder un entretien. Il finissait alors le montage du Dernier Métro. Avec Serge Daney et Jean Narboni, nous nous sommes rendus chez lui un matin, 12 avenue Pierre 1er de Serbie. « Vous resterez déjeuner, on aura du temps, je vous consacre une journée ». Cet entretien, le premier qu’il accordait aux Cahiers depuis 1967, est l’un des plus beaux que je n’aie jamais fait. Appartement bourgeois, vue sur la Tour Effel, sa gouvernante qui nous sert à déjeuner… On a parlé une journée entière. Il en a profité pour régler ses comptes avec Godard qui, à l’époque, ne cessait de l’attaquer. L’entretien parut au moment où sortait Sauve qui peut (la vie). On a donc fait une « couverture Truffaut », puis une « couverture Godard ». On pouvait aimer les deux.

A partir de là, les signes de reconnaissance de Truffaut sont devenus très précis. Il a participé à des Hors-Séries consacrés à Hitchcock et à Rossellini, écrit des préfaces, autorisé la publication de textes anciens. Avec Jean Narboni, nous l’avons convaincu de faire ce livre qui s’appelle Le Plaisir des yeux. En dépit de ses réticences, y figure son fameux texte « Une certaine tendance du cinéma français ». Truffaut ne voulait plus attaquer des cinéastes qui n’étaient plus au cœur du système. Aujourd’hui, disait-il, c’est moi qui suis au cœur du système, eux sont dans la difficulté.
En lisant sa biographie, on comprend à quel point son enfance a été déterminante, pour lui et pour son cinéma…

Comme nous avions tous les deux envie de nous lancer dans une biographie de Truffaut, nous avons, Antoine de Baecque et moi, écrit ce livre ensemble. Et puis, il y avait eu la mort de Truffaut, à l’âge de 52 ans. C’était le premier cinéaste de la Nouvelle Vague qui mourait. J’étais bouleversé, avec de surcroît le sentiment d’un inachèvement absolu. Très vite, avec Alain Bergala et Marc Chevrie, nous avons mis en chantier un énorme numéro spécial. Une sorte de « Chambre verte » dédiée à Truffaut. Tout à coup, tout le monde comprenait l’importance qu’il avait eue, non seulement par ses films, mais aussi par sa posture. Il était l’homme essentiel.
Mais, par-delà sa mort, je n’aimais pas la manière dont la critique française aimait Truffaut. Je n’aimais pas le côté, à mon avis très bien orchestré par lui-même, « les femmes et les enfants d’abord ». Gentil et français si vous voulez. Au contraire, j’étais frappé par cette attirance vers la mort que l’on retrouve dans beaucoup de ses films, cette violence radicale des passions qui irradie, par exemple, dans La Femme d’à côté, Les Deux Anglaises ou encore Jules et Jim. Quelque chose de plus sombre, de plus noir qu’il fallait donc aller débusquer. J’aime beaucoup cette idée qu’il faisait clandestinement les choses mais avec un souci des apparences qui lui permettait de ne pas être marginalisé.

La Cinémathèque était un des lieux de sa clandestinité. Il avait un rapport très singulier à ce lieu et à son fondateur, Henri Langlois.

 

C’est fondamental. La Cinémathèque, avenue de Messine, était pour lui un lieu de rendez-vous. Tout comme le Studio Parnasse et le Ciné-club du Quartier Latin. A cette époque, il est pauvre et il cherche sa voie. Il a deux tuteurs, Langlois et Bazin. Qui eux-mêmes, autant qu’on sache, n’entretiennent pas une véritable relation. Truffaut s’en accommode très bien. Bazin va à la fois le prendre en charge et l’aider à devenir un rédacteur des Cahiers. Avec Langlois, la relation est moins « maternante » mais tout aussi essentielle, on le verra au moment de l’Affaire Langlois en 1968.

Il y a les cinéastes qui ont compté pour lui, mais aussi les écrivains. Il sacralisait la littérature…

Truffaut a commencé à lire – il le dit dans L’homme qui aimait les femmes, l’un de se ses meilleurs films – chez ses deux grands-mères. Quand il aimait un roman, il en achetait dix exemplaires pour les offrir à ses amis. Il avait un véritable culte de la chose écrite. Truffaut, qui adorait Proust, était un homme d’un temps plus ancien que notre temps. C’est un enfant de l’Occupation, de la clandestinité, avec un père clandestin, une vie clandestine, une passion clandestine pour le cinéma et la littérature… Mettez tout cela bout à bout et vous verrez se dessiner le portrait de Truffaut, son obsession du refus de la modernité et de la mode. Il disait ceci : « J’ai toujours préféré le reflet de la vie à la vie elle-même. Si j’ai choisi le livre et le cinéma, dès l’âge de 11 ou 12 ans, c’est bien parce que j’ai préféré voir la vie à travers le livre et le cinéma. »

En revanche, il y avait chez lui une moins grande attention portée à la peinture. Rien à voir de ce point de vue avec un Pialat, un Bresson, ou même un Godard…

Rien ! Rien ! On n’imagine pas Truffaut allant dans une galerie d’art. Son univers, c’était le roman. Son approche passe par le récit, la narration, la construction dramaturgique. La plastique, ce n’était pas son truc. Voyez L’homme qui aimait les femmes, un film sublime mais qui n’est pas un film très beau. C’est la quintessence de Truffaut. Le secret, l’obsession, la fièvre du personnage, le côté pas du tout mondain, j’écris parce que je ne peux pas ne pas écrire ma vie.

