Comment j’ai décoré Jean-Pierrre Léaud.

Cela n’arrive qu’une fois dans une vie et cela ne se refuse pas : décorer Jean-Pierre Léaud de la Légion d’Honneur. Cela s’est passé hier, entre amis, à la Cinémathèque française.

Mon cher Jean-Pierre,

Tu m’as demandé de te remettre la Légion d’honneur. J’ai accepté car c’est un privilège. C’est aussi un devoir que je vais m’efforcer de remplir avec sympathie et amitié.

Cette décoration signifie pour toi quelque chose d’important, tu ne te sens pas au-dessus, tu l’acceptes dignement, avec fierté. Nous savons tous ici que tu la mérites amplement.

Le fait que ce rituel se déroule à la Cinémathèque, une maison que tu connais bien, que tu as fréquenté et pour laquelle tu t’es battu au moment où il fallait défendre Henri Langlois, a une signification particulière. Cette cinémathèque, lieu de mémoire et de vie où toutes les générations se sont croisées et se croisent encore, liées par l’amour du cinéma.

Tu as joué un rôle essentiel dans ma vie. Pas encore sorti de mon adolescence, tu étais mon héros à l’écran. Milieu des années 60, Grenoble : lycéen je découvre les films de Godard, Truffaut, Resnais, les premiers Bertolucci et Bellocchio. Pierrot le Fou, Masculin Féminin, Les Quatre Cents Coups, Baisers volés, La Chinoise, La guerre est finie, Prima della rivoluzione, Les Poings dans les poches, Le père Noël a les yeux bleus…Temps béni de l’innocence et des découvertes : ces films ont changé le cours de ma vie, ils m’ont pris la main et c’est par le biais des acteurs que je me suis identifié à un air du temps qui prônait l’insolence, la liberté, l’apprentissage de la vie, l’engagement militant. Une manière de parler et de bouger. Antoine Doinel m’a marqué comme il a marqué des centaines de milliers de jeunes gens dans le monde. Ce dur et délicat temps de l’adolescence, tu l’as incarné avec un talent et une vérité hors normes. Avec un mélange d’innocence et de ruse, un sens aigu de la vie, un don inouï pour émouvoir.

Tant d’énergie et de vaillance. Comment oublier ce que nous te devons ? L’apprentissage de la vie, l’éducation sentimentale, l’apprentissage de soi et des autres. Tu l’as incarné comme personne, à la manière de ces personnages de la littérature du XIXe chez Flaubert, Dickens, Balzac. Tu as été pour nous leur équivalent, une figure libre, unique, irremplaçable.

Derrière l’écran, il y avait bien sûr des cinéastes, des auteurs : Truffaut, Godard, Rivette, Eustache, Skolimowski, Garrel, qui chuchotaient à ton oreille leurs répliques, mais je l’ignorais alors. Sur l’écran il n’y avait que toi, l’acteur Jean-Pierre Léaud, alter ego idéal, grand frère libérateur. Tu donnais le sentiment de l’improvisation, comme si tu réinventais le jeu et le mime, la gestuelle du muet, avec une énergie incroyable et juvénile. Il y avait chez toi, il y a encore, une force incroyable qui refuse d’être adulte, une capacité inouïe d’irresponsabilité, de refus du monde réel au profit d’un monde poétique, burlesque : un monde en apesanteur. J’ai revu récemment Le Départ de Jerzy Skolimowski : tu bouges tout le temps, tu tombes, tu te relèves, et comme tout le film est post-synchronisé, cela crée un décalage physique qui fait penser à Buster Keaton. Ta voix également, qui ne ressemble à aucune autre : tu prends les mots, tu utilises la langue en la restituant selon un phrasé qui prend des vitesses différentes, tantôt calme et lent, tantôt intrépide et saccadé. C’est ta manière si personnelle de nous prendre de vitesse, d’exister par toi-même.

Cela ne s’invente pas, c’est inné. Cela ne se transmet pas, c’est en toi. Cela ne se dirige pas, tes metteurs en scène ont composé avec, ils ont eu le talent ou le génie de le voir en toi, dès ton adolescence.

Les bouts d’essai des 400 Coups : une pure merveille. Tu tiens tête à Truffaut, tu l’épates. Tu le séduis, dirait-on. Ça marche. Ensemble vous allez constituer un incroyable duo, durant trois décennies. Il t’a inventé acteur autant que tu l’inventes cinéaste. Lui, le méchant critique, l’homme le plus craint de tout le cinéma français, avait besoin d’adoucir les angles, de raconter son enfance qui ne fut pas drôle, en émouvant le spectateur. S’il y est parvenu c’est grâce à toi.

