Alain Renoir, fils de Jean

Alain Renoir

Jacques Renoir m’a appelé samedi pour m’annoncer la mort d’Alain Renoir, survenue la veille, le 12 décembre à 15 heures. Alain Renoir était le fils unique de Jean Renoir, né en 1921. Sa mère était Catherine Hessling, mais il avait surtout été élevé par Dido, la deuxième femme de Jean Renoir.

Alain Renoir vivait depuis longtemps en Californie. Il avait obtenu la nationalité américaine pendant la Deuxième Guerre mondiale, lorsqu’il s’était enrôlé dans l’armée américaine pour combattre à ses côtés dans le Pacifique. Il vivait sa retraite dans un petit bled, à Esparto, non loin de Sacramento. Il y a quatre ans, au mois d’avril 2004, j’avais fait le voyage pour lui parler de l’exposition que nous allions consacrer à Jean Renoir, et à Pierre-Auguste Renoir, son grand-père. Patricia, sa femme, et lui m’avaient reçu dans leur maison, on se serait cru dans le Midi de la France, il y élevait une oie, des animaux… C’était au bout du monde. Alain Renoir parlait l’anglais avec un fort accent français, sa voix ressemblait à celle de son père : une voix bonhomme, généreuse, amicale, prête à rire et à s’enthousiasmer. Il m’avait raconté sa vie, passionnante. Très jeune il s’était retrouvé sur les tournages de son père. Ainsi, dans Une partie de campagne, il apparaît dans quelques plans, jeune rouquin (au spectateur d’imaginer son teint roux dans un film en noir et blanc !), crâne rasé, pêchant à la ligne sur un pont, lorsqu’apparaît la carriole de la Famille Dufour. Sur des photos de tournage, il fait le clap. Le tournage se déroulait non loin de Marlotte, là où se trouvait la maison familiale des Renoir, près de Moret-sur-Loing. Alain Renoir avait à peine quatorze ans.

Bien des années plus tard, Guy Cavagnac a interrogé Alain Renoir à propos du tournage d’Une partie de campagne. Cet entretien figure dans un beau livre dont je recommande la lecture : Une partie de campagne : Eli Lotar, photographies du tournage, sous la direction de Guy Cavagnac (Éditions de l’Œil, 2007). Voici un extrait de cet entretien:

Alain Renoir : « Avant le film, je n’habitais pas avec mon père mais à Meudon avec ma grand-mère maternelle. Mon père venait très souvent. Il avait une chambre, mais il habitait alors rue des Saules, à Paris, où il avait un appartement avec Marguerite. Toute ma famille a habité rue des Saules : mon père, mon cousin Claude, mon oncle Pierre ont tous habité rue des Saules. Mon père venait donc de temps en temps passer une nuit à Meudon pour être avec moi, et ce n’est qu’après le tournage que, ma grand-mère étant restée à Marlotte, je suis allé vivre avec mon père à Paris au lieu de Meudon. Ce qui fait que je n’étais pas avec mon père pendant la préparation du film. […] Pendant le tournage d’Une partie de campagne, Darnoux m’avait un peu adopté. Par exemple, une fois il m’avait laissé conduire sa Bugatti… Il avait une expression… il disait : « Ah ! tu es gonflé à bloc ! » Je ne savais pas ce que ça voulait dire, c’était formidable et je buvais du petit lait. J’avais dû aller jusqu’à 20 kilomètres/heure ! Un jour, il me dit : « Tu veux bien dîner avec moi et une amie ? » Je dis oui. On va au Bas Bréau à Barbizon. Il y avait en effet une jeune femme blonde. Je me souviens qu’elle n’était pas particulièrement jolie. On dîne. Arrive le dessert et Darnoux me dit : « Écoute, tu restes ici, tu finis ton dessert. Nous avons quelque chose à faire. » Ils se sont absentés une demi-heure. Ils sont revenus et ça m’a pris longtemps avant de comprendre. […] Darnoux inventait des mots. Par exemple, il y avait un vieil opérateur de prises de vue qui avait travaillé avec mon père au temps du muet et qui s’appelait Gibory, et Darnoux avait décidé que Gibory c’était un beau nom pour le membre sexuel – le Gibory -, et tout le monde dans le cinéma disait « mon Gibory ». Au lieu de dire « mon membre sexuel », on disait « mon Gibory ». Pour les choses ridicules il se servait de l’expression « ragoût de veau ! » Il disait « Ce type-là c’est un ragoût de veau ! » Il avait un talent pour trouver des mots que tout le monde adoptait. Je me rappelle de la dernière lettre que j’ai eue de lui, c’était tout de suite après la guerre, un mot qui disait ceci :« Mon cher Alain, les Français sont des ragoûts de veau. Georges. »

