Jean-Pierre Melville, avec ou sans Alain Delon

Alain Delon avait promis qu’il viendrait, et il n’est pas venu. Qu’il serait là pour parler du Cercle rouge, son second film avec Jean-Pierre Melville (après le premier, réalisé en 1967 : Le Samouraï, et avant le troisième qui allait être Un flic, dernier film réalisé par Melville en 1972, un an avant sa mort). Mais il y a trois jours, Alain Delon s’est fait excuser, prétextant un engagement loin de Paris. Dommage. Mais tant pis. Pour nous et pour lui. Hier soir, la salle Henri Langlois était bourrée, les spectateurs venus de tous les horizons pour voir ou revoir l’avant-dernier film de Melville. Son douzième. Et sans doute son meilleur. Michel Piccoli, généreux et seigneurial, a dit quelques mots élogieux sur celui qui le dirigea dans Le Doulos : une seule scène, mais quelle scène ! Costa-Gavras évoqua la figure du « Maître » pas toujours abordable et égocentrique, seul cinéaste français ayant eu le culot de créer son propre studio (rue Jenner, dans le 13è), ce qui ne plaisait pas à tout le monde. Et par ailleurs, père de la Nouvelle Vague. Il est évident qu’un film comme Bob le flambeur, tourné en 1954, filmé avec une telle liberté, dans la rue, hors du studio et des conventions en vigueur dans le cinéma français, exerça une influence certaine sur A bout de souffle et quelques autres films des jeunes Turcs des Cahiers du cinéma. Melville apparaît dans le premier film de Godard (la fameuse scène de l’interview avec Parvulesco, interprété par Melville, à Orly), manière pour le turbulent genevois de rendre hommage à une figure admirée. L’histoire entre Melville et la Nouvelle Vague tourna court. Truffaut, qui appréciait Melville, se fâcha avec l’auteur du Doulos. A moins que ce soit l’inverse. Truffaut et Melville, non réconciliés. Eric Demarsan, compositeur de la musique du Cercle rouge, mais également de celle magnifique de L’Armée des Ombres (à réentendre : CD chez Universal, grâce au travail de l’intelligent et immarcescible Stéphane Lerouge : Jean-Pierre Melville : Le Cercle Noir), ainsi que Rémi Grumbach et Laurent Grousset, les deux neveux de Jean-Pierre Grumbach, alias Melville, et Jean-François Delon (assistant de Melville sur Un flic) rendirent hommage, avec simplicité et sincérité, à l’auteur du Samouraï.Delon encore. C’est lui qui tenait à présenter Le Cercle rouge. Pour dire tout le bien qu’il pense des autres acteurs du film : André Bourvil, génial en commissaire Mattei, à la fois glacial et humain, stratège métallique – Le Cercle rouge allait être son ultime film ; Yves Montand, dans le rôle de Janssen, ancien flic alcoolique et élégant, prince des armes à feu ; François Périer acteur profond et impénétrable, toujours juste ;  et Gian Maria Volonté, qui interprète le personnage de Vogel dans le film, qui s’échappe d’un train dans une scène inoubliable. Melville s’est entendu avec tous, sauf avec l’acteur italien qu’il jugea sévèrement : « Gian Maria Volonté est un acteur d’instinct. Il est sans doute un grand acteur shakespearien, mais il est un personnage absolument impossible, en ce sens qu’il ne m’a donné à aucun moment le sentiment d’avoir affaire à un acteur professionnel. Il ne savait pas se placer dans la lumière et ne comprenait pas qu’un centimètre à gauche ou un centimètre à droite, ce n’était pas la même chose. » Si Volonté d’après