Archive pour le 11.2014

Deux documentaires signés Werner Herzog

dimanche 23 novembre 2014

Werner Herzog était de passage à Paris la semaine dernière, à l’occasion de la sortie de deux documentaires demeurés inédits. Le 17 novembre, il était convié à la Cinémathèque française pour présenter ces deux films, La Soufrière et Gasherbrum, la montagne lumineuse, et participer à une conversation qui suivait leur projection. Ces deux films sont distribués par Potemkine.

 La Soufrière (1977). En attendant l’inévitable catastrophe.

Août 1976, Werner Herzoz se rend à Basse-Terre, en Guadeloupe, au moment où le volcan « la Soufrière » menace d’entrer en éruption. Il l’a appris par la presse, un détail ayant tout particulièrement retenu son attention. Alors que la ville a été désertée par tous ses habitants, un homme a décidé de rester chez lui et de braver le volcan. Werner Herzog est accompagné par deux chefs opérateurs, Jörg Schmidt-Reitwein et Ed Lachman, lequel travaillera par la suite, entre autres, avec Wim Wenders, Sofia Coppola, Larry Clark, Steven Soderbergh, Susan Seidelman.

Arrivé à Basse-Terre, Herzog et ses deux cameramen découvrent une ville entièrement déserte. Tous les habitants ont fui le danger. Grand silence. Des chiens, des chats, quelques animaux affamés errent dans les rues. La ville, tel un décor de cinéma. On a l’impression qu’elle s’offre au cinéma, tel un décor fantôme. Les feux rouges fonctionnent encore, alors qu’il n’y a plus aucune circulation dans Basse-Terre. Werner Herzog saisit, avec son instinct de cinéaste, de quelle manière la réalité documentaire est un véritable appel de fiction.

Très vite, avec ses deux complices, il prend le risque de se rendre au plus près du volcan. Une telle décision ne peut se prendre qu’à la suite d’une discussion. Les deux preneurs d’images acceptent. Cette confrontation du cinéma avec le danger et la mort est l’une des caractéristiques du cinéma de Werner Herzog. Elle fonde sa relation profonde avec les images, elle en est le point d’orgue philosophique – la recherche d’une vérité immanente ou supérieure, profonde, au-delà des images enregistrées -, même si le cinéaste allemand rechigne à toute dissertation philosophique. Sa décision, risquée, repose sur un réflexe pragmatique : j’y suis, j’y vais, je filme.

Les images filmées au plus près du danger sont belles : pierres fumantes, terre rougie par le feu, nature dévastée, bientôt réduite en cendres. Une fois que les trois hommes redescendent du cratère, ils rencontrent un homme allongé, endormi. C’est l’homme que Herzog était venu chercher en Guadeloupe, ce héros solitaire, anonyme, qui ne craint rien. Le hasard veut qu’ils le trouvent endormi, comme s’il était protégé par ses rêves. L’homme répète plusieurs fois que s’il est resté là, chez lui, à attendre la mort, c’est que « Dieu l’a ordonné ! » Ils rencontrent un autre homme, qui lui aussi ne craint pas la mort. On a le sentiment que Herzog rencontre là des frères, des hommes pauvres qui n’ont rien à perdre, ni rien à gagner à braver ainsi la nature lorsqu’elle se montre sauvage, dangereuse. Finalement « la Soufrière » se calme, la catastrophe est évitée, les habitants regagnent la ville. Dans son commentaire, Werner Herzog paraît presque déçu, considérant son film comme « raté », une pure illusion. Que serait-il devenu si le volcan était entré en éruption ?

A propos de Gasherbrum, la montagne lumineuse (1985).

Deux alpinistes, Reinhold Messner et Hans Kammerlander, décident en juin 1984 d’escalader un sommet, puis un autre, à 8000 mètres d’altitude. Un défi face à la nature. Un dialogue avec la mort. Werner Herzog les accompagne, au Pakistan et filme la préparation de cette expédition risquée. Le film est ponctué de conversations entre le cinéaste et les deux hommes. A un moment, Herzog, qui cherche à comprendre la fascination des deux hommes pour la haute montagne, évoque la « pulsion de mort ». Si Reinhold Messner récuse le terme, tout dans son propos nous y ramène. Il n’y a qu’à voir le moment où, après que Herzog l’ait interrogé sur son frère mort lors d’une expédition en haute montagne, Reinhold Messner se met à sangloter, incapable de poursuivre le dialogue. L’expédition commence, suivie par Herzog et son équipe technique. Mais à un moment, les deux alpinistes poursuivent seuls, en direction de cette « zone mortelle » d’où ils ne sont pas certains de revenir. La force du film de Herzog consiste à nous montrer, au moyen de la mise en scène, cette frontière invisible qui sépare le monde des vivants et ce « point de non retour » où vont s’aventurer les deux hommes. Avant de s’en aller vers l’inconnu, Reinhold Messner et Hans Kammerlander laissent leurs consignes, comme s’ils rédigeaient, vivants, leur propre testament : « Si nous ne sommes pas revenus dans deux semaines… » Moins de dix jours plus tard, les deux hommes reviennent, tels des fantômes revenus de la mort.

