Claude Chabrol, dit “Cha-Cha”

Alain Corneau est mort il y a quelques jours. Claude Chabrol est mort ce dimanche matin. Le cinéma français part en lambeaux. Quelle tristesse ! Claude Chabrol était un homme exquis, jovial, chaleureux, pétillant, rusé. Abordable, pas intimidant, et très intelligent. Il avait l’élégance de ne laisser paraître qu’une infime partie de son intelligence et de sa culture. C’était sa manière à lui de s’avancer masqué. Qui était-il en vrai ? Peu le savent. Ses plus proches sans doute. Aurore, sa femme, sa compagne, sa complice. Celle qui lui mijotait des petits plats, car elle est une excellente cuisinière. Celle qui veillait sur lui et lui évitait certains excès. Celle qui était de tous ses tournages depuis au moins quatre décennies, comme scripte et plus proche collaboratrice. Cécile Maistre, sa belle-fille et son assistante, qui était comme sa fille. Aurore et Cécile le comprenaient au quart de tour, leur « Cha-Cha » comme elles le surnommaient avec affection et un peu de moquerie. Lui les adorait, leur vouant un véritable culte en retour. Un de ses fils, Matthieu Chabrol, faisait la musique de ses films depuis trente ans. Et Thomas Chabrol était acteur dans plusieurs films de son père. Du cinéma en famille, avec des techniciens fidèles qui aimaient chanter « Merci Patron » sur les tournages. « Je ne suis le patron de personne », leur répondait-il, hilare.

D’autres l’ont approché, l’ont côtoyé, ont travaillé à ses côtés. Isabelle Huppert, qui a fait sept films avec Chabrol : Violette Nozière, Une affaire de femmes, Madame Bovary, La Cérémonie, Rien ne va plus, Merci pour le chocolat et L’Ivresse du pouvoir. Et la série devait se poursuivre… Il y avait entre eux une connivence, une admiration, un jeu de chat et souris. Il savait qu’elle aimait travailler sans filet, alors il ne se gênait pas. Il faudrait demander à Isabelle Huppert, et à d’autres, de dresser le portrait de cet homme incroyablement vivant, doué d’un appétit de vie à faire pâlir d’envie ses compagnons de la Nouvelle Vague. Car, de la bande Truffaut, Rivette, Godard et Rohmer, Chabrol était à la fois le plus bourgeois, le plus installé dans le confort de la vie, et le plus déconnant. Peut-être au fond le plus marginal. Assurément le plus secret. Car il avait pour thème de prédilection le crime et la bêtise, la folie et la pulsion qui entrainent ses personnages au bord de l’abîme. Voir ses chefs-d’œuvre : Les Bonnes femmes, La Femme infidèle, Que la bête meure, Le Boucher, Juste avant la nuit, Les Noces rouges, Violette Nozière, La Cérémonie… À la fin des années soixante et au début des années soixante-dix, ses films avec Stéphane Audran resteront comme un sommet du cinéma français.  À cette époque-là, aucun cinéaste français ne le surpasse. J’aime beaucoup d’autres de ses films, ses deux adaptations de Simenon : Les Fantômes du chapelier et Betty, L’Enfer d’après le film inachevé de Clouzot, Madame Bovary ou encore La Fille coupée en deux.

Il aura été le plus prolixe des cinéastes français, avec Jean-Pierre Mocky, et sans doute le plus énigmatique. Il n’était pas énigmatique par défaut, ce qui arrive à bien des cinéastes dénués de talent, mais par excès : parce que le monde lui-même est une énigme, et l’âme humaine un abîme profond. Il ne vénérait pas Flaubert et Simenon pour rien. Chabrol se masquait en faisant mine de se découvrir : il aimait jouer tous les rôles, se montrer à la télévision où il faisait le pitre, parlait de la bonne cuisine ou du polar (deux véritables passions), pour cacher l’essentiel. La vérité se cache toujours derrière les illusions, aimait-il à dire. Il avait appris de Fritz Lang (son cinéaste préféré) et Hitchcock (sur lequel il avait coécrit un livre avec son ami Rohmer), que le cinéma est avant tout un art de la mise en scène, que le monde est secrètement régi selon un ordre établi (Chabrol marxiste : une hypothèse très sérieuse), et qu’il est essentiel pour faire du cinéma de caler son regard sur ce qui, au-delà de l’illusion, révèle la face cachée des êtres et des choses. Chabrol croyait à la connaissance comme démarche métaphysique et mathématique, pour avancer et déchiffrer, dépasser et transgresser les règles établies. L’espace mental et virtuel du cinéma de Chabrol ressemble à un jeu d’échecs, avec ses rois et reines, ses tours et ses cavaliers, ses fous et ses pions. Chaque personnage des films de Chabrol est une pièce d’un jeu intime, dont il était l’humble organisateur. Pour lui le cinéma était l’outil de cette connaissance, et en cela il était digne de Roberto Rossellini, à qui la Nouvelle Vague doit tant. Se méfier des apparences, laisser advenir ou entrevoir un « autre monde », plus vrai et où les passions et les pulsions fonctionnent librement. C’était ça, le cinéma de Chabrol, décliné à travers maintes variantes et sur tous les modes, léger ou grave, policier ou onirique, prosaïque ou poétique.

