De passage à Saint-Etienne…

Mercredi après-midi, bref passage à Saint-Etienne, à l’invitation de l’école nationale d’architecture (ENSASE) qui organise la 3è édition des rencontres sur le thème : Éloge de l’ombre. Alain Renaud et Pierre-Albert Perrillat me convient à parler de Fritz Lang. Le matin même, à la Cinémathèque, j’ai accueilli Bernard Eisenschitz venu parler de Fritz Lang, la journée entière, à 400 étudiants de cinéma de plusieurs universités parisiennes (Paris 3, Paris 7, Paris Est, etc.). Bernard Eisenschitz est un spécialiste de Lang, même si le mot spécialiste n’est pas exactement ce qui le définit. Il a passé une bonne partie de sa vie à étudier l’œuvre du cinéaste, à travailler dans les archives à Berlin, Paris et Los Angeles. Celles déposées à la Cinémathèque française par Lang lui-même, au milieu des années 50, concernent sa période américaine. L’exposé de B. Eisenschitz durant toute la matinée consistait à introduire les étudiants dans le dédale ou le labyrinthe que constitue ce fonds d’archives, l’un des plus riches de ceux détenus par la Cinémathèque française. Durant l’après-midi, visite commentée de l’exposition Metropolis, puis ateliers à la Bibliothèque du film. Un moment exceptionnel de formation et de transmission.

L’événement autour de Fritz Lang, inauguré il y a un mois avec la belle exposition consacrée à Metropolis que nous devons à nos amis de la Deutsche Kinemathek de Berlin, se prolongera jusqu’en janvier. Outre la rétrospective complète des films du cinéaste viennois (période allemande + période américaine), une programmation autour des « Cités futuristes ». Bernard Eisenschitz vient de faire paraître une somme, Fritz Lang au travail (aux Cahiers du cinéma), ouvrage approfondi, méthodique et très illustré, fruit de son long et patient travail au sein des archives du cinéaste. Avoir accès aux archives, aux documents de première main, est une chose essentielle, c’est même un luxe extraordinaire qui permet de décrire la méthode de travail du cinéaste. En faire l’analyse ou la synthèse en est une autre. Le point de vue qui préside à ce livre relève d’un savant mélange entre le travail de l’historien et celui du critique. Se servir des archives pour nourrir un point de vue sur l’œuvre, tel est le pari réussi de B. Eisenschitz. À lire absolument.

À Saint-Etienne, Alain Renaud m’accueille à la gare au milieu de l’après-midi. Ce grand gaillard sympathique est philosophe, il a été l’un de ceux qui, à la fin des années 70, ont créé et animé les Rencontres cinématographiques de Saint-Etienne, dont la dernière édition eut lieu en 1983. La mairie était alors communiste, le retour de la droite municipale coïncida avec l’arrêt des Rencontres. Alain Renaud est nostalgique de ces rencontres, il en parle sans cesse, y revient au détour de notre discussion amicale. Il m’emmène dans sa voiture au cinéma Le France, salle municipale qui fonctionne bien, animée par des cinéphiles enthousiastes. Il me présente à la quarantaine d’étudiants en architecture, avant la projection des Trois Lumières de Lang, dont les intertitres allemands ne sont pas sous-titrés. Expérience limite mais nécessaire pour « passer de l’autre côté du miroir » et atteindre à la grandeur poétique et formelle du cinéma allemand des années 20. Le soir, projection de Metropolis dans sa version restaurée, la salle est pleine, le public ébahi de voir ce film aussi hallucinant où l’architecture tient une place aussi essentielle. Le film de Lang s’organise dans l’espace de manière verticale, la ville haute étant réservée au pouvoir, le bas, la ville souterraine, aux classes laborieuses qui avancent, soumises telles des robots vers leurs machines. Lang fait ainsi ressortir les gigantesques décors qui ont servi au film, il en magnifie la beauté en accentuant les perspectives et les volumes, les reliefs. Et puis il y a le ballet, cette incroyable chorégraphie autour des deux héros, Feder le fils du maître de Metropolis, et Maria la jeune femme qui s’occupe des enfants pauvres. L’amour plus fort que le chaos. Le cœur bat et finit par unir les mains et le cerveau – c’est le message étrange et universel du film. Message ambigu qui réunit les extrêmes et abolit les conflits.

