Raoul Ruiz, pirate et magicien

C’est la rentrée. Nous sommes tristes car les vacances se terminent tristement. Deux mauvaises nouvelles. La première : le suicide de Katerina Golubeva survenu un dimanche d’août, en plein Paris désert. Elle a été l’actrice de quelques films, étoile solitaire et l’égérie de quelques cinéastes importants : Sharunas Bartas, Leos Carax, Bruno Dumont, Claire Denis. Une pensée affectueuse et émue, sincère,à ses proches. La seconde, la mort de Raoul Ruiz survenue vendredi dernier, 19 août, des suites d’une infection pulmonaire. Ce mardi matin, nous étions nombreux à l’église St Paul, à se dire que, décidément, il est des retours de vacances plus gais. Raoul Ruiz était en train de terminer un nouveau film tourné au Chili, La Noche de enfrente (La Nuit d’en face), produit par François Margolin, qui m’a confirmé que le montage était achevé et que le film serait sans doute prêt d’ici la fin septembre.

Raoul Ruiz avait 70 ans, né le 25 juillet 1941 à Puerto Montt, au sud du Chili. Son cercueil s’envole demain pour Santiago du Chili, accompagné par sa femme, la cinéaste Valeria Sarmiento, épousée en 1969. Raoul Ruiz sera enterré au Chili, où deux jours de deuil officiel ont été décrétés pour saluer sa mémoire, celle du cinéaste le plus prolifique au monde.

La France aura été sa terre d’adoption. Il y est venu en 1973, chassé par le coup d’État militaire du général Pinochet qui mit fin au régime socialiste de Salvador Allende. Ruiz avait déjà réalisé quelques films (entre autres, Très Tristes Tigres), mais c’est avec Dialogues d’exilés qu’il fut découvert dans des festivals importants comme Locarno et Pesaro. Dès son installation à Paris, Ruiz a exploré avec une intelligence et une énergie rares les marges du cinéma et de la télévision, faisant feu de tout bois. Il fut ainsi de toutes les aventures et de toutes les expériences originales menées sous la houlette de l’Ina (l’Institut national de l’audiovisuel), alors dirigé par Michel Roux, et où sévissait alors une « dream team » autour de Manette Bertin : Sylvie Blum, Muriel Rosé, Françoise Dumas, Jérôme Prieur, Jean Frapat. Sans oublier Jean Baronnet, alors assisté de Martine Chaussin… Les films de Ruiz s’enchaînent et se suivent à un rythme fou, dans tous les formats et toutes les durées. Comme si lui, cet exilé, avait mieux compris que quiconque notre « système ». Système D, comme débrouille : Ruiz réalise, en France et un peu partout en Europe (Portugal, Hollande…), quelques films marquants – La Vocation suspendue d’après Klossowski, L’Hypothèse du tableau volé, Le Borgne, Les Trois couronnes du matelot, Le Toit de la baleine, plus tard Le Territoire, La Ville des pirates ou L’Île au trésor, parmi tant d’autres. Longs et courts métrages, mini séries TV, essais, blagues, télé-tests, films de chambre, films en tout genre, parfois visibles, souvent invisibles, dessinant le contour d’une œuvre fantastique et parfois ésotérique, produite dans une économie affolante et variée, mais totalement logique. Un véritable labyrinthe. Il travaille avec des chefs opérateurs de talent : Henri Alekan, Sacha Vierny, François Ede, Ricardo Aronovich, Gilberto Azevedo, Acacio de Almeida, Jacques Bouquin ou Eric Gautier, qui l’aident à inventer trucages et effets, changements de lumières et de décors en autant de tours de passe-passe. Fidélité à ses collaborateurs techniques, et à son musicien Jorge Arriagada.

Nous étions subjugués par ces films inventifs et ludiques qui relevaient d’une logique baroque, souvent absurde, et surtout pleine de mystère. Cela nous aidait à sortir d’un cinéma politique alors prôné (par nous-mêmes), dogmatique et sous l’emprise de l’idéologie marxiste. Cultivé et gourmand, drôle et fin, généreux et farceur, Raoul Ruiz maniait à la fois le marxisme et la culture jésuite, ce qui nous ravissait. A quoi croyait-il ? Sans doute à l’un ou à l’autre, ou plutôt à l’un plus l’autre. Tel un magicien, il s’amusait à faire de drôles de mélanges. Il avait surtout une aptitude et une capacité incroyables à se fondre dans la commande, d’où qu’elle vienne. La plus officielle ou la plus marginale (il travailla quelque temps à la Maison de la Culture du Havre, y réalisant une dizaine de films à une vitesse folle). Laissant derrière lui 115 films, Ruiz bat ainsi le record d’un Chabrol ou d’un Mocky.

