À mes amis tunisiens

Il y a maintes façons d’être touché par les événements qui se déroulent en Tunisie. J’aimerais dire en quelques lignes en quoi cela me concerne. Le scénario politique tunisien est totalement inédit et imprévisible. En effet, personne ne pouvait imaginer qu’un régime installé depuis plus de deux décennies, fondé sur l’ordre, la censure et la peur, s’écroulerait aussi vite et de cette manière, sous la pression de la rue et de la société civile. L’homme qui incarnait le pouvoir dans toute sa puissance, puissance familiale, économique, policière et féodale, n’a pas demandé son reste et s’est enfui hier, dans la précipitation la plus totale. La Tunisie, que l’on croyait résignée, inféodée à ce pouvoir omniprésent et omnipotent, s’est révoltée. Elle l’a fait avec courage et persévérance. En moins d’un mois, cette révolte a pris la vitesse de l’éclair. Tout est parti d’un acte insensé, l’immolation de ce jeune vendeur de fruits et légumes, Mohamed Bouazizi, le 17 décembre à Sidi Bouzid. Mort le 5 janvier, ce jeune homme était diplômé, au chômage, en butte à la répression policière. Comme dans une pièce de Brecht. Il ne verra jamais le cours nouveau des choses, mais son acte de désespoir, son sacrifice, aura valeur historique.

Je suis né en Tunisie, j’y ai vécu toute mon enfance. La Tunisie est le pays de mon enfance. L’école primaire, puis les deux premières années de lycée, la plage, le ciné-club où mes parents allaient, ma fréquentation hebdomadaire du cinéma : les westerns, les films avec Jerry Lewis, les péplums de la fin des années 50… Durant l’été 1962, lorsque nous quittâmes le port de Tunis par bateau, je me suis endormi pendant toute la traversée jusqu’à Marseille. Mes parents étaient inquiets. Je m’étais comme absenté du monde, mis entre parenthèse. J’ai vécu ce passage entre deux mondes en m’endormant, pour ne pas le vivre. Je me suis retrouvé à Grenoble, où j’ai vécu les dix années suivantes. Régulièrement, je suis retourné en Tunisie, moins pour des vacances que pour répondre à des invitations amicales : présenter des films, faire partie d’un jury, animer des séminaires.

Lorsque mes parents sont morts, ma mère en 1998, mon père en 2005, nous avons, avec mon frère et mes deux sœurs, été répandre leurs cendres à Sousse, notre ville natale. Cela nous semblait naturel : revenir là d’où nous sommes, pour y laisser les traces éphémères de nos parents. C’est dire l’attachement personnel et familial à ce pays, et à cette ville où nous sommes nés.

Chaque fois que je reviens en Tunisie, c’est toujours avec un peu d’exaltation, de vibration sentimentale. Que vais-je y reconnaître de mon enfance ? La dernière fois, peu après la mort de mon père, j’ai revisité l’école maternelle où ma mère était institutrice et où nous habitions. Discrètement, j’ai pris quelques poignées des cendres de mon père pour les répandre dans la cour de cette école de mon enfance, devenue récemment une école des Beaux-Arts. Une fois encore, j’ai osé demander à visiter l’appartement que nous occupions dans mon enfance et qui surmontait la grande cour ; je suis retourné sur la terrasse d’où, enfant, j’aimais timidement me montrer, voyant les fillettes tunisiennes lever leurs yeux jusqu’à moi en riant et criant : « Oh, le fils de la maîtresse ! ». Enfance heureuse et douce, insouciante. L’odeur du jasmin.