Le lendemain matin, avant de me raccompagner à la gare, Alain Renaud tient à me faire visiter les anciennes usines Manufrance, transformées en Centre de congrès. Y sont exposées une centaine de photos de Roger Oleszczak, qui était le photographe des Rencontres cinématographiques de Saint-Etienne. Roger Oleszczak est mort il y a trois ans laissant un énorme fonds photographique d’une richesse extraordinaire (les luttes ouvrières, le déclin des mines de charbon). L’exposition est entièrement consacrée à l’occupation de Manufrance par les ouvriers en grève, au début des années 80, se battant contre la fermeture définitive de l’usine. Les photos sont belles et, trente ans après, elles témoignent de ce que fut la classe ouvrière dans sa gestuelle et sa figuration collective : hommes en blouse très dignes, femmes solidaires, fierté à poser devant les machines, banderoles de la CGT, personnalités politiques de toute la gauche venues rendre visite aux grévistes, manifestations monstres dans les rues de Saint-Etienne, montée à Paris pour tenter d’arracher une victoire sans doute illusoire. Et puis, dans un coin de la salle où sont exposées ces photos de Manufrance, une dizaine de photos, pour moi inédites, où l’on découvre François Truffaut parmi les grévistes. Que venait faire Truffaut parmi les ouvriers en lutte ? Alain Renaud m’explique : Truffaut était l’invité des Rencontres cinématographiques en 1983, il vint et séjourna cinq jours dans la ville. Il présenta son dernier film, Vivement dimanche !, retrouva son vieil ami Jean Dasté, qu’il avait fait jouer dans L’Enfant sauvage et La Chambre verte. Et il demanda à rencontrer les ouvriers de l’usine. Il est là, le visage grave, costume-cravate, une écharpe blanche autour du cou, écoutant les ouvriers devant leurs machines. C’est un Truffaut inédit qui apparaît dans ces belles photos de Roger Oleszczak, tel qu’on ne l’imagine pas. Et pourtant… Ce fut sans doute l’une de ses dernières sorties publiques, un an avant sa mort. Alain Renaud me reparle des Rencontres de Saint-Etienne, il aimerait les relancer, la mairie socialiste l’y encourage. Il y réfléchit, cherche à constituer une équipe. Allez les Verts !

Alain Renaud, Jean Dasté et François Truffaut (photo Roger Oleszczak)

François Truffaut en visite à Manufrance (photo Roger Oleszczak)

Truffaut parmi les grévistes de Manufrance (photo Roger Oleszczak)

Alain Renaud à g., François Truffaut et deux ouvriers de Manufrance (photo Roger Oleszczak)

8 Réponses à “De passage à Saint-Etienne…”

  1. Alain Renaud a écrit :

    Un grand merci Serge pour ce compte-rendu élogieux et amical des trop courts mais vrais moments cinématographiques que nous venons de partager en nous livrant à l’éloge de l’ombre. Ces journées ombreuses, parfois ténébreuses mais toujours lumineuses que Pierre-Albert Perrillat, architecte, et moi-même (philosophe) nous organisions pour la 3è année consécutive pour les étudiants de l’Ecole d’Architecture, auront été un vrai bonheur ; et sans nul doute, la dernière journée dédiée à Fritz Lang, couronnée par la projection en ta présence de la magnifique version restaurée de Metropolis restera dans la mémoire des étudiants et du public venus en nombre participer à l’événement dans la belle salle du France. Je me fais donc le porte-parole de mes amis de l’Ecole d’Architecture et du France sans lesquels ces journées n’existeraient pas, pour te remercier chaleureusement de ta contribution. Le cinéma que nous aimons et que nous défendons ici comme là (non sans difficulté mais avec pugnacité) a aujourd’hui plus qu’hier un grand besoin de ce type de rencontres du « premier type », et sois certain que nous nous emploierons sans relâche pour qu’elles soient suivies d’autres journées aussi essentielles ; il y va de la reconquête et surtout de la reconstitution d’un public exigeant de « ciné-fils » capables de rêver, d’imaginer « plus haut que leur c… »
    Dans ton blog, tu rappelles à juste titre mon attachement indéfectible de (grand) père fondateur à l’histoire des Rencontres Cinématographiques de Saint-Etienne tuées en plein vol, il y aura bientôt 30 ans, par la bêtise politicienne. Ces Rencontres je les ai créées suite à une discussion de bistrot (avec le cinéaste Jean-Daniel Simon), puis animées avec Nella Broussou et une belle équipe de copains tout dévoués à la grande cause du cinéma d’auteur, grâce au soutien de la municipalité d’union de la gauche (et non pas communiste), grâce à l’appui sans faille de la Société des Réalisateurs de Films, grâce enfin et surtout au plébiscite d’un public qui ne cessera de croître du début à la fin de leur trop brève aventure (80 000 entrées en 1983). Comment oublier ces mois cinéphiliques énormes, intenses, ouverts aux quatre vents de la création, comment oublier cette incroyable boulimie cinématographique qui, cinq années durant, s’empara de milliers de spectateurs ? Comment oublier tous ces auteurs (François Truffaut bien sûr, mais aussi Louis Daquin, Alberto Lattuada, Claude Autant-Lara, Claude Miller, Bertrand Tavernier, Michael Powell, Francesco Rosi, Luigi Comencini, Raymond Depardon, René Vautier, Ettore Scola, Ken Loach, Joseph Losey, Miklos Jancso, Krystof Zanussi, Agneska Holland, Judith Elek, Peter Fleischman, Jerzy Kawalerowicz, Denys Arcand, Claude Jutra…sans oublier des comédiens non moins inoubliables : Jean-Pierre Aumont, Jean Dasté, Marcello Mastroianni, Leslie Caron, Françoise Arnoul, André Dussollier…- qui, avec une générosité totale, dépensèrent sans compter leur temps le plus précieux pour « descendre » en plein hiver à Saint-Etienne, non pas pour vendre leur film ou leur image mais pour défendre et faire partager leurs idées de cinéma à leurs pairs et au grand public. François Truffaut fut emblématique de cette formidable attitude hautement politique et spirituelle lorsqu’il nous formula ses deux souhaits les plus chers : rencontrer des enfants dans un collège de banlieue, saluer les ouvriers occupant Manufrance (avec en soirée la projection de La Nuit américaine)…Chapeau bas. Et si les Rencontres finiront par devenir un mythe, elles le devront non seulement à la qualité et à la quantité des films projetés pendant leur courte existence (près de 2 000 longs-métrages et 30 pays différents…) mais à la générosité, l’engagement de ceux et celles qui faisaient le cinéma (et le font encore pour certains) en le concevant comme partage sensible de pensée et non comme petit monde divertissant faits de paillettes, de recettes et d’exploitation des regards perdus (les formidables photos de Roger Oleszczak, aujourd’hui encore largement inédites par manque de moyens témoignent magnifiquement de ces moments d’exception). J’aimerais croire que les images et les imagiers des temps présents cherchent encore à respirer et à diffuser au plus grand nombre l’air du grand large et des cîmes…
    Cela dit, par-delà l’inévitable nostalgie, sache que je ne cultive ni l’art funéraire des regrets éternels ni a fortiori les aigreurs maladives de la rancoeur ; le passé ne me « branche » que pour autant qu’il permette aux esprits d' »assumer joyeusement les risques de l’époque » comme disait le vieux Nietzsche, autrement dit qu’il ouvre grande aux corps et aux âmes l’aventure exaltante et risquée des devenirs.
    Aussi bien, si de nouvelles rencontres cinématographiques devaient voir le jour à Saint-Etienne – l’idée même de « rencontre » me paraît d’une actualité et d’une nécessité absolues -, je ne les imagine que « laissant les tombes en paix », portées par de nouvelles forces capables de « s’emparer de l’éternellement vivant » (toujours pour parler nietzschéen). Capables donc de conjuguer le passé au futur en termes d’oeuvres, d’auteurs, de lieux et de publics. Inutile de te dire que si ce genre d’idées et de rêves de cinéma (largement incongru il faut le rconnaître) devait passer aux actes, je ne manquerais pas cette fois encore de faire appel à ton aide et d’en appeler à l’intervention active de ceux et celles qui veulent encore, par temps stagnants de basses eaux et de marécages en tous genres, qu’une haute idée du cinéma et de l’image continue d’enchanter et d’illuminer les regards, au plus profond des salles obscures.
    Amen.