Ce livre est fait de très belles photos faites d’Eli Lotar. On y voit le tournage d’Une partie de campagne, ce film unique au monde. La belle Sylvia Bataille, dont plusieurs membres de l’équipe étaient amoureux. Les fameuses photos de l’actrice sur la balançoire. Henri Cartier-Bresson et Georges Bataille déguisés en curés. Acteurs et techniciens au travail. Jean Renoir portant chapeau ; Cartier-Bresson, Jacques Becker et Luchino Visconti, qui sont ses assistants. Marguerite Houllé-Renoir, la monteuse et compagne du cinéaste, qui joue dans le film la servante de l’auberge. Claude Renoir, le directeur de la photographie, neveu de Jean (et père de Jacques Renoir). Georges Darnoux (l’amoureux de Sylvia Bataille dans le film) et son compère Jacques B. Brunius. Gabriello et Jane Marken. Magnifiques photos de Lotar qui donnent un sentiment idyllique d’un tournage qui, en réalité, fut plutôt catastrophique. A cause du mauvais temps, le tournage s’interrompit, Renoir partit faire Les Bas-Fonds, et Pierre Braunberger n’entreprit de terminer Une partie de campagne qu’après la guerre. N’empêche que c’est un des plus beaux films du monde !

Revenons à Alain Renoir. Il quitta la France en 1940, la même année que son père. Il s’engagea dans l’armée américaine, obtint la nationalité américaine, et à ce titre, parvient à obtenir une bourse pour entreprendre des études universitaires. Il devint ainsi l’un des plus grands spécialistes au monde de littérature anglaise médiévale, professeur puis doyen de l’Université de Berkeley, Californie. Il y a quatre ans, il m’avait reçu avec une grande gentillesse, parlant des heures et des heures de son père, de la famille Renoir. J’avais passé la nuit à Esparto, pris mon petit déjeuner le lendemain matin avec Patricia et lui, avant de reprendre ma route pour retourner à San Francisco. Un souvenir inoubliable.

16 Réponses à “Alain Renoir, fils de Jean”

  1. Dean Louder a écrit :

    Votre blog et un lien avec le mien. Merci de ce récit sur votre rencontre avec Alain Renoir.

  2. Christophe a écrit :

    Bonjour M.Toubiana,
    Pardon d’avance pour ce message sans rapport avec le vôtre, mais je pense que vous êtes en mesure de répondre à ma question. Madame Danielle Darrieux sera t-elle présente le mercredi 7 janvier à la projection de Madame de… ?
    Comme la séance a l’air plus spéciale que les autres (il est demandé de réserver pour les libres-pass), je me posais la question. C’est que si j’avais l’occasion de rencontrer cette grande dame, je ne voudrais surtout pas la manquer.
    Merci de votre attention,
    Christophe

  3. Serge Toubiana a écrit :

    Oui, Danielle Darrieux sera présente à la Cinémathèque le 7 janvier. Ce qui est déjà en soi un événement. Et l’hommage que nous lui rendons durera deux mois. S.T.

  4. Humbert a écrit :

    Bonjour. Pourriez-vous m’indiquer, dans la procession des prêtres en soutane, lesquels sont Henri Cartier-Bresson et Georges Bataille ? Merci d’avance

  5. Serge Toubiana a écrit :

    Si l’on se réfère à la même photo d’Eli Lotar, Henri Cartier-Bresson est à gauche et regarde l’objectif, tandis que Georges Bataille est à droite et regarde hors-champ. S.T.

  6. François Marceau a écrit :

    Cher Monsieur,
    je vous sollicite pour savoir si Alain Renoir a de la descendance.
    Merci mille fois d’avance de votre réponse,
    FM.

  7. Serge Toubiana a écrit :

    Je crois savoir qu’Alain Renoir a eu trois enfants, tous Américains de nationalité. Je n’en sais pas davantage. S.T.

  8. MOIGNE Mireille a écrit :

    Vous a t-on parlé d’un modèle de RENOIR qui avait un fils avec la maladie de Pott ? Ma mère a connu le dernier modèle de RENOIR, elle venait voir son fils à BERCK/MER et durant son séjour, était hébergée chez le peintre BARLOW Myron (américain).

  9. Serge Toubiana a écrit :

    Non, j’ignore tout. Mais je vais essayer d’en savoir plus… Merci. S.T.

  10. alain lacoursiere a écrit :

    J’aimerais savoir si Alain Renoir avait des descendants, ou encore qui serait la meilleure personne pour m’authentifier une oeuvre de Pierre-Auguste Renoir représentant un portrait de Jean Renoir tenant un cerceaux, oeuvre qui était disparue.
    Merci de votre collaboration

  11. Serge Toubiana a écrit :

    Alain Renoir avait trois enfants, John (né en 1951), Peter (né en 1954) et Ann (née en 1960), tous les trois de citoyenneté américaine et installés en Amérique.
    Pour authentifier un tableau de Renoir, il suffit de consulter les nombreux catalogues à votre disposition, dans lesquels figurent un très grand nombre de ses oeuvres. Vous pouvez aussi m’envoyer une reproduction de l’oeuvre évoquée dans votre message. Je rappelle qu’une exposition se tient en ce moment aux Galeries Nationales du Grand Palais à Paris, intitulée « Renoir au XXe siècle ». S.T.

