Carlos d’Olivier Assayas

Carlos d’Olivier Assayas. Le film dure environ 5h30 et il est structuré en trois parties. C’est un film de télévision (par son financement : environ 15 millions d’euros)) et de cinéma. Plus justement : un film de cinéma qui envahit la télévision. Et qui n’aurait pu exister en dehors d’elle. En effet, le cinéma français aurait eu bien du mal à envisager un projet d’une telle envergure, autour d’un personnage si « négatif », si peu enclin à faire naître chez le spectateur la moindre empathie. Seule la télévision pouvait offrir au projet une telle dimension et une telle durée, qui excèdent ce que le cinéma permet. Seule la télévision pouvait permettre à Olivier Assayas de choisir, pour incarner Carlos, un acteur quasi inconnu mais incroyablement talentueux : Edgar Ramírez.

La question du personnage. Carlos n’est pas un personnage sympathique. Impossible de s’identifier à lui. Dès lors, l’entreprise d’Olivier Assayas s’avérait complexe et casse-gueule : comment suivre un tel personnage dans toutes ses pérégrinations en évitant le piège de l’identification, en évitant de faire de Carlos un héros de cinéma. Assayas y est parvenu au prix d’un regard neutre et distancé, clinique et cinématographique : Carlos est un personnage fort qui envahit l’écran de toute sa personnalité et de ses pulsions, sans être gratifié pour autant d’une aura positive. Il devient peu à peu un personnage de cinéma, un homme d’action pris dans le vertige de son propre personnage, de son propre délire idéologique. Militant de la cause anti-impérialiste, il se transforme, lentement mais sûrement en pantin qui gesticule, invertébré. Ce qui permet ce transfert d’identité entre le personnage réel (odieux) et le personnage de cinéma (passionnant), c’est bien sûr l’extraordinaire performance d’Edgar Ramírez, qui interprète génialement Carlos. Le personnage ne se réduit pas à l’équation idéologique = militant anti-impérialiste, mais déborde de toute part, mû par ses excès (alcool, sexe, violence, goût du pouvoir) qui en font un personnage complexe. Carlos au cinéma est plus proche du Scarface de Brian de Palma, que du héros militant. Si bien que lorsque le film rebondit, d’une ville à l’autre, ou d’un pays à l’autre, notre curiosité rebondit sans cesse : jusqu’où ira cette aventure du terrorisme moderne ? Cette expérience géopolitique passionne de bout en bout, même si nous n’adhérons à aucune des idées du personnage.

La question de la durée. Elle est essentielle pour « noyer » d’une certaine manière le personnage dans sa propre histoire. Plus ça dure, moins le projet politique de Carlos tient la route. Plus ça dure, plus il s’enferme dans ses contradictions ou ses impasses, et plus sa foi militante devient absurde, égotique. Toutefois le chemin par lequel ce personnage hors du commun est passé, entre le début des années 70 et le milieu des années 90, est absolument édifiant. Les lieux où se déroule cette fiction historique sont très nombreux : Londres, Paris, Vienne, Beyrouth, Aden, Khartoum, Budapest, Berlin-Est, Alger, Tripoli… Chaque fois que le film change de lieu ou de décor, de ville ou de pays, le spectateur ressent immédiatement le changement, le voyage, la nouvelle réalité, l’atmosphère physique des villes où ce personnage est transporté. Le fait que l’on passe, d’une scène à l’autre, de l’anglais au français, de l’arabe à l’allemand et à l’espagnol, donne aussi très fortement cette dimension cosmopolite du personnage, et plus encore du contexte historique dans lequel il évolue. C’est une des qualités de Carlos, ce sentiment du présent, l’impact du présent : l’Histoire en temps réel, avec ses ramifications secrètes et ses rapports de forces, ses enjeux stratégiques. La durée extra cinématographique, que seule la télévision autorise (trois épisodes diffusés à partir de ce mercredi), facilite grandement cette entreprise ambitieuse.

La question politique. Carlos est moins un film politique qu’un film sur la politique. Personnage complexe et agité, Carlos devient lentement plus lisible et prévisible. Terroriste international, marxiste et tiers-mondiste, anti-impérialiste et militant forcené de la cause palestinienne, antisémite notoire, Carlos est tout cela à la fois, un mélange hybride. Ce qui l’emporte chez lui, c’est au fond d’être un mercenaire. Son crédo est le terrorisme, l’action violente. Il a pour horizon le monde. Vénézuélien de naissance, ayant étudié à Londres, Illich Ramirez Sanchez, alias Carlos, est le produit d’une vision internationale des événements. Il entretient une relation intime et directe avec la carte du monde. Il est là mais se déplace partout, revient ici pour repartir ailleurs. Partout il est chez lui. A tel point qu’il finit par n’être de nulle part. Plus il est « lisible » dans ses intentions, plus il s’enferme dans son personnage et dans son ivresse du pouvoir. D’abord il manipule. Ensuite il est manipulé. Carlos a d’abord été le « maître » du monde, puis les gouvernements arabes tour à tour se sont débrouillés pour s’en débarrasser, l’isoler, le neutraliser, dès lors qu’il ne leur servait plus ou qu’il entravait leurs nouvelles alliances politiques ou stratégiques (voir le long épisode de la prise d’otage des représentants de l’OPEP à Vienne, en 1975, filmé dans ses moindres détails). Carlos ou la « patate chaude ». La grande force du film d’Olivier Assayas est d’informer, de montrer l’agencement complexe des rapports de force entre l’Est et l’Ouest, à la fin de la guerre froide, les relations Nord-Sud, le jeu des grandes puissances, l’importance stratégique du pétrole, etc. Cette dimension géopolitique, le film nous la transmet de manière limpide, éclairante, toujours passionnante. Elle est mise à plat au fur et à mesure que le film avance, et sert de théâtre à l’action sporadique et parfois aveugle du « personnage » Carlos.

La question de la production et  de l’économie du film. Carlos existe parce que Canal + l’a voulu. La chaîne privée l’a conçu d’emblée dans le cadre d’une série ambitieuse, produite par Daniel Leconte, comme il n’en existe que très rarement dans le paysage audiovisuel des fictions françaises. Le film ne rechigne sur rien, ne sacrifie ni les décors ni les lieux de tournage, ni les moyens dévolus à la mise en scène. On peut dire que le cinéma s’installe à la télévision et impose son rythme et sa vision, sa mise en scène : lumière, mouvement, jeu des acteurs, vitesse d’exécution, montage, enchaînement des séquences, musique.

La question du statut juridique de l’œuvre. Carlos est un film de télévision et sa première diffusion est ainsi réservée au petit écran. Le fait que le film soit sélectionné au Festival de Cannes (Hors compétition) n’est que justice tellement l’œuvre est magnifique, guidée par un sens inouï de la mise en scène. Il aurait été dommage que le Festival se passe d’une telle œuvre. Olivier Assayas a terminé une version plus courte (moins de trois heures), destinée à l’exploitation en salles (sortie probable par MK2).  Il paraît clair que la version originale sera la version longue originelle, dont le statut hybride a empêché d’exposer Carlos en compétition officielle à
Cannes. Mais cette hybridation ne pose aucun problème réel car, on l’a dit, Carlos est une œuvre de cinéaste, du premier plan au dernier. Qu’elle soit d’abord diffusée à la télévision ne change rien à cela.

 

Les commentaires sont clôts.