Archive pour le 07.2015

En hommage à Pierre Cottrell

vendredi 24 juillet 2015

Pierre Cottrell ou la vie aventureuse d’un cinéphile

En hommage à Pierre Cottrell, dont nous venons d’apprendre la disparition, aujourd’hui, 24 juillet 2015. La Cinémathèque française lui avait rendu hommage en juin 2011, en l’invitant et en programmant des films auxquels Pierre était lié, intimement lié, des films qui parfois, souvent, n’auraient pu voir le jour sans lui, sans sa contribution essentielle et originale. Au-delà de son rôle dans le cinéma, on retient aussi la personnalité excentrique du personnage, secret et passionné, cinéphile et connaisseur. On ne saura jamais tout de lui, tant il était mystérieux, mais on gardera le souvenir d’un être entièrement dévoué au cinéma. 

L’enterrement aura lieu mardi au Cimetière parisien de Bagneux, à 11h30. Ses amis se retrouveront autour d’Edith, Emily, Alessa et Louise, sa famille.  S.T.

Mercredi 22 juin, Pierre Cottrel était tout intimidé lorsqu’il m’a accompagné sur le devant de la salle Henri Langlois pour ouvrir l’hommage que lui rend la Cinémathèque française en programmant plusieurs films qui, à plus d’un titre, lui doivent quelque chose – ce soir-là était projeté Mes petites amoureuses de Jean Eustache. Ses amis étaient très nombreux, et il m’a semblé qu’il y avait pas mal d’émotion à l’entendre dire, de sa voix douce, deux ou trois choses de ce que fut son itinéraire de producteur et de cinéphile depuis le début des années soixante, son admiration pour Rohmer, son amitié tumultueuse avec Eustache, sa complicité avec Roger Corman et Jack Nicholson.

Pierre Cottrell appartient à cette génération de cinéphiles qui, avec Pierre Rissient, Bernard Eisenschitz, Bertrand Tavernier et quelques autres, a grandi dans l’ombre de la Nouvelle Vague. Élève au lycée Henri IV en 1958, il n’a alors que 13 ans, il a pour condisciple Bernard Eisenschitz, et Jean-Louis Bory comme professeur de Lettres. « Nous admirions les textes de Rohmer, alors nous l’avons appelé en 1960. Rohmer recevait déjà en fin d’après-midi. Nous voulions faire du cinéma, Rohmer nous a encouragés. [1]» Rohmer a déjà réalisé plusieurs courts métrages, il est rédacteur en chef des Cahiers du cinéma et n’attend qu’une chose, se lancer dans la réalisation de son premier long métrage. « Le Signe du lion a mis trois ans à sortir et a été un échec cuisant. Pendant la première moitié des années 60, Rohmer, c’était un peu l’enfant déshérité de la Nouvelle Vague », dit Cottrell dans le numéro des Cahiers du cinéma paru en février 2010, juste après la mort du cinéaste.

Avec Barbet Schroeder, Cottrell participe à l’aventure des Films du Losange, créés en 1962 pour produire et commercialiser deux courts métrages réalisés par Rohmer, La Boulangère de Monceau et La Carrière de Suzanne. Ensuite, il y aura l’expérience de Paris vu par… , en 1964, série de courts métrages réalisés en 16mm, à laquelle participent Jean Rouch, Jean Douchet, Godard, Chabrol et Jean-Daniel Pollet. C’est l’époque où chacun est au four et au moulin, passant d’un métier à un autre. Cottrell est deuxième assistant et acteur dans La Carrière de Suzanne, puis seul producteur en 1966 lorsque Rohmer réalise Une étudiante d’aujourd’hui. Il ne figure pas au générique de La Collectionneuse, qui se tourne sans scénario, occupé à Paris à en écrire un pour espérer obtenir l’avance sur recettes : « Tous les soirs, Rohmer avait de longues conversations avec ses acteurs, et je devais me débrouiller pour écrire un scénario avec les mini-cassettes de ces conversations que je recevais en décalé. Mais nous n’avons pas eu l’avance.[2] » Le grand tournant pour Rohmer se fera en 1967 avec Ma nuit chez Maud, coproduit par François Truffaut, Claude Berri, Pierre Braunberger et La Guéville, la société de production de Danièle Delorme et Yves Robert. Barbet Schroeder, qui réalise son premier film, More, confie la production du film à Pierre Cottrell, le film sera un succès, nominé aux Oscars.

