Georges Franju, connu et méconnu

La sortie d’un double DVD Georges Franju, dans la collection « Deux films de » que l’on doit aux Cahiers du cinéma (chez Why Not Éditions), offre la possibilité de revoir enfin Judex, réalisé en 1963 par le co-fondateur de la Cinémathèque française (1). La qualité technique du DVD (magnifique noir et blanc issu d’un négatif bien conservé) pourrait et devrait contribuer grandement à ce que les cinéphiles redécouvrent ce beau film qui a du style, marqué par l’élégance, l’humour et le décalage onirique, à mi-chemin, comme souvent chez Franju, entre le fantastique et le rêve. Le scénario de Judex, remake du film de Feuillade réalisé en 1916, fut co-écrit par Jacques Champreux (petit-fils de Louis Feuillade) et Francis Lacassin, un des meilleurs spécialistes au monde du cinéma des premiers temps, mais aussi de littérature fantastique, de la bande dessinée et du roman policier. Au moment où le cinéma français est en pleine Nouvelle Vague, Franju et ses deux complices font un détour par le cinéma populaire et feuilletonesque des années dix, s’amusent à en copier les effets, tout en jouant sur d’infimes décalages créant des effets assez comiques.

Samedi après-midi, il y avait du monde à la Cinémathèque pour revoir sur grand écran le film de Franju. Celui-ci est mort en 1987, il y a tout juste vingt ans. Sa carrière a connu des hauts – la période où il réalise coup sur coup, entre 1959 et 1964 : La Tête contre les murs, Les Yeux sans visage, Pleins feux sur l’assassin, Thérèse Desqueyroux, Judex et Thomas l’Imposteur – et des bas. Des hauts, et trop de bas. Si bien que Franju est aujourd’hui un peu oublié, délaissé. Sa carrière a fléchi, les producteurs ne lui ont plus fait confiance, il a ensuite réalisé quelques téléfilms, mais l’essentiel de son œuvre était derrière lui, si l’on excepte La Faute de l’abbé Mouret, réalisé en 1970. Franju fait partie de ces cinéastes qui, tel Jean Grémillon, sont sans cesse à réhabiliter. L’histoire officielle du cinéma les oublie. Même Jacques Lourcelles a la dent (beaucoup trop) dure, lorsqu’il écrit dans son Dictionnaire du cinéma que « le passage de Franju au long métrage fut une grande perte pour le cinéma français. (2)»

Ce qui est beau dans Judex, c’est évidemment le « à la manière de… ». Jacques Champreux, présent samedi à la Cinémathèque aux côtés d’Edith Scob et de Francine Bergé (toutes deux jouent dans Judex) pour parler de Franju, disait que le vrai désir du cinéaste eût été de refaire un Fantômas. Admirateur de Feuillade, Franju aime les ouvertures à l’iris, le noir et blanc très tranché, les ambiances diurnes, les déguisements (un moment de pure beauté que celui où Francine Bergé, déguisée en nonne, se déshabille pour paraître en collant noir telle Musidora : il paraît que la Centrale Catholique, à la sortie du film, s’en était fort émue), le récit d’aventure où se mêlent la magie, la féerie, le fantastique et l’art forain. Judex est un vrai régal, à condition d’accepter ces décalages, ce pêle-mêle stylistique, et la structure feuilletonesque qui renvoie au cinéma de Feuillade.