J’ai trouvé comme par miracle dans nos archives, grâce à Karine Mauduit, des documents rares et amusants.

Par exemple, la lettre que tu as écrite à Truffaut, après que celui-ci ait fait paraître une petite annonce dans France Soir, pour rechercher un jeune garçon qui serait le héros de son film :

« Monsieur, mon père vous a téléphoné samedi de la part de M. Domarchi. J’aimerais beaucoup tourner dans votre film. J’espère que vous me convoquerez pour me voir et me faire faire un bout d’essai. A bientôt, mes amitiés, JP Léaud.

Tu passes un bout d’essai au cours duquel tu dis à Truffaut : « Il paraît que vous cherchez un mec qui soit gouailleur, alors je suis venu. »

J’ai aussi retrouvé cette note de Truffaut qui rend compte de cette première audition. Il écrit à ton propos :

Très beau, un peu féminin

Fils de Jacqueline Pierreux et Pierre Léaud

Il connaît Domarchi ? (Domarchi était un critique des Cahiers du cinéma)

Sa lettre est bien écrite, simple, nette.

Et ce mot rajouté à la main : intelligent.

Enfin : Antoine ou René (l’autre personnage du film) et Truffaut a biffé René au stylo. Tu seras donc Antoine.

Truffaut écrit à ton père, Pierre Léaud, le 20 octobre pour lui dire :

« Je suis bien décidé à confier un rôle important des 400 Coups à votre fils Jean-Pierre, sans savoir lequel encore. Je désire lui faire passer plusieurs scènes du film cette fois sans caméra le : jeudi 23 octobre 1958 à 15 heures à mon domicile.

Votre fils Jean-Pierre m’a semblé très intelligent et assez précoce pour que les quelques semaines pendant lesquelles nous lui ferons manquer la classe, ne constituent pas un handicap insurmontable pour sa scolarité. Avec mes remerciements, veuillez agréer, Monsieur, l’assurance de mes sentiments distingués. François Truffaut. »

Truffaut ne s’est trompé que sur un point : tes débuts fracassants au cinéma ont créé un handicap insurmontable pour ta scolarité. Après l’accueil triomphal du film à Cannes en mai 59, toi porté sur les épaules sur les marches du palais, adoubé par Jean Cocteau, comment pouvais-tu revenir à une vie normale et retourner à Pontigny (Yonne) pour y redevenir écolier ?

A Cannes, la presse louangeuse te porte aux nues. Dans un entretien publié dans un grand quotidien tu déclares : « Je ne veux pas ressembler à Gabin… il est bourré de tics… » Un peu prétentieux, notre jeune ami !

Tu es né au cinéma de cette rencontre avec Truffaut. Avec ce nom d’emprunt : Antoine Doinel, qui faillit d’ailleurs s’appeler Antoine Loinod. Pendant tout le tournage des 400 Coups, Loinod est le nom de famille d’Antoine. Loinod : l’anagramme de Doniol, alias Jacques Doniol-Valcroze, rédacteur en chef des Cahiers du cinéma, ami d’André Bazin, et cinéaste. Un homme courtois, charmant, plein d’ironie, que j’ai beaucoup aimé. Loinod se transforme en Doinel, le nom de la secrétaire de Jean Renoir.

Antoine Doinel, Antoine Doinel, Antoine Doinel, répètes-tu devant la glace dans Baisers volés. C’est mieux que : Antoine Loinod, Antoine Loinod, Antoine Loinod. Identité double, la tienne et celle de l’auteur : il y avait de la place pour deux dans ce personnage.

Naître au cinéma, y trouver sa place, y construire sa vie, avec des hauts et des bas. C’est toute ta vie, mon cher Jean-Pierre. Truffaut t’a filmé à 13 ans et demi, à dix-neuf ans, à vingt-quatre ans, à vingt-huit ans et à trente trois. La saga Doinel. Sans compter deux autres films qui ont beaucoup compté : Les Deux Anglaises et le Continent et La Nuit américaine. L’histoire d’une vie, celle d’un jeune homme pressé de vivre et qui se projette en avant – je paraphrase Truffaut en disant cela.

Durant ces belles années 60, tu passes d’un film de Truffaut à un film de Godard. Monnaie d’échange, tu deviens le trait d’union entre ces deux anciens amis. Et bien plus que cela. Tu es leur médium, tu les inspires : d’un côté le romantisme truffaldien, de l’autre la théâtralité, la déclamation, le montage historique, la joute verbale, l’imprécation politique, côté Godard : de Masculin Féminin au Gai savoir.