L’autre rencontre décisive de Pierre Cottrell, c’est celle avec Jean Eustache. « Eustache était passé sur le tournage de La Boulangère de Monceau. Il admirait beaucoup Rohmer, et Rohmer appréciait Eustache, témoigne Cottrell dans le numéro spécial des Cahiers du cinéma consacré à Rohmer. Quand il était rédacteur en chef des Cahiers, il avait laissé Jeannette {la femme d’Eustache et la secrétaire des Cahiers} piquer dans la caisse pour payer Les Mauvaises fréquentations. [3]» Cottrell et Eustache sont liés d’amitié depuis l’arrivée à Paris du natif de Narbonne. Eustache est un autodidacte lettré, très cinéphile, qui ne pense qu’à une chose, faire des films. « Je crois qu’il avait essayé d’entrer dans le milieu des gangsters de Pigalle et de la place Blanche, en tout cas c’est là qu’il s’était acheté un revolver, m’a raconté un jour Cottrell. Dans le milieu, il se faisait appeler Daniel… »[4] Cette forte amitié se transforme en histoire rocambolesque, à partir du jour où Eustache décide de tuer son ami : « Il a fait sur sa femme, en ma présence, une tentative de meurtre. Il m’en voulait énormément de l’avoir aimée, même si – ou parce qu’il avait délibérément provoqué la situation. Je ne sais pas si elle était déjà secrétaire aux Cahiers du cinéma. Jean avait son revolver, qu’il montrait à Jean Domarchi et à Barbet Schroeder en disant : “ Je vais tuer Cottrell ”. Ce grotesque numéro a duré des mois. Pour éviter cette fin lamentable, il fallait que je me débrouille pour arriver au cinéma au moment où la lumière s’éteignait, et que je parte avant le générique de fin. Jean était déjà, comme il a été toute sa vie, un grand manipulateur. La mise en scène était son quotidien[5]»

Pour se mettre à bonne distance d’Eustache, Cottrell se rend aux Etats-Unis durant l’été 1963, bien décidé à devenir producteur. Il y fait des petits boulots, des connaissances, rencontre des cinéastes qu’il admire comme Otto Preminger et Delmer Daves. De retour à Paris, la brouille avec Eustache est terminée, et ce dernier lui demande de l’aider à produire Les Mauvaises fréquentations. Plus tard, en 1972, Eustache appelle Cottrell pour lui dire : « Je voudrais que tu produises La Maman et la Putain. « À l’époque, j’étais assez impliqué avec le groupe de Easy Rider à Los Angeles. Bob Rafelson venait de me passer 60 000 dollars pour faire le film de mon choix. J’avais cet argent sur un compte. J’ai pu dire oui tout de suite. [6]» Tournage épique où la vie et le drame s’entremêlent, dans une œuvre parmi les plus fortes de toute l’histoire du cinéma français. Sélection au Festival de Cannes, projection houleuse, présence au palmarès avec un Prix spécial du jury (présidé par Ingrid Bergman, qui déteste le film). En 1974, Eustache et Cottrell entreprennent Mes Petites Amoureuses, qui a du mal à se monter financièrement. Ce film magnifique connaît l’échec commercial.

La vie de Pierre Cottrell bifurque, tantôt vers la production (Couleur chair, réalisé par François Weyergans en 1978, L’État des choses de Wim Wenders, ou Le Territoire de Raoul Ruiz, réalisé la même année, 1982), tantôt vers le sous-titrage, les voyages aux Etats-Unis ou en Asie. Souvenir personnel : lors d’un séjour à Los Angeles, il y a fort longtemps, je tombe sur Pierre Cottrell. « Que fais-tu ?Je travaille pour Roger Corman, comme producteur exécutif de St Jack, le film de Peter Bogdanovich qui se tourne à Singapour. – Comment fais-tu pour te déplacer à Los Angeles (sachant que Pierre n’avait pas son permis de conduire) ? – Je prends le bus…» Un paradoxe de plus. Cottrell appartient à ce genre de cinéphiles dont la vie a été, est encore, une succession d’aventures qui les mènent aux quatre coins du monde, là où le cinéma indépendant est susceptible de naître ou de survivre. À Paris, il n’est pas étonnant de le retrouver impliqué dans un film récent de Rohmer comme L’Anglaise et le Duc, où il est crédité comme producteur associé, avec son ami Rissient, Françoise Etchegaray, et Pathé qui finance le film. Fidélité envers un cinéaste admiré depuis toujours. Incalculable aussi, le nombre de films américains où l’on trouve son nom, aux côtés de Bernard Eisenschitz ou de Robert Louit, comme responsable des sous-titres. Pierre Cottrell incarne cette cinéphilie touche-à-tout, tantôt glorieuse, tantôt invisible, toujours « cultuelle ». Espérons que l’hommage que lui consacre la Cinémathèque française fera mieux connaître son itinéraire, l’un des plus étranges et des plus passionnants qui ait jalonné le cinéma depuis les années soixante.

 

 

[1] Cahiers du cinéma, N°653, Rohmer For Ever.

[2] Idem.

[3] Idem.

[4] Cahiers du cinéma, Spécial Jean Eustache, « Il faut que tout s’Eustache, Quelques souvenirs de Pierre Cottrell », par Serge Toubiana.

[5] Idem.

[6] Idem.