Il y a des moments de pure beauté dans le film. Exemple : ce plan où un des chiens de la propriété du banquier Favraux pose sa grosse patte sur le corps évanoui d’Edith Scob, pour la protéger des deux personnes qui tentent de l’enlever, fait penser à ces belles gravures du XIXème. La scène où trois hommes en noir de la bande à Judex escaladent le mur d’un immeuble est incroyable (les créateurs de Batman s’en sont peut-être inspirés). De même, l’apparition magique de Sylva Koscina, toute de blanc vêtue, en opposition à Francine Bergé habillée en Musidora, scelle la rencontre du film avec l’univers du cirque. Mais la plus belle scène de Judex est celle du bal que donne le banquier Favraux (Michel Vitold), au cours duquel il compte annoncer les fiançailles de sa fille Jacqueline (Edith Scob). Bal costumé où les invités déguisés en oiseaux. Nul doute que Kubrick connaissait le film, et qu’il s’en est inspiré pour réaliser sa scène du bal dans Eyes Wide Shut. Celle de Franju me paraît plus réussie, entre autres grâce à la belle musique de Maurice Jarre, et à l’apparition de Judex faisant sortir de ses foulards de belles colombes blanches. Judex est interprété par Channing Pollock, un vrai magicien. Point fort du film (les tours de magie sont impressionnants) et son point faible. Car Channing Pollock est tout sauf un acteur. Trop figé, visage peu expressif. Mais cette faiblesse ne gêne guère, car à chacune de ses apparitions, vêtu d’une cape noire, un autre personnage du film s’empresse de s’exclamer : Judex ! L’effet, moins de terreur que de séduction, est réussi, l’essentiel étant que ce personnage de légende impressionne les autres. De même, Théo Sarapo, qui interprète le rôle un peu niais de Morales, l’ami de Diana Monti (Francine Bergé), n’est pas à la hauteur. Au fond, ces faiblesses rendent le film touchant, fragile, chancelant. Et du même coup, les scènes les plus réussies n’en sont que plus belles. Samedi, je me suis permis d’évoquer Luis Bunuel, autre cinéaste adepte du surnaturel (ou du surréalisme). Edith Scob (qui joua dans La Voix lactée) confirma cette parenté stylistique ou visuelle. De même, les scènes où le banquier Favraux, enfermé dans une cave dont il ne perçoit pas les issues, filmé par une caméra omniprésente et inquisitrice, renvoient de manière évidente au Mabuse de Fritz Lang.

(1) L’autre film est Nuits rouges, réalisé en 1974.
(2)Dictionnaire du cinéma, Bouquins, Robert Laffont.

14 Réponses à “Georges Franju, connu et méconnu”

  1. Guiom, filmmaker a écrit :

    Cette séance fut un véritable enchantement. Je ne peux pas dire que j’attendais cela depuis longtemps, car je n’y aurais jamais cru : Franju, totalement laissé de côté même par la télévision, de retour en DVD en France… c’était trop beau !
    Moi qui ai 28 ans pour l’état-civil (sûrement moins dans la tête, enfin j’espère), je puis assurer que ce film des années 60 rendant hommage à un serial des années 10 tient encore le coup, et pas seulement à cause de son esthétique très travaillée : non content de laisser chacun déduire des événements oniriques qu’il présente la logique qui lui plaîra, de laisser sa large part au rêve (à l’inverse des productions actuelles qui forcent le trait et martèlent tout dans le but trop cartésien de nous expliquer les choses de A à Z, quitte à nous embrouiller), ce film présente également un regard distancié sur son sujet : Judex, héros de carnaval qui met la machine en marche mais subit tout le long du film les malversations de méchants ayant une longueur d’avance sur lui, n’est qu’une belle figure de cire trop parfaite (l’attribution du rôle à Channing Pollock est donc très logique, et son monolithisme, renforcé par le doublage, rend à dessein son personnage très lisse) et pas un superman (une constatation qui s’applique à l’Homme sans visage des « Nuits Rouges » qui se fait mener en bateau presque tout le long du film et sauvera de peu sa tête !). Le mythe du héros en prend un coup pour qui accepte de cogiter un peu à l’ensemble, même si à la fin tout rentre dans l’ordre, bien sûr.
    Merci pour ce moment magnifique… et à bientôt pour « Les Yeux sans visage » !

  2. Frisco a écrit :

    Bonjour,

    Vous avez parfaitement raison de considérer Franju comme un cinéaste à réhabiliter. Son parcours n’est pas sans rappeler celui d’un autre cinéaste qui oeuvrait, lui aussi, dans un genre di « populaire » : Pierre Etaix.