Melville ne sait pas, Delon lui sait. Melville ne tarit pas d’éloges sur son acteur préféré, « prodigieusement doué » dit-il à Rui Nogueira dans le livre d’entretiens d’où ces citations sont extraites (Le cinéma selon Jean-Pierre Melville, dans la Petite Bibliothèque des Cahiers du cinéma. Passionnant et de première main). Melville toujours : « J’ai fait deux films avec Delon, et c’est formidable, parce qu’il y a entre nous une complicité extraordinaire sur le plan du tournage. Mais c’est compensé – parce qu’il faut que tout soit toujours compensé – par l’exceptionnelle complexité du personnage. En même temps, on peut dire que ces moments de complicité et de communion sont enrichis par le fait qu’il a une vie compliquée – oh combien ! – et qu’il n’est pas toujours – et en tout cas, il ne l’a pas été toujours dans mon film – complètement disponible ». Delon est génial dans Le Cercle rouge en ce sens qu’il disparaît peu à peu du film. On le voit, il est presque de tous les plans du film, mais il s’est fondu à l’intérieur de son personnage, Corey. Comme liquéfié. Une simple silhouette en action. Dans la longue, très longue scène du casse de la place Vendôme (27 minutes, montre en main), il est déguisé à l’identique de son complice Volonté, les deux hommes portent un masque pour ne pas être découverts par les caméras de surveillance de la joaillerie de luxe qu’ils s’apprêtent à dévaliser. Acteur masqué, lisse, rendu à sa pure fonction, à ses gestes ultra précis, professionnels. Melville dirige admirablement Delon en le faisant disparaître. En faisant disparaître la star, en la vidant de toute son aura, à l’intérieur même du personnage et de sa fonction ou de sa gestuelle. La grandeur de Delon aura été de l’accepter, de se prêter au jeu. Je ne suis donc pas si étonné qu’il ne soit pas venu hier présenter Le Cercle rouge, même si, comme la plupart des spectateurs présents, je le regrette. Delon est un acteur immense, justement capable de « disparaître ».Jean-Pierre Melville n’a réalisé que treize films, ce qui est peu. Mais l’œuvre est là, pleine et cohérente, comme un œuf. Le festival Premiers Plans, à Angers, organisa la rétrospective intégrale en janvier dernier, avec succès. Nous étions convenus de prendre le relais, sachant que dans l’intervalle allait paraître un ouvrage collectif mené de mains de maîtres par deux « melvilliens » : Jacques Déniel et Pierre Gabaston, pour le compte des (impeccables) éditions Yellow Now. L’ouvrage vient de paraître, très (bien) illustré, fourni de contributions les plus diverses, l’ensemble sur un ton alerte. Son titre : Riffs pour Melville. Avec des textes de Marcos Uzal, Fabrice Revault, Alain Keit, Olivier Bohler (auteur d’un documentaire passionnant sur Melville : Sous le nom de Melville, qui sera programmé mercredi 10 novembre à 19h30 à la Cinémathèque), Pierre Gabaston, Jacques Déniel, Frédéric Sabouraud, Jean-Baptiste Thoret, Bernard Benoliel, Jean-François Rauger, Jacques Mandelbaum, Alain Bergala, Gilles Mouëllic, Jean-Marie Samocki, Pierre Marie Déniel, Pierre Laudijois, et mézigue. S’il y a quelque chose d’émouvant dans cet ouvrage collectif, c’est assurément l’entretien de Jean-Baptiste Thoret avec Alain Corneau, sans doute le dernier qu’il accorda avant de mourir il y a deux mois, et dans lequel il évoque sa fascination pour l’auteur du Deuxième souffle. À lire.