Une décision sereine

samedi 4 juillet 2015

La semaine dernière avait lieu la présentation de Saison 2015-2016 de la Cinémathèque française, suivie de l’avant-première d’Amnesia, le nouveau film de Barbet Schroeder. Il y avait du monde, il faisait beau et la terrasse des « 400 Coups » était pleine, joyeuse. Barbet Schroeder était fier et ému de présenter son film dans notre maison, se présentant comme un enfant d’Henri Langlois.

La Saison 2015-2016 sera séduisante, attractive, l’une de nos plus belles depuis 2005, l’année de l’installation de la Cinémathèque française rue de Bercy dans le bâtiment de Frank Gehry. Les visiteurs découvriront deux expositions, l’une consacrée à Martin Scorsese (14 octobre 2015 au 14 février 2016), la seconde à Gus Van Sant (au Printemps 2016), qui montrera photos, collages, tableaux et bien sur les films d’un cinéaste contemporain parmi les plus novateurs. Côté programmations, des cycles variés alternant diverses périodes de l’histoire du cinéma, genres, auteurs ou acteurs : Sam Peckimpah, dès la rentrée de septembre, Mathieu Amalric, acteur et réalisateur, qui conviera de nombreux invités pour évoquer avec lui son travail, son incroyable gestuelle, sa mobilité « alternative » entre les films de Desplechin et ceux des frères Larrieu, sans oublier son expérience avec Spielberg ou Cronenberg ; rétrospective consacrée à Philippe Faucon, dont on verra en avant-première Fatima, qui sort au mois d’octobre, et une rétrospective consacrée à Miklós Jancsó, dont l’œuvre, à la fois politique et formelle est à redécouvrir. Plus tard, des rétrospectives consacrées à Raoul Ruiz, John Huston, Gérard Depardieu, Im Kwon-taek… L’art de conjuguer le cinéma sur tous les tons.

Cette présentation de Saison aura été ma dernière. J’ai en effet décidé de mettre un terme, le 31 décembre 2015, à mes fonctions de directeur général de la Cinémathèque française. C’est le fruit d’une longue réflexion, sereine, et prenant en considération plusieurs éléments. D’abord celui d’avoir accompli beaucoup de choses, grâce à la confiance de Costa-Gavras, président de la Cinémathèque, celle du conseil d’administration, et celle de la tutelle publique : le ministère de la Culture et le CNC. Grâce surtout au travail collectif intense mené avec les équipes de la Cinémathèque. Tant d’énergie et d’imagination pour mener à bien tous nos projets, dans des domaines très variés : l’enrichissement des collections, leur valorisation au travers d’expositions, de catalogues, de programmations, d’activités culturelles et éducatives, de restaurations de films, de partenariat avec d’autres institutions, en France et dans le monde. Il reste beaucoup à faire, mais je suis convaincu qu’un autre, homme ou femme, pourra à ma place poursuivre cette aventure, mieux que je ne saurais désormais le faire moi-même.

Il entre dans ma décision le désir de passer à autre chose. Cela se résume pour moi à écrire sur le cinéma. J’en ressens le besoin, le temps passe. J’aurai ainsi passé près de treize années à la tête de la Cinémathèque française. Presque un record ! Je ne me compare évidemment pas à Henri Langlois qui, à une autre époque, tint les rênes de l’institution durant quatre décennies. Il a fallu ce temps pour réorienter la Cinémathèque française, insuffler une dynamique, en moderniser le fonctionnement, réussir l’implantation en 2005 dans son nouveau siège rue de Bercy, élargir son public, donner du sens et de la cohérence à l’ensemble de ses missions. Et faire en sorte qu’elle rayonne en France comme dans le monde entier. Surtout, ne renoncer à rien en termes d’exigence cinéphilique : combien de visiteurs étrangers nous disent à quel point ils admirent cette institution, se collections, ses programmations et ses expositions, ses activités en direction du jeune public ! Impressionnant pour une institution qui fêtera ses 80 ans en 2016.

Voilà, j’ai le sentiment du « devoir accompli ». Bien que cela n’ait jamais relevé du devoir, mais du plaisir, et du sens du partage. Le cinéma, l’amour du cinéma, est une passion qui se partage et se transmet. La Cinémathèque française est le lieu idéal pour incarner cette valeur. Rien ne me fait plus plaisir que de voir de très nombreux jeunes, enfants et adolescents, ou cinéphiles en herbe, passer les portes en verre de la Cinémathèque pour se rendre dans des ateliers éducatifs, ou découvrir un film de Buster Keaton dans la salle Langlois.

Il me reste six mois pour accompagner notre projet, accueillir des visiteurs prestigieux, en premier lieu Martin Scorsese, qui nous a promis d’être présent en octobre, lors du vernissage de son exposition. Et poursuivre la préparation des prochaines saisons. Je m’y consacrerai avec la même énergie, le même plaisir.