    Ces deux auteurs ont connu les joies de la célébration critique (relire les classements annuels des revues de cinéma de l’époque) et les louanges de leurs pairs (Godard et Jerry Lewis ont célébré Etaix, tandis que Franju est cité par Tim Burton et Jess Franco (!)). Pourtant, aujourd’hui, leurs films sont quasiment invisibles. J’écris quasiment car la Cinémathèque fait souvent tourner quelques copies des films de son « co-créateur » et que, ô bonheur, elle a offert à ses abonnés la primeur de la version restaurée de « Yoyo ».

    Séance magnifique au cours de laquelle un Pierre Etaix, ému aux larmes, a pu recevoir un hommage vibrant et mérité d’une assistance conquise. J’ espére vraiment que cette séance préfigure un cycle Pierre Etaix. Car si les films de Franju commencent à être édités en DVD, ceux de Pierre Etaix ne sont pas prêts de fleurir dans les bacs (la faute à d’obscures questions de droits, me semble-t-il).

    En tout cas merci aux programmateurs de la cinémathèque d’oeuvrer à la réhabilitation de tels cinéastes.

  3. Le coin du cinéphage a écrit :

    Souhaitons que la Cinémathèque aide à sortir ce grand cinéaste de ce « purgatoire », il fait partie de ces metteurs en scène que l’on redécouvre constamment. Excellente initiative que ce DVD. il serait intéressant d’éditer son feuilleton « L’homme sans visage », qui est une autre version des « Nuits rouges », qui n’est pas seulement qu’une version courte, mais un autre montage. J’ai le souvenir de sa leçon du cinéma quand il décortiquait une des scènes des « Yeux sans visage », dans la mythique émission d’André S. Labarthe, « Cinéaste de notre temps ». Il faut rendre également hommage à Édith Scob, étonnante également dans « La chambre ardente » de Julien Duvivier, sa présence est singulière et extraordinaire, et à Jacques Champreux.

  4. jgd34 a écrit :

    Quel plaisir de pouvoir enfin voir « Nuits rouges ». J’avais vu L’homme sans visage en feuilleton à la TV, en 77 ou 78 et depuis, j’ai toujours gardé en mémoire cette aventure rocambolesque avec cette ambiance mystérieuse.
    Cet homme qui prend de multiples visages, dont celui d’une vieille dame tenant une mercerie, me fascinait. J’avais dix ans à l’époque. Les années ont passé et un jour, me souvenant de ce feuilleton, j’avais très envie de le revoir. Quand j’en ai parlé autour de moi, personne n’avait le souvenir de ce feuilleton. Après des recherches sur le net, J’ai découvert récemment qu’il avait été réalisé par Franju, et qu’il existait un long métrage tourné en même temps que le feuilleton. Et aujourd’hui, ce film est édité en dvd avec « Judex ». Evidemment, j’ai été un peu déçu par « Nuits rouges », mais je m’y attendais car j’avais lu des commentaires sur le net. Mais quel bonheur de revoir des images qui m’avaient marqué il y a 30 ans ! L’interview de Jacques Champreux en bonus est très intéressante, bien que trop courte; il explique pourquoi le film n’est pas vraiment comme il aurait dû être, à cause d’une histoire de bobines disparues. Trop court, car il y a plein de questions que j’aurais tant aimé lui poser concernant le tournage. Ce serait vraiment intéressant que le feuilleton soit à son tour édité en dvd, car l’histoire est plus longue, il y a plus de suspens. J’aimerais également savoir s’il est possible de correspondre avec monsieur Jacques Champreux.

    Nous allons transmettre votre message à notre ami Jacques Champreux. S.T.

  5. Harry Lime a écrit :

    Franju est un cinéaste qui doit être réhabilté, c’est évident pour moi depuis longtemps. Les Yeux Sans Visage, Thérèse Desqueyroux, Judex sont des chefs d’oeuvre; Le Sang des Bêtes est un CM splendide. La question qui se pose est à mon sens: qu’est-ce qui a fait que Franju n’a plus été en odeur de sainteté cinéphile pendant très longtemps ? Se poser cette question c’est remettre en cause les catégories de jugement assez étroites qui président à la cinéphilie française lorsqu’elle explore son propre cinéma ?