Le cinéma français a toujours été tiraillé entre deux extrêmes, l’académique et l’expérimental. C’est sa marque de fabrique, son ADN ou son image de marque. Chabrol, comme son ami François Truffaut en son temps, faisait tenir cette voûte, en sorte que les extrêmes coexistent ou cohabitent. À lui seul, il a incarné ce tiraillement, osant tout et s’en donnant à cœur joie. Chaque nouveau film s’ajoutait à une longue série dont il savait, lui le cinéphile passionné, qu’elle constituerait ce qu’on appelle une œuvre. Il y a une œuvre Chabrol, comme il en existe quelques-unes dans le cinéma français. Pas beaucoup. Il faudra à coup sûr la reconsidérer. Il aimait le cinéma à la folie, l’ambiance familiale des tournages. Ambiance popote, pour donner le change. En réalité, tel Simenon, il n’a cessé de sonder l’âme humaine sous toutes les facettes, de la bêtise au crime, de la passion à l’adultère, de l’appât à la veulerie. Et cela l’amusait au plus haut point. Il ne jugeait jamais. Et c’était là aussi sa force.

 

16 Réponses à “Claude Chabrol, dit “Cha-Cha””

  1. georges tritter a écrit :

    Mr Toubiana,
    c’est à la triste nouvelle de la mort de Claude Chabrol que je découvre votre blog, et je tenais à vous remercier pour ces mots justes, vrais, qui donnent de lui ce que j’ai toujours ressenti. Je suis un cinéphile triste, en ce dimanche, j’ai pensé en tout premier lieu à Isabelle Huppert qui, entre Claude et Werner Schroeter, connaît une année éprouvante. Celle que j’ai rencontrée bien des fois après une pièce de théâtre doit être anéantie.
    Au-delà de ce jour noir, j’ai toujours aimé votre place dans le monde du cinéma, les Cahiers, bien sûr, et vos écrits à ce sujet.
    Encore merci, et que Chabrol continue par ses films à nous ravir, et que son oeil malicieux nous accompagne.

    Georges Tritter

  2. samia harrar a écrit :

    Ils ont passé hier soir L’Ivresse du pouvoir sur France 2. C’était fabuleux! On préfère oublier que Chabrol est mort. Il y a tellement de films de lui à (re)découvrir, et tellement de jovialité qui se rattache à son image, qu’il semble difficile de se résoudre à l’évidence de sa disparition. Mais votre formule est juste à propos du cinéma français qui part en lambeaux. C’est une question de stature, de charisme… C’est vrai que c’est triste.

  3. olmer a écrit :

    C’était un grand cinéaste. J’aimais particulièrement sa dernière période, sous-estimée je pense, avec des grands films comme Merci pour le chocolat, L’Ivresse du pouvoir, La Fille coupée en deux ou encore Bellamy. Il avait atteint une telle maîtrise dans son art de la mise en scène, pour décortiquer la grande mascarade de la société humaine, avec un humour noir/loufoque, au-delà du 2nd degré, assez remarquable notamment dans l’utilisation des noms des personnages signifiants/signifiés. On pourrait aussi rire perpétuellement devant Bellamy ! J’espère que la Cinémathèque en profitera pour programmer son intégrale la saison prochaine, car même si on a vu une trentaine de ses films, cela signifie qu’on en a raté une trentaine ! Et sa filmographie semble remplie de perles rares invisibles.

  4. Serge Toubiana a écrit :

    Cela fait trois ans que nous avons, Jean-François Rauger et moi, le projet d’une intégrale Chabrol à la Cinémathèque. Le projet connaît de vraies difficultés, du fait que plusieurs des films de Claude Chabrol, surtout ceux de sa « période Génovès », sont indisponibles : pas de copies ! Il nous faut convaincre l’ayant droit de tirer de nouvelles copies. Nous allons persévérer, revenir à la charge et faire en sorte que cette rétrospective puisse avoir lieu. Nous en avions parlé à C. Chabrol, qui était partant. S.T.

