L’ami Boutang

Pierre-André Boutang est mort d’un accident cardiaque le 20 août. Il était en vacances en Corse avec sa femme Martine, chez des amis. Il était bien, il venait de terminer son documentaire sur Claude Lévi-Strauss : Claude Lévi-Strauss par lui-même, coréalisé avec Annie Chevalley (diffusion le jeudi 27 novembre 2008 sur Arte, à 23 heures). Il m’avait téléphoné début août pour me demander l’autorisation d’utiliser un extrait du portrait de Gérard Depardieu auquel j’avais contribué en 2000, réalisé par Jean-Claude Guidicelli (Vivre aux éclats). Pierre-André avait 71 ans. Ce n’était pas les projets qui manquaient. Gros travailleur, capable de mener de pair plusieurs films documentaires à la fois, et dans des domaines souvent très éloignés. Très bien organisé, avec des collaborateurs fidèles. Vieille complicité avec Guy Séligmann, son compère. La carrière de Pierre-André Boutang est incroyablement féconde, très diverse. Grande culture, curiosité tous azimuts, excellent carnet d’adresses. Tout cela ne se fait pas en un jour. Il avait des dons d’intervieweur hors pair, capable de s’entretenir avec un cinéaste, un plasticien, un philosophe, un homme de théâtre ou un musicien. Il savait « cueillir » l’autre, le mettre en scène dans son monde à lui, l’aider à s’épanouir à l’image.

Pierre-André Boutang a fait sa vie professionnelle à la télévision. Antenne 2 devenue France 2, FR3, la Sept Arte, puis Arte. Toujours dans le service public. Le mot à retenir c’est public. Il rendait service au public en posant des questions simples et intelligentes, quitte à revenir sur le sujet pour mieux faire que l’interviewé se fasse comprendre. Dans le portrait qu’il a réalisé de Jeanne Moreau il y a quelques mois (Jeanne M. côté cour, côté cœur), les meilleurs moments sont ceux où Pierre-André est assis en face de l’actrice, filmée chez elle. Il lui pose des questions, elle répond avec gourmandise, la lumière de Caroline Champetier est magnifique. Du bon travail. Ce n’est quand même pas sorcier de bien éclairer, de bien filmer, de poser les bonnes questions. De laisser le ruban se dérouler. C’est pourtant si rare à la télévision (même celle dite de service public).

Les cinéphiles se souviennent peut-être de ce film atrocement cocasse de Marco Ferreri, Touche pas la femme blanche. J’adore ce film totalement dérisoire et poétique, d’une grande gaité, que Ferreri a tourné dans le trou des Halles en 1973, lors de la destruction des anciennes Halles de Paris. Il y réalise un western avec les meilleurs acteurs du moment : Marcello Mastroianni, Ugo Tognazzi, Philippe Noiret, Darry Cowl, Alain Cuny, Serge Reggiani, Catherine Deneuve, Michel Piccoli… Et une ribambelle de militants gauchistes de l’époque enrôlés comme figurants indiens. Boutang y apparaît en représentant des grandes compagnies américaines, incarnant l’impérialisme blanc. Je me souviens d’un plan à la fin du film où il est dans une montgolfière venant se poser dans le trou des Halles. C’était l’époque où Boutang frayait avec Jean-Pierre Rassam, qui avait produit ce film de Ferreri mais également La Grande bouffe, ou encore Lancelot du Lac de Robert Bresson, Nous ne vieillirons pas ensemble de Maurice Pialat, Tout va bien de Godard et Gorin, et les films réalisés par Jean Yanne.  Époque bénie.

Boutang connaissait et aimait le cinéma. Je sais, car il me l’a dit, qu’il aurait aimé réaliser un film. C’était son rêve ou son désir. Il ne l’a pas accompli. Mais il a fait autre chose.  Beaucoup d’autres choses. On lui doit son travail à Arte, dont il fut l’un des fondateurs et des piliers. On lui doit aussi Océaniques, une émission géniale de télévision initiée par un homme rare : Yves Jaigu. La compagnie de Pierre-André était agréable car il était cultivé et curieux. Autre atout : sa voix passait très bien à la télévision. Je n’oublie pas non plus L’Abécédaire de Gilles Deleuze, réalisé grâce à la complicité active et intelligente de Claire Parnet. Ni bien sûr les entretiens de Serge Daney avec Régis Debray : Itinéraire d’un cinéfils, réalisé avec la complicité de son ami Dominique Rabourdin. C’était en 1992, l’année de la mort de Serge Daney. Pierre-André Boutang était administrateur de la Cinémathèque française depuis 2004. Il va beaucoup nous manquer. 

4 Réponses à “L’ami Boutang”

  1. HollyG. a écrit :

    Bonjour Monsieur,
    Je dépose ces quelques lignes aujourd’hui, alors que je vous lis d’ordinaire en silence, afin de vous remercier pour votre hommage à cet homme, dont le travail devrait être un exemple pour beaucoup, en cette triste époque de médiocrité.
    Bien à vous,
    « Holly Golightly »

  2. mhr a écrit :

    Bel hommage à un homme qui a accompli de belles choses dans un contexte sans doute souvent déprimant : la télévision. Itinéraires d’un cinéfils, c’était très beau et je me souviens aussi d’un beau portrait d’Ottavio Paz, dans le cadre d’Océaniques. De temps en temps encore, il arrive que la télévision ne nous fasse pas honte et même nous fasse honneur, ces derniers jours le film sur les Renoir sur France 5, ou les émissions de la série Architectures consacrées à l’Alhambra de Grenade ou à la maison de Jean Prouvé sur Arte.

  3. przyswa a écrit :

    joli texte dédié à une personne qui le mérite
    on aurait pu attendre un plus vibrant hommage de nos medias, politiques, etc. mais l’homme était discret alors…
    cette énigmatique disparition en mer lui correspond assez bien…
    il m’avait aimablement reçu il ya quelques mois pour le projet de film d’une amie. esprit curieux, simple, direct… il fourmillait de projets et s’intéressait à pierre-jean jouve dont il montrait amoureusement les lettres … une autre époque … sa voix manquera …

  4. Vince Vint@ge a écrit :

    Ce Pierre-André, quel Boutang-en train aussi !
    Excusez-moi pour ce calembour balourd – petit pléonasme – mais la mort a toujours tendance, et pour cause, a rendre les choses tragiques. Bien sûr, sa disparition est un coup dur pour sa famille, la cinéphilie et la télévision française, mais n’oublions point, derrière ses lunettes fumées à monture épaisse, l’humour du bonhomme. Il était gourmand de la vie, des arts, des gens, des formes…
    On attend son ‘Claude Lévi-Strauss par lui-même’ avec impatience.
    Ayons aussi ça en mémoire : c’était un gourmand, un grand séducteur des mots et un homme à l’écoute, très doué pour le ping-pong verbal et les tiroirs gigognes. Il va nous manquer, à coup sûr.
    Et j’espère que la Cinémathèque saura lui rendre hommage un de ces quatre. D’ailleurs, Serge Toubiana, est-ce que quelque chose est prévue de votre côté ? Il était l’ami de tellement d’artistes dans le cinéma et autres.