  6. Serge Toubiana a écrit :

    Frisco évoque Pierre Etaix dans son message. A ce titre, je lui signale que Pierre Etaix donnera une conférence de presse, mercredi 19 décembre 2007 à 10 heures du matin, à la Cinémathèque française (51, rue de Bercy, métro Bercy). Il évoquera la situation juridique de ses films, situation complexe qui empêche tout projet de réédition en salles et en DVD. Venez nombreux soutenir Pierre Etaix. Votre présence, j’en suis convaincu, sera pour lui un signe de votre soutien.
    Serge Toubiana

  7. virginie a écrit :

    Bonjour,
    En lisant ce forum, je tiens à préciser que des festivals tentent de montrer et faire re-découvrir les film de G. Franju quasi-invisibles, mais que ce sont des problèmes de droits, de conflits et de succession qui empêchent les festivals de les montrer, notamment pour Thomas l’imposteur…Nous avons tenté mille choses pour obtenir ce film pour la rétrospective Jean Cocteau, qui va se dérouler au Magic cinéma, du 28 mars au 13 avril 2008, sans succès… L’envie de programmer ces films ne manque pourtant pas…..

  8. Michel a écrit :

    Merci Virginie de citer Thomas l’imposteur, oeuvre que je n’ai jamais pu voir, et ne connais que par d’antiques revues, lues quand j’étudiais le surréalisme au cinéma, et que nous pouvions voir quelques films de Franju dans un cadre universitaire, il y a un quart de siècle. Il y a donc un problème de succession qui crée un mur infranchissable entre ce film et son public potentiel ?

    Merci d’en dire plus, qu’est-ce qui bloque ? et qu’est-ce qui pourrait débloquer la situation ?

  9. patrice a écrit :

    A quand une édition dvd du feuilleton de Georges Franju « L’homme sans visage » ? Ce serait l’occasion de revoir l’excellent Clément Harari qui malheureusement nous a quitté il y a quelques mois, et Gayle Hunnicut, formidable dans ce rôle. Lorsque l’on sait que sans Georges Franju la Cinémathèque française n’existerait sans doute pas, c’est quand même un comble de ne pas voir ces oeuvres rééditées, qui font partie intégrante du patrimoine cinématographique français dans le genre fantastique !!!

  10. bandiéra alain a écrit :

    je suis ravi de découvrir ces articles sur Georges Franju dont j’ai tant aimé les films (ceux que j’ai vux en tout cas) lorsque j’étais un jeune spectateur. Pourquoi ne peut-on jamais plus se procurer ce chef-d’oeuvre « Thérèse Desqueyroux » ?

  11. Clément a écrit :

    Un nouveau CD vient de paraître chez Disques Cinémusique, qui rassemble des MUSIQUES DU CINÉMA FRANÇAIS DE MAURICE JARRE, incluant JUDEX. Ces nouvelles versions interprétées par Robert Lafond se rapprochent beaucoup du son original de l’époque.

  12. Stéphane Abdallah a écrit :

    Bonjour,
    Je suis journaliste spécialisé dans la musique de cinéma et je travaille actuellement à un texte sur la collaboration Georges Franju / Maurice Jarre, qui paraîtra en 2012 chez l’Harmattan dans un ouvrage collectif. Je souhaiterais dans ce cadre rencontrer M. Champreux.
    Pourriez-vous lui transmetttre cette proposition ?
    Je tiens mes coordonnées à votre disposition.
    je vous en remercie.

  13. LEPINE Henri a écrit :

    Peut-on aussi espérer un jour une édition dvd des courts métrages de Franju, du SANG DES BETES à LA PREMIERE NUIT (deux films que j’ai pu enregistrer naguère sur VHS) mais surtout peut-être HOTEL DES INVALIDES, ce magnifique plaidoyer contre la guerre et la « chose » militaire ?

  14. Stéphane Abdallah a écrit :

    Le magazine Underscores vient de publier une analyse de la collaboration Georges Franju / Maurice Jarre (Hôtel des Invalides, Judex, les Yeux sans visages, La Tête contre les murs…), sous le titre « Les Valses de l’étrange »:

    http://www.underscores.fr/portraits/2015/10/georges-franju-maurice-jarre-les-valses-de-l-etrange/