La mort de Dennis Hopper

La radio m’appelle vers 19 heures pour m’annoncer la mort de Dennis Hopper. Difficile de réagir en direct. D’abord un sentiment de grande tristesse, même si je savais par Pierre Edelman, qui était il y a trois semaines à peine au chevet de son ami Dennis, que les jours de ce dernier étaient comptés. Je dis au téléphone, en quelques minutes, tout ce qui me passe par la tête : le regard intense et amical de Dennis Hopper, sa profonde gentillesse, sa douceur et sa sincère reconnaissance lorsque nous l’avions accueilli, en octobre 2008, à la Cinémathèque française, lors de l’inauguration de l’exposition qui lui était consacrée : « Dennis Hopper et le Nouvel Hollywood ». Je me souviens de ses larmes, de son incroyable émotion lorsqu’il avait été décoré, le soir du vernissage, par Christine Albanel, alors ministre de la Culture, de l’insigne de commandeur des Arts et Lettres. Ce n’était pas grand-chose, j’ose dire le minimum que l’on devait à cet artiste, et il en était bouleversé. Pour lui et pour nous, sa vie d’acteur et de cinéaste, d’artiste et de collectionneur, de mythe de la contre-culture américaine, d’aventurier et de rebelle, tout cela prenait sens et faisait sens. Sa vie pleine de fureur et d’éclats, de luttes et de combats, souvent perdus, parfois gagnés, à travers les multiples expériences et les passages à vide (l’alcool, la drogue, les multiples descentes aux enfers), et cette capacité qu’il avait à chaque fois de renaître et de repartir à l’assaut, tout cela pour nous et pour lui prenait sens.

J’ai eu la chance, grâce à Pierre Edelman, d’aller une première fois chez Dennis Hopper, dans sa belle maison de Venice sur Indiana Avenue. C’était il y a dix ans. J’avais été impressionné par les œuvres multiples accrochées aux murs (Warhol, Rauschenberg, Basquiat, Roy Lichtenstein, Ed Ruscha, David Salle, Schnabel…) et les photographies de Dennis Hopper, par dizaines, rangées dans le désordre contre les murs. L’idée est née d’une exposition qui rendrait compte de ses multiples talents, de ses multiples vies. Celle de l’acteur légendaire (l’ami de James Dean, puis le rebelle qui osa s’affronter aux système des studios hollywoodiens), le réalisateur de Easy Rider, le film qui en 1969 ouvrit une brèche dans le système, dans laquelle s’engouffrèrent la plupart des jeunes cinéastes talentueux qui allaient prendre le pouvoir dans les années 70, le collectionneur et le photographe.

Plusieurs fois je suis revenu à Venice, avec Matthieu Orléan et Pierre Edelman. Les séances de travail se déroulaient dans le calme, Dennis nous ouvrait ses archives, nous montrait les dernières photos qu’il avait réalisées. Peu à peu l’exposition prenait son sens, et allait faire découvrir au public les multiples facettes de cet homme hors du commun. Pour le convaincre, nous l’avions invité à visiter l’exposition consacrée en 2006 à Pedro Almodovar. Elle lui avait beaucoup plu. Je lui avais présenté Nathalie Crinière, la scénographe, en lui disant qu’elle serait enchantée de travailler à nos côtés. C’est ainsi que tout a démarré. Matthieu Orléan a été le commissaire de cette exposition, Nathalie Crinière y a mis son talent. Ce dont je suis sûr, c’est que Dennis Hopper était enchanté et ému de cette expérience.          

Que restera-t-il de Dennis Hopper ? Comment expliquer le fait qu’il ait été si heureux, si bouleversé, il y a à peine quelques semaines, pour ce qui fut je crois sa dernière sortie publique à Los Angeles, d’aller poser son empreinte sur Hollywood Boulevard, comme l’ont fait avant lui tant de stars du cinéma ? Peut-être parce qu’enfin, Hollywood le reconnaissait comme l’un des siens. Lui qui a passé sa vie « contre », à se rebeller contre un système économique contraignant, à imaginer d’autres voies pour vivre et travailler librement. Pourquoi voulut-il, me confie Pierre Edelman, se rendre une dernière fois à Taos avec ses enfants, Taos le lieu du repos, régénérateur spirituel, où il avait autrefois une maison, lorsqu’il fuyait Hollywood.

