En relisant les textes critiques de Pascal Kané

Grand plaisir, doublé d’une réelle émotion, de me plonger dans l’ouvrage que Pascal Kané vient de faire paraître chez Yellow Now, dans la collection « Morceaux choisis » dirigée par Dominique Païni. Son titre : Savoir dire pour vouloir faire. Plaisir d’y retrouver, dans chacun des textes choisis, la plupart écrits tout au long de deux ou trois décennies, une pensée libre du cinéma, si justement critique et intègre, personnelle, des films, des auteurs, et surtout de ce qu’est la place et le rôle d’un critique, sur ce qui justifie et légitime le fait d’avoir un « point de vue ».

Pour Pascal Kané, comme pour d’autres de sa génération, comme cela fut le cas pour moi, à peine plus jeune de quelques années, la grande affaire fut d’écrire vers la fin des années soixante et le début des années soixante-dix aux Cahiers du cinéma. Cette aventure fut collective, fortement marquée par un esprit de groupe, d’aucun dirait une chapelle. Mais, ce qui est frappant à lire les textes de Pascal Kané, c’est que tout en assumant, aujourd’hui encore, d’en avoir été et d’y avoir puisé une énergie, d’y avoir éprouvé aussi le sens de l’amitié, il en ressort très fortement une écriture et une pensée irréductiblement personnelles, subjectives et libres, une approche singulière des œuvres et des auteurs qu’il croisa durant son parcours critique. C’est le plus bel éloge que l’on puisse lui faire, qui est que malgré la pression des idées, le surmoi idéologique ou théorique qui prévalait alors, Kané, par tempérament ou par goût individuel, se risquait à penser les films et les concepts avec une liberté que nous n’avions pas, ou que beaucoup avait perdue alors. Cela justifie amplement l’édition en flash-back de ces écrits, comme un effet retour ou un boomerang de la mémoire.

Pascal Kané justifie le choix du titre de son recueil en évoquant une discussion avec Serge Daney, alors que tous deux revenaient en train d’Aix-en-Provence. Ce devait être peu de temps avant la mort de Daney, survenue en juin 1992. Leur conversation portait, mais j’imagine qu’elle porta sur bien d’autres choses aussi, sur le questionnement du savoir-faire et du savoir dire, autrement dit sur ce qui peut faire lien entre une activité critique, qui consiste à analyser les films et d’y porter un regard aigu de spectateur, et sur l’activité d’en faire, de les fabriquer.

Cette problématique avait très tôt intéressé Pascal Kané, déjà vers le milieu des années soixante-dix, à une époque où les Cahiers du cinéma n’avaient pas encore achevé de purger leur période idéologico théorique. En témoigne le film qu’il réalisa dès 1977, Dora ou la lanterne magique, dont le sujet même était l’hypnose, motif qui passionne l’auteur (voir son très beau texte dans le livre sur les Mabuse de Fritz Lang). A propos de Serge Daney, Kané republie un beau texte qu’il m’avait adressé alors que j’étais en charge de la revue, et qui fut publié dans le numéro spécial des Cahiers à la mort de Serge Daney. C’est un texte sur l’amitié, sur l’idée des « commencements », et sur ce que l’amitié librement consentie entre des êtres impose en retour à chacun de ne jamais s’en dédouaner.

L’organisation de l’ouvrage, découpé en chapitres, révèle une pertinence critique évidente, avec une partie consacrée aux « classiques » : Lang, Hitchcock, Cukor, Renoir ; des « dialogues avec les pairs » : Daney bien sûr, mais aussi Skorecki et Truffaut ; un ensemble très varié de textes sur des films marquants de la période allant de 1970 à 1980 : Truffaut (La Femme d’à côté), Buñuel (Tristana), Billy Wilder (La Vie privée de Sherlock Holmes), Polanski, un cinéaste très défendu par Pascal Kané (ici, Rosemary’s Baby et Chinatown) ; un ensemble très excitant de textes regroupés dans un chapitre intitulé « Après Brecht, avant Shoah/ Cinéma et Histoire », qui traduit une pensée constante de la problématique de la représentation de l’Histoire, de Rossellini à Renoir, en passant par Pasolini, Allio, Sautet, Louis Malle ou Jacques Doillon ; un chapitre dédié au cinéma italien, avec des textes sur des films des frères Taviani, Comencini, Scola, Bellocchio ou encore Elio Petri. Pascal Kané s’intéressa aussi à ces auteurs des « nouveaux cinémas (Miklós Jancsó, Commoli et Téchiné), ou du Nouvel Hollywood (Brian De Palma). L’ouvrage se termine par les propos tenus lors d’une conférence donnée à la Cinémathèque en 1995, sous le titre : « A quoi sert la critique ? » Elle résume parfaitement l’esprit de Pascal Kané, son souci de réhabiliter l’inspiration et de voyager à l’intérieur du cinéma en emportant pour bagages quelques questionnements essentiels concernant la mise en scène, le sujet, l’inspiration critique.

Relisant en partie ces textes aujourd’hui, c’est non seulement faire le chemin à rebrousse-poil d’une expérience en partie partagée, et d’y retrouver ce qu’il y avait de profondément singulier dans cette pensée du cinéma. C’est aussi, non sans une légère nostalgie, le plaisir d’y trouver une réelle exigence critique, qui ne surplombe jamais les films et les œuvres, mais au contraire y puise une intelligence vivre, une certaine manière de vivre le cinéma. Rien que pour cela, Savoir dire pour vouloir faire est à mettre dans toutes les mains. C’est une bonne lecture, aujourd’hui, pour quiconque aime le cinéma, ou souhaite en faire.

Savoir Dire pour vouloir faire, Pascal Kané. Yellow Now/Morceaux choisis, préface de Dominique Païni. 17 euros.

Une Réponse à “En relisant les textes critiques de Pascal Kané”

  1. Dominique Païni a écrit :

    C’est pour toutes ces raisons que j’ai aimé contribué à ce que ce livre existe : un livre dont la pensée à l’œuvre est originale et rappelle ce qu’était l’exercice (de la) critique. Pas un mot à ajouter à ton évaluation. C’est tout de même rassurant qu’il reste des éditeurs qui tiennent bon ! Merci, mille mercis, Dominique.