  12. Martial Andrieu a écrit :

    Bonjour monsieur,
    Je vais sortir un livre sur la ville de Carcassonne au printemps 2011. Or, dans cette ville Jean Renoir tourna son film « Le Tournoi dans la cité » en 1928. Comment pourrai-je faire pour me procurer des photographies du tournage (par exemple celles publiées dans le livre Taschen consacré à Renoir) et obtenir après l’autorisation de publication ?
    Eixte t-il un VHS ou un DVD de ce film, sinon comment pourrai-je espérer le voir un jour?
    Bien cordialement
    Martial

  13. Serge Toubiana a écrit :

    Le Tournoi dans la cité est un film rare de Jean Renoir, introuvable à mon avis en DVD ou en VHS. J’avoue ne pas savoir comment vous aider dans votre recherche. Vous pouvez appeler la Cinémathèque française et demander le service de l’iconothèque: on vous dira s’il existe des photos du film disponibles. S.T.

  14. Scott Lloyd a écrit :

    I was a student of Alain Renoir’s at Berkeley in the late 1970s, and I new his daughter as well. Prof. Renoir was my Chaucer and Old English instructor. He loved reading out loud (in his outrageous French accent)

    He loved Chaucer, particularly the Miller’s Tale from « The Canterbury Tales ». Prof. Renoir was very profane and loved to describe the sex scenes in lavish detail. He peppered his talks with many stories, often choosing not to teach, but simply to tell stories, most of which I have sadly forgotten. Alain had a very dramatic flare for embellishing his readings with tales of his adventures with his father, Jean, and as a soldier, in France before the Nazi invasion, and as an American in Africa during World War II.

    Here is one I do recall:

    During the war, he was driving through the desert in Tunisia in a jeep. He stopped at a gas station for fuel and refreshments, paid in cash, and went on his way down the road. Then it struck him that the world had changed, and there were no more exotic places.

    « Here I was in the middle of the god-damned Sahara desert, driving an American car on a paved road, wearing western clothing, conducting business on the side of the road like I’m stopping in at a shitty little 7-11, when I should be riding on camelback, drinking wine from a gourd, and dressed in flowing robes like fucking Lawrence of Arabia! The frontier was gone! There are no more places where I can escape civilization! »

    As a joke, he once lectured a hapless graduate student how Shakespeare had been such a great influence on Chaucer in his rendition of « Troilus and Criseyde. » (Chaucer died 154 years before Shakespeare was born.) This grad student later repeated, in all seriousness, this nonsensical analysis to her thesis committee. They were not amused by the joke.

    Alain once invited me to his home and showed me his collection of Auguste Renoir paintings, including one that his grandfather painted of his father, Jean, as a little boy. (He had to keep the paintings secret to avoid paying taxes on them.)

    Prof. Renoir taught me two languages, Old and Middle English. I took his graduate course on Beowulf and we read it the whole way through. My Old English textbooks are upstairs today next to my bed. As an advisor, he helped me with my research on the Caedmon poet and my comparisons to Milton’s work.

    He rarely remembered his students. A couple of years after I took his courses, I came to him for a recommendation to graduate school, but he had no idea who I was. (He told me not to take it personally.) He asked what type of grades I got. I said « B, B+ ». He told me to write my own recommendation, mention that I was an « A » student, and he would sign the letter. Later when I got the signed letter back, he had written a new one full of glowing comments, few of which I deserved. I lost the letter a long time ago along with my original diploma and other treasured papers. But I was grateful for the gesture.

    He was a colorful, flamboyant, and heroic man. I loved him very much. He is greatly missed.

    Scott Lloyd
    Brown University
    Providence, Rhode Island

  15. Michel MIDAN a écrit :

    Bonjour, Monsieur!
    Je viens de lire votre excellent article sur A. Renoir, qui fut mon professeur à Berkeley en 1960-61 (et mon ami: est-ce à ce dernier titre que, passé mon Master of Arts, il m’avait proposé d’être son assistant et faire un Ph D sous sa direction?)
    Si cela peut vous intéresser, j’aurais quelques anecdotes amusantes, voire édifiantes à vous raconter sur lui, et puis une rencontre avec son cousin Maurice, médecin en Californie, et, toujours là-bas, avec Jean Renoir.
    Bien cinéphiliquement à vous,
    M.M.

  16. serge toubiana a écrit :

    Cher Monsieur, je garde un excellent souvenir de ma rencontre avec Alain Renoir, homme charmant et malicieux. C’était en 2004, dans sa maison californienne. N’hésitez pas à poursuivre votre commentaire de ces anecdotes… Cordialement.