Pour Dennis Hopper, la forme artistique de prédilection aura été le collage. Sans doute sous l’influence d’une rencontre décisive en 1963, à Pasadena, avec Marcel Duchamp. Dans sa maison, j’avais été frappé par ce panneau : « HOTEL GREEN ENTRANCE », avec en dessous un doigt pointé vers la gauche. Un simple panneau d’indication volée dans un hôtel de Pasadena, mais signé discrètement par Duchamp et Hopper, scellant d’une certaine manière leur filiation. Dennis Hopper lui-même a réalisé de très beaux collages, dont certains furent exposés à la Cinémathèque en 2008. Mais sa vie même est un collage, un ensemble hétérogène de moments et d’événements, une somme de contraires. L’acteur mythique proche de James Dean, le rebelle de la contre-culture, le militant hippie des années 60 psychédéliques, le cinéaste (outre Easy Rider, il faut citer The Last Movie, autre film culte, Colors), l’acteur de quelques films qui resteront (Apocalypse Now, L’Ami américain, Blue Velvet…), le photographe qui s’est immergé, dès le début des années soixante, dans le milieu du Pop Art, devenant l’ami de Warhol, de Rauschenberg, de Ed Ruscha et de Raymond Pettibon, le collectionneur passionné. Ce qu’il restera de Dennis Hopper, ce sont toutes ces vies en une seule, ce mélange détonnant, en un mot ce collage.

Une citation pour terminer ce trop bref hommage. Dennis Hopper : « Un jour sur le tournage de Géant (Giant, George Stevens, 1956), James (Dean) est venu me regarder jouer dans une scène que je tournais avec Rock Hudson. L’après-midi suivant, il me dit : “ Je t’ai vu jouer ta scène. Tu étais génial. J’aurais aimé que John Barrymore soit là et puisse te voir.” J’ai commencé à avoir les larmes aux yeux, et lui : “ Si tu as besoin de pleurer au cinéma, n’oublie pas de quitter le plan. Cela sera beaucoup plus fort pour le public. Si tu pleures, sors de la pièce.” C’est ce que j’ai fait avec The Last Movie : créer de la frustration pour susciter l’émotion ». (Extrait de l’entretien avec M. Orléan, dans le catalogue de l’exposition « Dennis Hopper et le nouvel Hollywood », édité par Skira Flammarion et la Cinémathèque française).

Adieu, cher Dennis Hopper. Et permets-nous de quitter la pièce.

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9 Réponses à “La mort de Dennis Hopper”

  1. Ln a écrit :

    Très bel hommage. Bravo.

  2. Frédéric Bas a écrit :

    Cher Serge,
    Je n’oublie pas que c’est par toi que j’ai rencontré Dennis Hopper, incarnation définitive de l’homme et de l’artiste libres. Quel regard, quelle voix, quelle douceur ! Comme cinéphile, je garderai évidemment l’image du photographe halluciné d’Apocalypse now, et bien sûr l’ami américain visitant Nick Ray : « Pourquoi pas un cow-boy à Hambourg? ». Tristesse. A bientôt.

  3. Nicko a écrit :

    Dennis Hopper, entré vivant dans la légende du siècle, n’a pas fini de nous en apprendre : libre, de cette « liberté libre » chère à Rimbaud, et qui était son âme, jusqu’à la moëlle de tout son être. Oui, c’est cela, en notre temps d’esclavagisme matériel, c’est une extraordinaire, époustoufiante, géniale leçon de liberté qu’il nous laisse. Et un imaginaire fou de poèsie, d’humanisme authentique, de créativité sans jamais aucune espèce de concession à n’importe quel conformisme. Un rebelle absolu, qui sut dire non à tous les pièges pseudo-modernes et les cons, à ses risques (payés chers), tout en s’affirmant comme l’une des figures les plus modernes de notre temps. Dennis Hopper n’aura jamais vieilli, et la jeunesse de son esprit, toujours aux aguets de ce qui est vivant, à travers le fond de l’air putréfié des mascarades et supercheries à tout-va, restera comme l’exemple de l’honneur d’être homme. Un phare, en quelque sorte, comme Orson Welles, ses mille vies et combats contre l’argent et le pouvoir. Hopper, visionnaire. Et qui connaissait son Beaudelaire par coeur : « Enivrez vous de vin ou de poèsie, mais enivrez-vous…  » Merci cher Dennis, tu nous aideras à vivre, toujours…Take it EASY… »