    Alain Renaud

  2. Vince Vint@ge a écrit :

    C’est émouvant de voir François Truffaut sur ces photos inédites.
    Merci Serge de nous les dévoiler via ce blog.
    Voilà bien un cinéaste qui nous manque.
    A noter que, sur la 3e photo, l’écharpe blanche semble faire école : Alain Renaud l’a adoptée !

  3. Olivier Père a écrit :

    Jeune cinéphile, stéphanois d’adoption, j’ai vu grâce aux Rencontres Cinématographiques, sur grand écran et à la suite, King Kong et The Leopard Man, un samedi après-midi. A douze ans cela ne s’oublie pas. J’espère que cette manifestation pourra un jour renaître de ses cendres, et offrir des merveilles aux spectateurs.

  4. Alain Renaud a écrit :

    Merci de ce témoignage d’un cinéphile en gestation que l’époque n’a pas rendu amnésique…Les Rencontres ont laissé des traces encore vives, c’est bon à savoir…Ici on s’y emploie sérieusement, il y a quelques beaux projets dans l’air mais les temps sont durs pour la culture comme pour le reste.
    Affaire à suivre donc. Cordialement. AR

  5. Paul Carlé a écrit :

    Bonjour ;
    un bon bourgeois de droite, Truffaud, chez les ouvrières

    Bravo !
    Paul Carlé

  6. serge toubiana a écrit :

    1. Truffaut avec un T. 2. Votre commentaire est indigne.

  7. CATHERINE a écrit :

    Truffaut était un « voyou au sens noble du mot », je cite Gérard Depardieu,
    dans le beau numéro spécial des Cahiers du Cinéma que vous lui aviez consacré, peu de temps après sa disparition, Le Roman de François Truffaut. « C’était un révolté, ça a toujours été un révolté » poursuit-il, mais après avoir admis qu’il avait été (aussi) injuste avec lui au départ, mais parce qu’il ne le connaissait pas…

    C’est sans doute le cas de monsieur…

    Ces photos m’ont également beaucoup émue et rappellent que Truffaut aimait souvent filmer les personnages de ses films, dans leur travail, dans leur vie quotidienne.

  8. ROY a écrit :

    Quelle émotion! j’étais là et je l’ai vu, je l’ai écouté. Je suis restée au fond de la classe mais il ne m’a jamais quitté.