Dans son livre de conversations avec Hitchcock, Truffaut rapproche ce dernier de Kafka, Poe ou Dostoïevski. Ces artistes inquiets, dit-il, qui ne peuvent évidemment pas nous aider à vivre, mais qui nous aident à nous mieux connaître. Est-il à ranger dans cette catégorie ?

Nous avons grandi avec Truffaut. Il nous parle à tous les âges de notre propre vie. Nous avons grandi avec lui. Si je tiens tant à cette œuvre, c’est aussi parce qu’elle nous parle de ce qu’on a été. En outre, Truffaut nous a énormément aidés à aimer le cinéma. Truffaut critique a été beaucoup plus pédagogue, plus clair avec nous que ne l’ont été Godard ou Rivette. On lisait ce qu’il écrivait sur Vigo, Rossellini, Hitchcock, Renoir ou Ophuls, et on se les appropriait ensuite de façon très simple. Truffaut a maintenu la flamme.

Et c’est pourquoi, étant maintenant à la Cinémathèque, je voulais au travers de cette exposition, lui rendre ce qu’il m’a donné. Trente ans après sa mort, j’ai le sentiment mélancolique que le temps joue contre Truffaut. Cela dit, allez à l’étranger, au Japon, dans n’importe quelle université américaine et vous constaterez son importance. Parlez avec Spielberg, Scorsese et vous comprendrez quelle est l’influence, encore aujourd’hui, de ses films.

Pour quelles raisons ?

Dans un livre décisif, il a changé le regard des Américains sur Hitchcock. Et puis, eux ont vu les films de Truffaut sans difficulté, sans nos critères, indépendamment de sa rivalité avec Godard. Ils ont découvert un grand narrateur, capable dans L’Enfant sauvage de rendre un hommage bouleversant au cinéma muet. Pendant ce temps, nous nous aveuglions au nom de théories. Justement ce qui faisait horreur à Truffaut, les théories. Il préférait adapter les romans, les faire saigner d’une manière absolument pas académique. Il y a du sang chez Truffaut, souvenez-vous de ce qui est sans doute la plus belle scène de son œuvre, le dépucelage d’Anne à la fin des Deux Anglaises. Cette scène était si forte sexuellement qu’il n’arrivait pas, dit-on, à la regarder.
Au fond, on pourrait dire que Truffaut s’est réfugié dans le passé pour se protéger de la violence de ce qu’il voulait dire. Une fois que l’on a compris cela, tout devient clair.

  • Franck Nouchi
  • Journaliste au Monde

 

Elle s’appelait Marie Dubois

jeudi 16 octobre 2014

Dominique Rousseau m’a téléphoné hier pour m’annoncer la mort de Marie Dubois, sa mère. Marie Dubois était mariée à Serge Rousseau, un homme délicieux qui était agent d’actrices et d’acteurs au sein d’Artmedia, et qui était un ami proche de François Truffaut. Celui-ci aimait beaucoup Marie Dubois, à qui il avait conseillé d’adopter ce nom tiré d’un roman de Jacques Audiberti, « parce qu’elle incarne toutes les femmes en une seule. C’est elle qui conduit le taxi dans Paris, ou qui prépare son agrégation de philo, ou mieux encore, c’est elle qui prépare son agrégation le jour en conduisant son taxi la nuit. » En 1960, Truffaut avait fait faire des essais à la jeune comédienne en vue de lui confier le rôle de Léna dans Tirez sur le pianiste. Ces bouts d’essais figurent dans l’exposition consacrée à François Truffaut à la Cinémathèque française : on y voit une jeune femme moderne, les yeux rieurs mais pudiques, répondant aux questions du cinéaste dont on n’entend que la voix. A un moment, Truffaut lui demande de s’énerver et de lui dire des gros mots : Claudine Huzé, qui ne s’appelle pas encore Marie Dubois, avait bien du mal à dire des gros mots… Elle est magique dans Tirez sur le pianiste, où elle fait couple avec Charles Aznavour. Elle le défend, le protège, lui le timide pianiste surdoué qui a échoué dans un bastringue à Levallois. Il y a cette scène où elle descend avec lui à la cave, après qu’il ait tué Plyne, le bistrotier amoureux, d’un coup de couteau, par légitime défense, pour le cacher des policiers. Aznavour est comme un enfant protégé par la femme qui l’aime. Ce motif de l’homme protégé par la femme amoureuse traverse toute l’oeuvre du cinéaste.

J’ai revu le film hier après-midi, juste après le coup de fil de Dominique Rousseau, à la Cinémathèque, avant d’animer une discussion avec des jeunes cinéphiles de L’Autre ciné-club. Revoir la fin du film, le corps de Marie Dubois glissant dans la neige, m’a bouleversé. Tirez sur le pianiste ne raconte pas la vie mais le rêve, la féérie, la fantaisie. Hélas, je l’ai revu hier comme un documentaire puisque Marie Dubois n’est plus.