Il y a chez les Tunisiens, je veux parler de mes nombreux amis là-bas, cette douceur et cette joie de vivre, cette manière de vivre profondément pacifique. Les dernières fois où je les ai revus à Tunis, j’ai ressenti comme une profonde résignation : c’était comme s’ils avaient intégré dans leur tête ou dans leur esprit la loi du silence imposée par le régime policier de Ben Ali. J’ai une pensée toute spéciale pour les cinéastes tunisiens, qui n’ont jamais renoncé à faire leurs films, en dépit des difficultés multiples, non seulement économiques mais liées à la censure. Nouri Bouzid, combattif et courageux, rugueux (L’Homme de cendres, Les Sabots d’or, Bezness, Making of, le dernier film), Taieb Louhichi (Layla, La Danse du vent), Mahmoud Ben Mahmoud (son premier film, Traversées, réalisé en 1983, avait marqué une date dans l’histoire du cinéma tunisien moderne ; Poussière de diamant, Les Siestes Grenadine), Ridha Béhi (Soleil des hyènes, Les Hirondelles ne meurent jamais à Jérusalem, The Magic Box), Nacer Khemir, cinéaste et conteur, poète (Les Baliseurs du désert, Le Collier perdu de la Colombe), Férid Boughedir, facétieux et intelligent, rusé (Halfaouine, Un été à la Goulette), Mohamed Zran (Essaïda, Le Prince, ses films documentaires : Le Chant du millénaire, Being Here), et bien sûr Moufida Tlati, la réalisatrice des Silences du palais et de La Saison des hommes. Je pense à Nadia El Fani, qui vit à Paris, cinéaste et documentariste, mais aussi militante féministe très battante, dont nous avions montré en avant-première à la Cinémathèque il y a deux ans le beau film qu’elle avait réalisé sur son père, Ouled Lénine (« Les enfants de Lénine »), militant communiste tunisien. Je pense aussi à Dora Bouchoucha, productrice indépendante et infatigable organisatrice des Journées Cinématographiques de Carthage, obsédée par la formation des scénaristes des pays du Sud (elle préside cette année le Fonds Sud), à mon ami Tahar Chikhaoui, enseignant de cinéma à l’Université de Tunis et critique de cinéma, un homme doux et intelligent, très fin, avec qui il est toujours très agréable de parler. Combien de fois avons-nous animé ensemble des stages de formation de jeunes Tunisiens au cinéma ? Car c’est aussi cela, le paradoxe tunisien : l’éducation, la formation, l’apprentissage, le fait que cette jeunesse tunisienne a du goût et est avide de connaissances, parce qu’elle est la plus éduquée de tout le monde arabe. Mais elle connaît le chômage, les difficultés économiques, la censure, les frustrations nées d’un régime qui empêchait jusqu’à hier l’expression libre. Pendant des années, elle a rongé son frein, attendant de pouvoir enfin s’exprimer. Depuis quelques jours, elle le fait à travers internet, les blogs, la rue. Nous ne l’avions pas prévu. Cela ne m’autorise aucunement à faire un commentaire politique – quelle légitimité aurai-je ? Juste l’envie de saluer les cinéastes amis, les critiques, les responsables d’associations culturelles : pour eux la vie va changer. Dans quel sens ? À eux d’en décider. Jusqu’à hier, ils étaient contraints au silence ou à la prudence. Désormais ils vont pouvoir faire la preuve de leur talent et de leur imagination. Librement.

13 Réponses à “À mes amis tunisiens”

  1. samia harrar a écrit :

    Merci Serge, en tant que tunisienne, cela me touche au coeur et je n’aurais pas compris votre silence. Je savais que vous ne pouviez oublier votre enfance tunisienne, Sousse, le pays qu’on quitte et vers lequel on ne peut que revenir un jour, même pour quelques heures. On n’oublie pas son pays.

  2. Benaim a écrit :

    Trop de silence efface la mémoire, comme si soudain le passé se consumait dans la seule disgrâce. Merci pour vos mots et vos souvenirs qui éclairent de leur parfum humaniste ces jours chaotiques

  3. Delphine Pineau a écrit :

    Bel hommage. Emouvant, ces bouffées d’enfance – scènes de films : discrète et pourtant si forte visite de la cour d’école ; merveilleuse évocation d’apparitions depuis la terrasse, aux regards rieurs des fillettes !

  4. Vince Vint@ge a écrit :

    Beau billet.

  5. Simone Bitton a écrit :

    Belles et justes paroles.

  6. Antonia Tosini a écrit :

    J’ai lu avec grand intérêt votre « article » A mes amis tunisiens « et je dois dire que vos histoires sont exceptionnellement poétiques, comme des scènes de films; il y a tellement d’amour pour votre pays. C’est ce qui ressort de vos souvenirs, de vos belles paroles et je suis désolé de savoir que, à Tunis, quelque chose d’important se passe et tragique en même temps. J’espère que le soleil brillera une fois de plus au début de votre merveilleux pays. Avec admiration sincère, votre ventilateur italien

  7. Jilani a écrit :

    Cher compatriote, votre prochain passage ici sera exceptionnel parce que l’air est désormais imprégné de liberté, rendant le jasmin plus excitant et les filles plus excitées.