Mardi matin à l’église, Paolo Branco, qui fut souvent son producteur (dont le dernier, Mystères de Lisbonne, prix Delluc 2011), a dit des mots très justes : « Il nous transformait car il nous rendait meilleur, et il nous surprenait ». Raoul Ruiz était un incroyable raconteur d’histoires. Un narrateur hors pair. Un affabulateur. Lui seul pouvait s’attaquer à des œuvres littéraires présumées intouchables (Klossowski, Kafka, Proust, Melville, Stevenson, Giono, etc.), sans les dénaturer, en sachant les pénétrer par effraction, comme un éclaireur muni de sa lanterne. Comme un pirate cultivé. Son Proust – Le Temps retrouvé – m’avait énormément plu au Festival de Cannes en 1999, avec une pléiade d’acteurs : Catherine Deneuve, Emmanuel Béart, Chiara Mastroianni, Marie-France Pisier, Edith Scob, Arielle Dombasle, Elsa Zylberstein, John Malkovich, Vincent Perez, Pascal Greggory, Melvil Poupaud, Christian Vadim… Ruiz aimait les acteurs et savait les mettre en confiance ou dans sa poche. La liste de celles et ceux qui l’ont croisé et qu’il a dirigés ferait un véritable bottin du cinéma. Tous les grands ont aimé travailler avec lui, par exemple Marcello Mastroianni et Michel Piccoli, les deux plus grands acteurs du cinéma européen. Son intelligence et sa connaissance du cinéma, sa culture si vive et si riante ou rieuse, sa souveraineté et le sentiment de confiance qui émanait de lui, faisaient le reste. Davantage qu’un cinéaste, Ruiz était un magicien. Il faisait sortir des lapins de son chapeau, devant trois spectateurs ou mille. Cela ne court pas les rues, les magiciens. Ceux qui sont capables de vous « enfumer » avec des mots et des images, des trucages et des histoires incroyables. En quarante ans, Raoul Ruiz nous a embarqués dans un incroyable labyrinthe, dont lui seul connaissait le dédale ou le trajet. Son œuvre ressemble à un jeu de l’oie qu’il serait fantastique de revisiter. En partant de la première case. Jusqu’à la toute entière.

J’aimerais finir en citant un long extrait du livre de Melvil Poupaud, Quel est mon noM ?, qui vient de paraître chez Stock. Melvil Poupaud est un enfant de cinéma, et son premier « père » fut Ruiz. « Je crois que si Raúl m’a engagé plusieurs fois étant enfant, c’est que je ne cherchais pas à tout comprendre. Je me laissais guider et diriger par lui – on pourrait dire bercer – sans poser de questions. Parce que j’avais confiance d’une part, mais aussi parce que j’avais le pressentiment que, grâce à lui, j’allais vivre des aventures extraordinaires.

D’ailleurs, rien ne lui plaît tant aujourd’hui encore que de faire l’inventaire de tous les dangers auxquels j’ai échappé enfant, sans jamais en avoir conscience : les accidents de voiture mortels qui décimaient régulièrement les membres de ses équipes au Portugal. Les armes à feu et les explosifs, utilisés sur ses tournages sans trop de précautions par des artificiers alcooliques. Les singes d’Afrique, avec lesquels je m’amusais sur le tournage de L’Île au trésor et qu’on abattait d’un coup de fusil dès que j’avais le dos tourné parce qu’ils avaient la rage. L’alcoolisme, que je pratiquais en cachette, finissant systématiquement tous les verres de l’équipe à la cantine. Les adultes, enfin, parfois mal intentionnés à l’égard de l’enfant que j’étais, et qui évoluait, seul, au milieu d’eux.

Les tournages de Raúl ont toujours ressemblé à ses films, et les membres de ses équipes aux personnages des histoires de pirate qu’il aime à raconter. Quant aux anecdotes qu’on récolte quand on monte à bord d’un de ses plateaux, elles sont aussi surréalistes que les malédictions qu’on rapporte de « l’île aux serpents », ce rocher maudit aux abords duquel nous tournions L’Île au trésor. »

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5 Réponses à “Raoul Ruiz, pirate et magicien”

  1. cohen jean-christophe a écrit :

    Serge ça fait plaisir de lire cet hommage écrit par vous. C’est tout.

  2. Christophe a écrit :

    bonjour monsieur Toubiana,

    j’ai pris connaissance du programme de la nouvelle saison de la cinémathèque (merci au passage de votre attention aux requêtes des abonnés concernant les réservations en ligne) mais je n’y ai pas vu l’Histoire inattendue du cinéma français de Jacques Lourcelles. Cette absence est-elle momentanée ou monsieur Lourcelles va t-il revenir présenter des films à la cinémathèque?

    merci de votre attention

  3. serge toubiana a écrit :

    Jacques Lourcelles a souhaité mettre un terme à cette programmation. Nous restons en lien avec lui pour d’autres projets possibles.

  4. ACHTOUNG a écrit :

    En tant que technicien du cinéma français étant passée funestement par la production du tellement adulé (par la presse) Monsieur Branco, je suis toute ouïe sur le fait qu’il puisse être rendu « meilleur »… Peut-être un jour passera-t-il des paroles aux actes – je l’ai entendu discourir de la citoyenneté sur France Culture ce qui m’a arraché un rire amer… Peut-être un jour se décidera-til à respecter les techniciens, au minimum à les payer… Un certain tribunal de Paris est à l’année fréquenté par les techniciens qui ont travaillé pendant des semaines et n’ont pas été payés. Ce fait est très connu dans la profession mais ne semble pas l’être du monde journalistique cinéphile qui ne lésine pas sur l’encens…

  5. Olivier Crouzet a écrit :

    « Ceux qui sont capables de vous enfumer… » bien trouvé! car il s’agit bien d’une vaste fumisterie, en fait d’oeuvre. Mais bon, la France en est avide, qui accueille et produit avec ravissement les pires foutaises du monde, pourvu qu’elles soient de gauche.