Chère Bulle Ogier…

Costa-Gavras, Bulle Ogier et Serge Toubiana lors de la soirée d’ouverture de la rétrospective le 9 mai 2012 à La Cinémathèque française
Ma chère Bulle,

Je souhaitais vivement cet hommage à la Cinémathèque, j’en avais depuis longtemps le désir. C’était pour moi une certitude : montrer, films à l’appui, que tu es une actrice qui compte énormément dans le cinéma, dans l’histoire du cinéma. On ne rend hommage qu’à ceux qui ont donné, et qui continuent de donner… Ma certitude est aussitôt suivie d’une interrogation : Bulle ? Tu es pour moi un point d’interrogation. A la fois une évidence, et une énigme. Il y a des acteurs qui jouent pour exister ou faire exister leur personnage, pour crever l’écran ou pour qu’on s’identifie à eux. D’autres sont là de passage, en s’excusant presque d’y être. Ils effacent toute trace. Comme une apparition. Alors, comment faire la part des choses ?

Hier, au téléphone, tu m’as dit : « Il faut me bouger, pour que je sorte de chez moi. » Nous avons organisé cette rétrospective pour que tu bouges et que tu sortes de chez toi. Et tu es là, avec nous, parmi nous. Et cela nous rend heureux.

L’autre chose que tu m’as dite, et que tu n’oseras pas redire ce soir, c’est : « Dommage que Barbet soit absent, Barbet c’est quand même un pilier… » Si Barbet est absent, c’est qu’il est retenu auprès de sa vieille maman à Ibiza. C’est vrai qu’il te manque : il nous manque. Il fait partie de ta vie, ta vie d’actrice et ta vie de femme. Heureusement, nombreux sont les amis venus ce soir pour être à tes côtés, t’entourer de leur admiration, de leur affection.

Tu as joué dans plus de 100 films. On ne les citera pas tous. On ne citera pas non plus tous les metteurs en scène qui t’ont confié des rôles. Certains ont davantage compté, avec lesquels tu as récidivé. Bien sûr, Jacques Rivette, dont nous saluons la présence parmi nous.

Tu es née en quelque sorte avec le cinéma moderne. Tu as été de toutes les expériences, souvent limites, mais nombreuses, au cours des années 60 – 70, et suivantes : avec Marc’O, Rivette, Téchiné, Buñuel, Barbet Schroeder, Daniel Schmid, Werner Schroeter, Edouardo de Gregorio, Manoel de Oliveira, Rainer Fassbinder, et bien sûr Marguerite Duras. Tu as traversé ces expériences, au cinéma comme au théâtre, telle une somnambule. Somnambule : avec un l ou 2. Poésie, enfance, innocence, discrétion, tout cela efface le travail de l’actrice, pour le rendre sous forme d’un miracle qui fait ta grâce et ta distinction, ta singularité. Qui fait aussi ta douceur et ton entêtement. Douceur féminine, entêtement enfantin à continuer à explorer le jeu et le mystère du jeu. Avec Pierre Clémenti, Jean-Pierre Kalfon, Jean-François Stévenin, Juliet Berto, Bernadette Lafont, Marie-France Pisier, tu as incarné, d’une façon presque documentaire, la génération pré- et post-68, ses croyances et ses désillusions. Cela n’a jamais eu, en aucune manière, l’allure d’un programme. Juste une incarnation, une manière de jouer, mais aussi de s’absenter du jeu – ce que Buñuel a si justement capturé en te regardant dans Le Charme discret de la bourgeoisie.

Nous avons choisi ensemble Le Pont du Nord, tourné en 1981, pour ouvrir cet hommage. Après pas mal d’hésitation. Ce film a quelque chose de particulier, qui t’empêche de le revoir, de le réentendre. Trop douloureux, m’as-tu dit. Je peux comprendre. Tu as été prise dans un double mouvement, celui de vouloir le montrer, tout en assumant de ne pouvoir le revoir. Un désir et une peur, une crainte due à la douleur de revoir. Nous avons, toutes et tous, ce soir, une pensée envers Pascale, si présente dans ce film, et si douée.