9 Réponses à “Jean-Pierre Melville, avec ou sans Alain Delon”

  1. Rédoine Faïd a écrit :

    Melville, c’est avant tout une maitrise de la mise en scène rarement égalée. « Le Cercle rouge » est un pur chef-d’oeuvre. Malgré sa disparition, Melville reste un modèle pour les plus grands et demeure une source d’inspiration permanente pour des cinéastes « Melvilliens » comme Tarantino, John Woo et -bien sûr – Michael Mann. (http://archive.filmdeculte.com/portrait/portrait.php?id=81)

    Non seulement ses films refètent tellement bien la réalité, mais en plus ils ont terriblement bien vieilli. Un perfectionniste doublé d’un visionnaire hors-pair, à qui j’ai rendu hommage de manière assez insolite récemment dans un ouvrage. Mon seul regret : qu’il n’est pas vécu plus longtemps…

  2. Gould a écrit :

    En assistant hier à la seconde projection du magnifique Cercle Rouge, je me suis dit combien la cinémathèque avait changé depuis ses nouveaux habits.
    Sans doute grâce à une communication efficace, beaucoup de publicité, des expositions « blockbuster » (Almodovar à l’affiche 2 fois, ça doit faire vendre), elle a réussi à attirer vers elle de nouveaux curieux. On ne va pas s’en plaindre bien sûr, mais peut on aussi ressentir de la nostalgie pour l’intimité de Chaillot (et pourtant je ne suis pas si vieux!). Enfin, c’est du passé.
    Conséquence, quand il y a quelques mois on pouvait voir un Melville tranquille, il faut maintenant venir 30mn à 1h avant le début d’une séance pour espérer une place. C’est étrange comment ce cinéaste, par exemple, n’intéressait pas grand monde il y quelque temps, et maintenant fait salle comble. L’effet Télérama? Allez savoir…
    Autre effet collatéral, abonné, il faut maintenant compter sur la chance pour obtenir une place à une soirée (et pourquoi pas premier arrivé premier servi plutôt qu’une loterie ?). Soirées, dont maintenant la moitié des places semble réservée aux VIP (qui mettent d’ailleurs rarement les pieds ici hormis ces invitations).

    Bon voilà, c’est juste un constat, pas une critique, en espérant que ça n’empire pas avec le temps et que la cinémathèque continue d’alterner des programmes fédérateurs, mais aussi exigeants.

  3. Agève a écrit :

    Si « Le Cercle rouge » est bien le dernier film de Bourvil par ordre de sortie sur les écrans, il a été tourné avant « Le Mur de l’Atlantique », de Marcel Camus, sorti une semaine plus tôt.
    Il me semble que « L’Armée des ombres » et « Le Deuxième souffle » sont supérieurs au « Cercle rouge », trop schématique. A part celui joué par Montand, les personnages manquent d’épaisseur. Et puis les dialogues sont d’une telle platitude…

  4. Vince Vint@ge a écrit :

    Delon a préféré aller pavaner en Chine avec Sarko, c’est son choix, mais on est en droit de le regretter.

  5. Philippe a écrit :

    Il ne faudrait surtout pas que les propos de Jean-Pierre Melville puissent créer un malentendu, et bien dire ou redire à quel point Gian Maria Volontè était un acteur formidable.
    Je viens d’ailleurs de voir que la cinémathèque de Corse lui rendait actuellement hommage (http://casadilume.free.fr/OctNovDec2010/Volonte.html).
    Voilà une belle idée de programmation pour une cinémathèque, n’est-ce pas Monsieur Toubiana ?

  6. Dsata a écrit :

    A noter : sur France Culture, « Mauvais genres » par François Angelier : spécial Jean-Pierre Melville : le samedi 20 novembre 2010.
    A l’occasion de l’hommage qui lui est rendu à la Cinémathèque française, du 3 au 22 novembre, et de la parution, aux éditions « Yellow now », d’un volume d’études, « Riffs pour Melville », « Mauvais genres » évoquera trois chefs-d’oeuvre noirs de l’homme stetson blanc : « Bob le flambeur », « Le Doulos » et « Le Cercle rouge ».
    (avec la collaboration de J.B. Thoret et de P. Rouyer)
    http://www.franceculture.com/emission-mauvais-genres-jean-pierre-melville-2010-11-20.html

  7. Catherine a écrit :

    Bonjour,
    On m’a parlé d’un livre récent paru sur Le Samouraï, je ne l’ai trouvé nulle part. Quelqu’un en a entendu parler ?

  8. Tina a écrit :

    En réponse aux éloges de Monsieur Toubiana faites à Alain Delon :
    Je pense au contraire que Delon est le maillon faible de ce film. Que Bourvil et Périer disparaissent derrière leurs personnages, on s’y attendait. En ce qui concerne Montand, c’est inhabituel et bravo à Melville pour être arrivé à lui faire quitter son habit de star. Montand est « liquéfié », mais Delon, non. Delon fait du Delon… Je pense que cela plaisait à Melville qui avait une certaine fascination pour le côté grande star de cet acteur : la lecture du Nogueira le montre.

  9. habar jean-michel a écrit :

    connaissant Jean-Francois Delon dans les années 80 à Paris entre autre à molitor avec blondy et autres, s’il peut me contacter pour me donner de ses nouvelles cela me ferait plaisir à bientôt jean-michel.