  5. olmer a écrit :

    merci Serge, c’est très intéressant car je pensais que les cinéastes français et surtout ceux de la nouvelle vague initiés par Langlois, comme Chabrol, donnaient une copie de tous leurs films à la cinémathèque mais ça doit être plus compliqué que cela…

  6. Dominique Hasselmann a écrit :

    Belle idée que celle d’une rétrospective Chabrol à la Cinémathèque : prévoir un buffet (chaud) dans le hall pour que l’on se mette illico dans l’ambiance de ses films !
    Merci pour cet article sincère et votre action persévérante en faveur du cinéma d’auteur : je me souviens de la rutilante Harley Davidson dans l’entrée de votre bâtiment, et de la présence sur scène, en votre compagnie, de Dennis Hopper venu présenter « Easy Rider » fin 2008.

  7. Et pourtant je tourne ... a écrit :

    Merci Monsieur Toubiana pour l’hommage à Claude Chabrol.
    Pour ceux qui ont aimé ses films et ressenti pour lui estime et affection : on passe de très bons moments en parcourant le numéro hors-série des CAHIERS de 1997, je crois, qui comporte un long entretien sous forme de dictionnaire, ainsi que le livre publié chez Robert Laffont en 1976 ET POURTANT JE TOURNE …, repris plus tard chez Ramsay.
    Peut-on espérer voir bientôt une bonne édition dvd de LES BONNES FEMMES, en attendant la rétrospective de la Cinémathèque ?

  8. Bill Krohn a écrit :

    Entre-temps il y a la rétrospective Chabrol du Festival d’Amiens, divisée en deux parties, dont la deuxième aura lieu au mois de novembre pendant le 30eme anniversaire de ce grand petit festival. Seront projetés également quelques films sélectionnés par Chabrol, comme ayant marqué son cinéma.

  9. Marie-France a écrit :

    Mon premier réflexe en ce triste dimanche, a été de venir sur votre blog comme la recherche d’une consolation. Merci pour cet hommage et pour cette idée enthousiasmante d’une rétrospective qui nous permettrait de retrouver sur grand écran sa malice, son regard juste et subtil.
    Je profite de ce commentaire pour vous remercier aussi du formidable programme septembre-novembre que la Cinémathèque nous a concocté.

  10. Franck a écrit :

    Belle expression que ce « cinéma français qui part en lambeaux » et malheureusement vraie, juste après le décès de Corneau, maintenant « Cha-Cha »…
    Et votre appréciation est juste : bien que très populaire et exposée, la fimographie de Chabrol est à reconsidérer, pas si classique et sans histoire qu’elle le paraît. Rarement cinéaste aura sondé avec une telle persévérance et acuité l’âme humaine dans tous ses recoins, et sans jamais aucune condamnation, juste une ironie étonnée.
    Quant à l’homme, chaleureux, hyper-intelligent et malicieux, je regrette de ne pas l’avoir rencontré, mais que lui aurai-je dit ?
    Bertrand Tavernier, Alain Resnais, André Téchiné, Jean-Paul Rappeneau, Claude Miller, prenez-soin de vous, on tient à vous….

  11. Duval a écrit :

    En vieux français, un « chabrol » désignait un mélange de bouillon et de vin. Aujourd’hui, le bouillon est celui d’onze heures et le vin celui de la vérité. Le moment est donc venu de révéler qu’en premières noces Claude C. avait épousé Agnès Goutte, fille de pharmacien elle aussi, dont l’héritage providentiel (de sa grand’mère ?) n’engendra rien moins que… la Nouvelle vague ! Comme le déplorait, dans Les Menteurs de Gréville (Edmond T., 1961), l' »assistant de production » lui-même en réceptionniste d’hôtel aussi ahuri que d’habitude : « On attend des télégrammes, et on ne vous apporte que des nouvelles vagues ». En guise d’hommage confidentiel au grand cinéaste défunt (et maudit), Chabrol lui-même a tourné, en 1966, un remake « hitchcockien » des Menteurs, Le Scandale, avec entre autres Anthony Perkins. C’était le début de sa fameuse période Audran-Génovès, qui fit découvrir qui l’artiste, qui sa muse (à réfléchir). Aujourd’hui, la (mauvaise) nouvelle a cessé d’être vague.