Bulle Ogier dans Duelle de Jacques Rivette

L’Amour fou, Out One, Céline et Julie vont en bateau, La Bande des quatre, Duelle, Ne touchez pas la hache : rarement une actrice aura autant tracé son chemin dans le désir ou le regard d’un metteur en scène. Rivette encore. Comme pour chacun, il y a toujours un début. Tu as commencé par un court métrage de Jacques Baratier, Voilà l’ordre, où apparaissent Adamov, Audiberti, Roger Blin, César, ou encore Boris Vian. Film décapant, libre, qui saisissait ce moment de créativité et de folie des années 50, hors des sentiers battus.

Puis il y a eu Les Idoles de Marc’O, grand film de sismographe, qui enregistre le tremblement d’une époque, ses vibrations, ses gestuelles, ses pulsations musicales, son travail sur le langage. La vie en quelque sorte. Un cinéma pauvre, mais incroyablement vif et à vif, collectif.

Il y a La Salamandre, d’Alain Tanner, et l’inoubliable Rosemonde, incarnation poétique du refus : refus du monde de la consommation, refus de l’aliénation et du travail à la chaîne. Refus instinctif et entêté.

Et il y a le reste, un cheminement incroyablement créatif qui fascine. Une carrière en ricochets : un film en appelle un autre… Un cinéaste crée le désir chez un autre. Et toi, au centre. Je n’oublie pas de mentionner Allio, Lelouch, Ruiz… Quelques noms de cinéastes, femmes et hommes, qui reconnaissent en toi une filiation, un lien avec le cinéma de la rêverie et de la douceur. Xavier Beauvoix, Emmanuelle Cuau, Olivier Assayas, Tonie Marshall, Julie Lopez-Curval, Sophie Fillières, Noémie Lvovsky, Marion Vernoux, Jean-Paul Civeyrac, Stéphane Metge, j’en oublie… Cinéma, théâtre, passage de l’un à l’autre. Alliances et fidélités : Chéreau, Régy, Luc Bondy… Chère Bulle, notre flocon d’or.

 Jeudi 10 mai, à 19h30: Paulina s’en va, le premier film d’André Téchiné, 1969, présenté par Bulle Ogier et André Téchiné. Copie neuve.

Samedi 12 mai, à 14h30 : Maîtresse de Barbet Schroeder (1976), avec Bulle Ogier, Gérard Depardieu et André Rouyer. projection suivie d’un dialogue avec Bulle Ogier, animé par Bernard Benoliel, en présence de Xavier Beauvois.

Jeudi 17 mai, à 19 heures: Les Idoles de Marc’O, présenté par Bulle Ogier et Marc’O. 21h30 : L’Archipel du Cas’O, de Sébastien Juy (2011), présenté par Bulle Ogier et Sébastien Juy.

Dimanche 20 mai, à 17h15 : Terre étrangère de Luc Bondy (2011), présenté par Bulle Ogier et Luc Bondy.

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2 Réponses à “Chère Bulle Ogier…”

  1. Vince Vint@ge a écrit :

     » (…) une manière de jouer, mais aussi de s’absenter du jeu – ce que Buñuel a si justement capturé en te regardant dans Le Charme discret de la bourgeoisie.  » (ST)
    Oui, Serge, c’est tout à fait ça. J’ai ressenti ça aussi devant ‘Duelle’. Comme si dans son prénom même – l’étrange ‘Bulle’ – il y avait déjà en filigrane une destinée actorale programmatique : elle est là à l’écran mais comme dans une bulle, si proche et si lointaine à la fois, entre présence et absence, comme en retrait dans la surface qu’est un écran de cinéma. C’est une actrice étrange.

  2. Ilna a écrit :

    J’ai revu le Pont du Nord très récemment et je l’ai trouvé magnifique, je me suis dit que ces deux actrices ont ce qui s’appelle la grâce, tout ce qui manque à beaucoup d’actrices hélas. Je n’ose imaginer son chagrin et je voudrais lui dire que sa fille m’apporte beaucoup par sa façon de vivre à l’écran. Je vous admire Bulle.