Au début des années 70, tu es dans deux films qui sont pour moi parmi les plus beaux du cinéma français : Les Deux Anglaises et La Maman et la Putain. Le romantisme toujours, le personnage de Claude Roc qui hésite entre deux femmes, entre deux sœurs, autour de ce thème de la fièvre amoureuse qui est au cœur du cinéma de Truffaut. Alexandre dans La Maman et la Putain, lui aussi pris entre deux femmes, Veronika et Marie. Le romantisme toujours, celui d’Eustache plongeant dans les eaux troubles du langage, film manifeste d’une époque qui marque le début du refoulement de ce qu’on appelait la « libération des mœurs ». Film inoubliable.

J’ai lu un entretien récent – tu n’en donnes pas souvent, j’ai même essuyé plusieurs refus de ta part, chaque fois que je t’ai sollicité pour parler –un entretien où tu disais : « Je suis complètement différent dans la vie et au cinéma. Quand je tourne, je suis là. J’ai ma musique. J’ai mon texte. Il y a la caméra. Il n’y a plus qu’un seul moment : celui où je m’inscris avec mon corps dans le jeu, pour créer le personnage. Dans la vie : il n’y a pas tout ça. Donc je ne crée pas un personnage dans la vie de tous les jours. J’ai mon costume, ma cravate, mais il ne se passe rien. La vie n’existe que quand je tourne. Voilà le paradoxe. » C’est dans So Film.

Tu es très précis quand tu parles de ton approche du métier d’acteur, des mots simples et justes qui viennent de ta longue expérience et de ton intelligence d’acteur. Tu dis encore ceci : « Je suis un bûcheur ! J’arrive avec mes repères, j’ai le texte. À ce moment-là, je suis, je lis, je dis, j’existe. Mais il faut la caméra. Dans la vie, il n’y a pas de caméra et je deviens ennuyeux. La caméra, c’est mon point de repères. »

Si on a compris cela, on a tout compris du cinéma ou presque. Tu vas à l’essentiel, et cela n’a rien à voir avec la fameuse « Méthode », celle de ces acteurs qui s’enferment dans leur personnage à double tour. Toi tu laisses venir l’énergie, tu travailles beaucoup en amont, de manière invisible, pour être en situation, tu satures ton texte et ton personnage, pour être libre au moment de la scène ou de la prise. Et tu es un acteur physique, tu joues avec ton corps, ton corps joue pour toi, il exprime, prend des risques, il danse, tombe et se relève ; il bute sur le monde réel, il en bouscule l’ordonnance, il lui propose un nouvel équilibre. Le corps et le langage vont de pair : tu es un acteur magique. Halluciné, disait François Truffaut. Jouer c’est jaillir à l’intérieur de soi-même. C’est faire irruption dans le monde du rêve.

Tu m’as dit l’autre jour que tu avais traversé un moment difficile, une mauvaise passe dans la vie, qui t’avait fait douter de ton talent et de ton métier. C’était au moment de la maladie de François. Tu as alors fait signe à Godard, que tu n’avais pas vu depuis des années. Un an plus tard il te proposait un rôle dans Détective, aux côtés de Johnny Hallyday, Nathalie Baye, Alain Cuny, Claude Brasseur.

Dans un court texte, Godard dit ceci :

« Tu as l’embarras du choix. Tu peux continuer là où Georges Flamant s’est arrêté. Tu peux aller plus loin que là où Robert Mitchum n’est pas encore arrivé. Tu dois aller jusqu’au jour où un autre Vigo en pleine santé aura besoin d’un nouveau père Jules que le fantôme de Michel Simon viendra protéger. L’avis – la vie de François, la mienne, on te la doit. Tu te la dois aussi maintenant. Aussi grand sois-tu quand tu traverses le hall de l’hôtel en pleurant des larmes plus grandes que ton immense imper volé à la légende de Jesse James, tu ne mérites dans ce cas que zéro de conduite. Il te reste, il nous reste d’autres films à faire. Avec les trois millions de supplément que tu as bien gagné, loue une salle, appelle-la cours Jean Eustache si tu y tiens – il y tiendrait, demande à Garrel, à Duras, à moi, et à d’autres, de venir dire pourquoi et comment encore le cinéma. »

Le temps passe, quelque chose de l’enfance demeure. Aujourd’hui, quand je te vois, quand nous parlons ensemble, lorsque tu passes à l’improviste me voir à la Cinémathèque, comme tu le faisais du temps où j’étais aux Cahiers, je me dis qu’il y a quelque chose d’incroyable qui survit grâce à toi : en dépit de ce que tu as vécu et traversé, la gloire dès la jeunesse, ton nom indissociablement associé à la Nouvelle Vague et inscrit dans l’Histoire du cinéma, tu demeures humble et fier, pauvre comme Job. Tu ne t’es pas embourgeoisé, tu n’es devenu ni une statue ni un monument historique, tu demeures un être fragile et solitaire, disponible pour vivre d’autres aventures au cinéma. Olivier Assayas, Serge Le Péron, Josiane Balasko, Noémie Lvovsky, Aki Kaurismäki, Bertrand Bonello, Tsai Ming liang, Danièle Dubroux, Lucas Belvaux et d’autres, ont reconnu en toi cette chose si précieuse. Pour eux tu fais lien avec Cocteau, avec Truffaut et Eustache, avec Godard, acteur médium qui permet de lire le monde sur son versant poétique. Cette qualité là est en toi, pure, intacte.