  4. Cédric Bouchoucha a écrit :

    Un bel hommage… Je me souviens de Dennis Hopper à la Cinémathèque en 2008, aux côtés de Wim Wenders, enfourchant la moto d’Easy Rider, juste avant la projection de L’Ami Américain. Ce moment, illuminé par les flashes des photographes et la présence de ces deux grands artistes, si proches de nous tous, semblait presque irréel.
    Un grand instant pour un grand acteur.

  5. FORMACOLOR a écrit :

    Dennis HOPPER fait partie de ces personnages à tiroirs, dont on ‘a pas fini d’épuiser les facettes; metteur en scène, acteur, photographe, peintre…que sais je encore: il s’est essayé à bien des genres (quand on en parcoure déjà un artistiquement, ce qui est notre cas, on sait tout le travail que ça représente…n’est-ce pas).
    Comme je l’ai aimé dans les année 70’: laissons le partir avec son « bike », sa musique, son réservoir d’essence plein d’argent…et des rêves plein la tête, vers sa dernière demeure !
    formacolor
    créateur artistique/arts plastiques et visuels

  6. Vince Vint@ge a écrit :

    Bel hommage.
    Et vous pouvez être fier d’avoir fait, il y a deux ans, une très belle expo regroupant toutes les facettes (acteur, cinéaste, photographe, plasticien, collectionneur) du grand Dennis Hopper.  » Dennis Hopper et le Nouvel Hollywood « , j’en garde un très bon souvenir, mais désormais avec une point d’émotion puisque l’artiste est mort.

    Bonne route à Dennis du côté des étoiles, là-haut…

  7. Volodia a écrit :

    Je n’ai jamais rencontré Denis Hopper, pas grave ! Mais j’ai vu ses films et quelques photos sur internet !
    Sa vie n’est pas un collage, bien loin de là, elle possède une unité, une ballade perpétuelle aux frontières du sensible, en jouant sa vie sur toutes ses games : de la tendresse à la violence, aux larmes, de la révolte aux interrogations et au passage à l’acte, du dépassement des tabous, à la créativité, (lorsque c’était possible !). Le témoin/miroir d’une Amérique qu’il a combattue, et qui l’a exclu.
    Je suis triste de tout ce qu’il aurait pu créer, ces films non réalisés me manquent.

  8. saeed NOURI a écrit :

    La salle est complet, pas de réservation. 3000 demandes en trois minutes pour avoir l’occasion de voir un chef-d’œuvre du cinéma: L’Ami américain.
    Je suis venu à la Cinémathèque française depuis Téhéran, pour rencontrer Dennis HOPPER, la légende de mon époque préférée: les années soixante.
    je reste dans la queue en croisant les doigts d’avoir la chance pour participer à la projection et au dialogue qui suit…
    Enfin, j’ai réussi à être la neuvième personne parmi les gens qui n’avaient pas pu réserver.
    j’ai enregistré le dialogue de Wenders, Toubiana et Hopper. Je l’ai traduit en persan et je l’ai représenté pour les Iraniens qui aimaient tant Dennis.

  9. DUBOST a écrit :

    DENNIS HOPPER, une légende qui restera dans les annales du cinéma américain, mais fort appréciée des Français, et des cinéphiles certainement. Ces grands du cinéma partent toujours trop tôt, nous laissant un goût amer de ne pas continuer à nous épater par leur jeu si magistral. Difficile à le remplacer.