  12. olivier coquet a écrit :

    Pourquoi faut-il mourir après avoir donné tant de plaisir aux gens, toutes générations confondues? Que de chefs-d’oeuvre et de films même moins prestigieux mais toujours intéréssants a-t il su nous offrir pendant 50ans !
    Mr Chabrol était un homme accessible, très intelligent comme vous dites Mr Toubiana, et puis très talentueux bien sûr ! Autant de qualités qui vont tant nous manquer désormais !
    A mon sens, mais chacun a les siens, ses plus grands films resteront « Le boucher » « Que la bête meure » « Violette Nozière » « Une affaire de femmes » et « La cérémonie », véritable sommet de sa filmographie!
    Isabelle Huppert aura eu la chance de tourner en effet 7 films avec lui et ainsi de rentrer dans une des collaborations actrice réalisateur la plus passionnante qui soit!
    Je me souviens encore de la dernière phrase d' »Une affaire de femmes » où il est dit:  » Elle était parfois si gaie, et elle aimait tant chanter! » et bien on pourrait dire de Claude qu’il était souvent si joyeux et pétillant et qu’il aimait tant manger, et tourner et vivre… Un grand monsieur!

  13. serge kaganski a écrit :

    cher Serge
    merci pour la « cérémonie » laïque et cinéphile organisée aujourd’hui à la Cinémathèque. Les interventions furent émouvantes, brillantes, extrêmement bien senties et incarnées, parfois même drôles, citations de Chabrol obligent ! Ce fut un très beau moment de chaleur, de réunion, de réflexion, de recueillement… et de cinéma.
    à bientôt,
    serge

  14. Juliette N. a écrit :

    Merci à la Cinémathèque et à tous les intervenants pour la très belle cérémonie d’hier midi. Elle a mis du baume au coeur à tous les cinéphiles présents, célèbres et anonymes.
    Quelle plus belle église pour rendre hommage à Monsieur Chacha que le temple du cinéma ? Il sera toujours parmi nous, comme l’ont si bien dit Odile Barski, Sandrine Bonnaire, Michel Piccoli et Isabelle Huppert, pour ne citer qu’eux.
    A bientôt, entre les murs rassurants de la Cinémathèque,
    Juliette

  15. séférian a écrit :

    Cinquante ans après, je suis heureux et ému de revoir Les Bonnes femmes à Neuilly, lundi 18 octobre, en présence de Stéphane Audran.

  16. PENNACCHIETTI a écrit :

    Jeudi 28 octobre – Occupation du tapis rouge lors de la cérémonie d’ouverture du Festival du film de Rome.
    par Sabrina Pennac, jeudi 28 octobre 2010, à 15:22

    Le cinéma est une lumière qui ne devrait jamais s’éteindre. Il y aura toujours quelque chose à dire, à afficher. Témoignage nourri par un double regard. Le regard de ceux qui le font et le regard de ceux qui le voient. Après la suppression du UK Film Council (équivalent britannique du CNC), un autre danger pèse sur le cinéma européen. Le cinéma italien est aujourd’hui menacé par le gouvernement Berlusconi. « Dans une période où l’on se serre la ceinture, les gens ne vont quand même pas manger de la culture. » affirme le ministre de l’Économie et des Finances. Des mots irresponsables qui ont transformé le cinéma italien en un lieu désolé, un espace vide. Les cinéastes et les spectateurs se verront contraints de rentrer « tous à la maison ». Mais les talents ne manquent pas et les besoins sont toujours plus urgents. Et pendant que Berlusconi admire son harem danser le « bunga bunga », les professionnels et les syndicats du cinéma se mobilisent pour défendre notre identité culturelle et la pluralité d’expression.

    Jeudi 28 octobre Toutes les associations italiennes de l’audiovisuel se sont réunies au Teatro Eliseo et ont voté à l’unanimité l’occupation du tapis rouge lors de la cérémonie d’ouverture du Festival du film de Rome. En réponse à cette décision, la direction du Festival a avancé l’offre dérisoire de permettre l’accès au tapis à une centaine de personnes munies d’un billet. Un acte offensif qui, si il est confirmé, deviendra de fait le Festival de Rome contre le monde entier du cinéma italien et de l’audiovisuel.

    L’ensemble des associations de l’industrie du cinéma, réuni à « la Casa del Cinema », a confirmé pour demain, jeudi 28, sa mobilisation et ses objectifs.

    http://www.youtube.com/watch?v=5z1evFM10Sc&feature=player_embedded

    Les cinéastes et les spectateurs se verront contraints de rentrer « tous à la maison »