Mon cher Jean-Pierre, je sais qu’en accrochant cette médaille sur le revers de ton costume, je n’alourdirai en rien cette liberté qui est en toi ni cette jeunesse.

Aussi, au nom du Président de la République et en vertu des pouvoirs qui nous sont conférés, nous vous faisons Chevalier de la Légion d’Honneur.

8 Réponses à “Comment j’ai décoré Jean-Pierrre Léaud.”

  1. matti a écrit :

    Hier soir , quel plaisir de voir autour de Jean-Pierre Léaud , dans le hall de la
    Cinémathèque tant d’amis .

    Quel bonheur d’avoir revu , dans l’hommage à Willy Kurant , Masculin féminin .

    Léaud l’unique .

  2. François Ellis a écrit :

    C’est sublime ça ce texte. Faut le garder. c’est le point de départ d’un bouquin, me semble-t-il.

  3. Vince Vint@ge a écrit :

    Serge. Bonsoir. Le titre « Comment j’ai décore Jean-Pierre Leaud » est-il une allusion au titre du film « Comment j’ai tue mon pere » ? Eh oui, car en décorant un franc-tireur de la Nouvelle Vague, ne tue-t-on pas la charge de révolte initiale de cette mouvance cinématographique qui s’est construite en voulant tuer les barons du cinema d’après-guerre labellisé Qualite francaise ?

  4. serge toubiana a écrit :

    Non, aucune allusion, et je n’ai aucunement voulu « tuer » Léaud. Au contraire. Lui rendre hommage. D’autant plus qu’il est sincèrement fier de cette reconnaissance symbolique que lui fait la République. Faire cela entre amis, à la Cinémathèque, rendait les choses simples et naturelles.

  5. CLAUDIN Elisabeth a écrit :

    J’ai découvert tout récemment le film de Jean Eustache « La maman et la putain » et j’ai aimé Jean-Pierre Léaud pour sa façon de jouer. Il me laisse un souvenir très prégnant de cette interprétation tout en finesse en un dialogue riche avec une belle gouaille d’intello. Un vrai plaisir pour la richesse qu’est l’homme. Mille fois mercis

  6. serge toubiana a écrit :

    J’ai revu La Maman et la Putain l’autre soir sur Arte. Ce film a une force incroyable, une intensité exceptionnelle. C’est vrai, Jean-Pierre Léaud y est bouleversant, comme rarement il l’a été. C’est sans doute son chef d’oeuvre, avec Les Deux Anglaises et le Continent, de Truffaut. C’est vrai qu’on revoit rarement le film de Jean Eustache, c’est vrai qu’on aurait envie qu’il soit édité en DVD. Mais sa rareté en fait aussi le prix. Comme un grand livre qu’on relit tous les 5 ans. Un des plus grands films du cinéma. Je me souviens encore du jour où je l’ai vu pour la première fois, à sa sortie, c’était au Saint-André des Arts, je n’ai pas pu dire un mot pendant un très long moment. Ce film, si bavard, si bien écrit, m’avait coupé le souffle… et la parole.

  7. Victor Sandoval a écrit :

    Léaud, acteur aimé en Espagne. Léaud, personnage de la Nouvelle Vague, légende vivante du cinéma.

  8. JOM RONIGER a écrit :

    Cher Serge Toubiana, l’agent de JPL ne répond pas à mes appels, ni à mes courriels. J’aimerais proposer un rôle à LEAUD dans un remake du MAGNIFIQUE, avec JPL à la place de Bebel et Clémence Poesy à la place de Bisset. Je suis l’auteur d’une série pour la télévision française, intitulée REAL SEX – une femme qui ose se comporter comme un homme sans cesser d’être une femme – avec Maruschka Detmers, André S. Labarthe et Yves Ferry. Serge, puis-je vous montrer l’épisode 0 de cette série ? Nous nous sommes rencontrés il y a longtemps à l’occasion du SPECIAL ISABELLE HUPPERT des CAHIERS, c’était au début des années 90, j’étais l’assistant de Igor Minaiev. Merci de votre réponse. JR