  8. Marie-France a écrit :

    Bel instant de douceur et de poésie.

  9. puglisi a écrit :

    Je comprends l’attachement à la terre natale, ce qui fait aussi la richesse de la Tunisie avec la diversité des cultures. La diversité comme je l’ai vécue en Tunisie. Je suis moi-même né en Tunisie en 1961, et ai vécu pendant 18 ans jusqu’à mon Bac.
    Mes racines sont Italo-tunisiennes, pourtant je respecte cette révolution qui vient du peuple tunisien. Un peuple qui a été dominé pendant 50 ans par une petite poignée d’élite.
    Je suis content pour le peuple et ces héros du quotidien qui souhaitent seulement vivre un peu mieux avec plus de liberté.
    Je participe à ma manière, mais j’aimerais surtout voir l’Europe et la France aider la Tunisie à franchir le cap de la Démocratie. A ce jour je n’ai rien vu.

  10. Chantal Richard a écrit :

    Je suis très émue par les mots de Serge Toubiana. Et profondément touchée par l’hommage rendu aux cinéastes tunisiens. Certains d’entre eux, qui ne pouvaient plus vivre et faire librement leurs films dans leurs pays, se sont exilés en France. Quelques-uns ont rejoint la Société des Réalisateurs de Films. Nous avons souvent échangé autour de cette souffrance à rêver des films ancrés dans un pays qui les refuse. À tous je souhaite de pouvoir à nouveau nous envoyer ces libres nouvelles du monde que sont les films et dont nous avons tant besoin. Je pense aussi à Jafar Panahi dont le cinéma respire un pays qui aujourd’hui le censure et l’emprisonne.
    Chantal Richard
    co-présidente de la SRF

  11. Walid Tayaa a écrit :

    C’est beau ce que nous ressentons aujourd’hui, les jeunes rêvent et les associations se constituent, un énorme travail, un énorme chantier… Il reste certainement les résidus de l’ex-régime, des gens surtout du parti de Ben Ali le RCD, qui ne veulent pas lâcher, ils sèment par tous les moyens la pagaille et le désordre. Mais le danger le plus grave, c’est les barbus et les salafistes qui s’organisent très bien, les uns se la jouent doux et démocrates, les autres jusqu’au bout de la connerie !
    Les 3 jours après le 14 étaient terribles. Les milices de Ben Ali, sa garde présidentielle ont terrorisé la population et les spineurs tiré et tué ! Mais heureusement, les comités de quartiers étaient présents pour nous défendre : une énorme grande surprise pour Ben Ali, qui nous prenait pour des peureux lâches !
    Depuis, les manifs défilent devant les ambassades arabes, l’Egypte et puis le Yémen, la Libye, la Syrie et bien sûr l’Algérie. Tous ces présidents ridicules doivent partir maintenant !
    Cher Serge, la Tunisie est votre pays, us simple us that ! Un grand salut de la nouvelle génération de réalisateurs tunisiens, qui ont résisté surtout avec et grâce au court-métrage…

  12. Serge Toubiana a écrit :

    Cher Walid, J’ai lu votre récit des événements en Tunisie, tels que vous les avez vécus et ressentis, avec grand intérêt. Je suis à peu près certain qu’il y aura d’autres récits et d’autres histoires à raconter, à partir de ces épisodes historiques, dont vous comme d’autres avaient été les témoins et les acteurs. Cela fera des films, des livres, des romans et des essais. Qu’importe, la liberté d’expression est en marche ! Amitiés, S.T.

  13. Taieb Chérif a écrit :

    Bravo Serge et Merci pour cet article !
    Un ami tunisien …..

    Si je suis de terre elle est toute mon pays
    Et tous les humains sont mes proches.
    إذا كان أصلي من تراب فكلها … بلادي وكل العالمين أقاربي
    Assiquilli
    poete arabe de Sicile. XIe S.