À la fin de ce beau documentaire, Reinhold Messner, qui a retrouvé le sourire, évoque sa passion de la marche et de la grimpe en utilisant une belle métaphore. Marcher, grimper « c’est écrire des lignes sur le paysage ». Son unique but dans la vie ? « Avancer devant moi, jusqu’au bout du monde. » On sent, de manière quasi physique, mais aussi métaphysique, que Werner Herzog est prêt à le suivre avec sa caméra. Des hommes ordinaires, pris dans des situations extraordinaires. Tel semble être le credo du film. Chez Herzog le documentaire et la fiction s’entremêlent, et la frontière n’est pas toujours visible. C’est ce qui fait le prix de son cinéma.

Ces deux films, La Soufrière et Gasherbrum, la montagne lumineuse, sortiront le 3 décembre sous le titre générique: Les Ascensions de Werner Herzog. Distribution Potemkine Films.

Potemkine et agnès b. éditent un coffret DVD : Volume 1, 1962 – 1974, incluant plusieurs films réalisés par Werner Herzog : Herakles (1968), Signes de vie (1968), Les Nains aussi ont commencé petits (1970), Fata Morgana (1971), Pays du silence et de l’obscurité (1971), Aguirre, la Colère de Dieu (1972), La Grande extase du sculpteur sur bois Steiner (1973) et L’Énigme de Kaspar Hauser (1974). Ce coffret DVD contient de nombreux suppléments, dont un livret écrit par Emmanuel Burdeau.

À lire: Werner Herzoz, Manuel de survie. Entretien avec Hervé Aubron et Emmanuel Burdeau. Éditions capricci.

Werner Herzog, Conquête de l’inutile; traduit de l’allemand par Coralie Courtois, Frédéric-Guillaume Goetz, Louise-Anne Rainbault et Isabelle Voisin. Éditions capricci.

Lettre ouverte de Naoum Kleiman, à propos du Musée du Cinéma de Moscou

mercredi 12 novembre 2014

Lettre ouverte à l’opinion publique internationale,

à tous ceux qui ont apporté leur soutien au Musée du Cinéma de Moscou

Chers amis,

Merci à vous tous et à chacun d’entre-vous !

Tout au long de ces journées de crise, nous avons pu voir combien vous étiez nombreux, vous, les amis de longue date manifestant leur fidélité, et vous, les nouveaux amis qui nous avez rejoints. Vos témoignages de solidarité et vos signatures ont été plus qu’un soutien moral : ils nous ont donné la joie au cœur et nous ont permis de prendre toute la mesure de notre responsabilité.

Votre talent, votre autorité et votre affection sont pour nous une aide précieuse. Lorsque vos amis sont des créateurs, des chercheurs, des conservateurs, des passeurs de la culture vivante, vous sentez que vous pouvez faire beaucoup. Grâce à vos messages, une Association des amis des musées du cinéma informelle a vu le jour. Parce que votre soutien aujourd’hui ne compte pas seulement pour le Musée de Moscou mais pour tous les musées du cinéma et toutes les cinémathèques à travers le monde.

Lundi 10 novembre, les chercheurs et conservateurs du Musée du Cinéma sont retournés à leur poste. C’est à ma demande instante qu’ils ont accepté de revenir sur leur démission. Cette décision a exigé d’eux davantage de courage et de dévouement que celle de quitter le Musée. Durant deux semaines, ils ont organisé rencontres et consultations, et étudié toutes les situations. L’ensemble du personnel du Musée a également rencontré le conseiller du Président de la Fédération de Russie en présence des responsables du ministère de la Culture. Ce ne sont ni les ordres venus d’en haut ni les avis extérieurs qui les ont poussés à rester à leur poste sous l’autorité de la nouvelle direction, même si celle-ci n’a toujours pas leur confiance. La compétence de ces chercheurs en tant que collectionneurs, muséographes et conservateurs de documents sur l’histoire et l’esthétique du cinéma est unique au monde, et ils ont eu conscience que le meilleur moyen de sauvegarder le musée était de reprendre leur fonction. Partir revenait à courir le risque de recrutement de « remplaçants » incompétents, mettant en péril vingt-cinq ans de travail et de savoir-faire.

Votre solidarité a donné un écho aux convictions du collectif, convictions qui demeurent inébranlables.

Je ne suis pas revenu sur ma démission et j’ai été licencié le 7 novembre par la nouvelle direction. Je ne vois pas la possibilité de travailler efficacement et en toute responsabilité avec le titre purement formel de « Président » du Musée. Je quitte mon poste au Musée, mais je ne quitte pas le Musée : j’apporterai mon aide au collectif scientifique, je défendrai son honneur et ses droits. Un Conseil de surveillance est actuellement en formation, qui accueillera des personnalités du cinéma, des conservateurs, des journalistes et des spécialistes en droit. C’est lui qui vous informera des événements futurs et des décisions concernant le Musée du Cinéma de Moscou.

Professionnalisme et solidarité sont la fierté du collectif. Son honneur – la conservation des collections confiées à eux par les cinéastes ou leurs héritiers. Sa joie – c’est de continuer de travailler pour tous les amoureux du cinéma.
L’amour peut bien davantage que la cupidité et la suspicion, la médiocrité et la vengeance, la soif du pouvoir et la force brutale. C’est ce que nous a appris le cinéma, le beau, qu’il faut, j’en suis convaincu, conserver pour l’avenir et montrer au présent.

Naoum Kleiman, le 10 novembre 2014