Ben Gazarra, suave et lucide

Aujourd’hui, 6 février, François Truffaut aurait eu 80 ans. Une pensée pour lui. Une bougie même, pour celui qui aimait les flammes…

Ben Gazarra est mort le 3 février, il avait quatre-vingt et un ans. C’était une star pour cinéphiles. Sa longue carrière aurait pu le cantonner dans les innombrables séries de télévision qui ont jalonné sa carrière à New York et à Hollywood. Impossible de les compter tellement il y en eut. Mais il rencontra un jour sur son chemin John Cassavetes, et tout a basculé. Ceux qui ont un peu de mémoire se souviennent l’avoir vu dans un rôle secondaire mais inoubliable dans Autopsie d’un meurtre de Otto Preminger en 1959, aux côtés du grand Jimmy Stewart et de la belle et mystérieuse Lee Remick. Mais c’est avec Husbands de John Cassavetes que Ben Gazarra devint inoubliable, avec ses deux acolytes : Peter Falk et John Cassavetes himself. Puis ce sera The Killing of a Chinese Bookie (Meurtre d’un bookmaker chinois, 1976), avec Seymour Cassel, un autre de la bande à Cassavetes. Ensuite, Opening Night en 1977, avec Gena Rowlands et John Cassavetes – le couple à la vie et sur l’écran. Autant de bides sur le marché américain, mais qui suscitèrent l’adhésion et l’enthousiasme de la critique en Europe et d’une partie du public.

Lors de mon premier voyage aux Etats-Unis durant l’été 1978, Truffaut m’avait confié une enveloppe pour sa fille aînée, Laura, qui faisait ses études à Berkeley. J’étais logé chez Tom Luddy, alors directeur du Pacific Film Archives. Truffaut m’avait dit : si vous passez par Los Angeles, faites-moi signe. Nous nous étions retrouvés, un dimanche après-midi, lors d’une party chez une amie française, Florence Dauman, installée à cette époque en Californie. Truffaut ne parlait pas beaucoup, il regardait les deux jolies personnes qui m’accompagnaient. Et il m’intimidait. Je ne sais pas pourquoi j’écris cela, juste pour parler de François Truffaut, le jour de son anniversaire.

Durant mon séjour à L.A., j’ai aussi eu un rendez-vous avec Peter Bogdanovich, alors au faîte de sa gloire. Il vivait dans une somptueuse demeure à Bel Air, quartier ultra chic de Hollywood. Bogdanovich m’avait montré sur sa table de montage le film qu’il était en train de terminer, Saint-Jack (Jack le Magnifique), tourné à Singapour. Robby Muller, le chef opérateur de Wim Wenders, assurait la photographie, et l’ami Pierre Cottrell était directeur de production du film. J’avais beaucoup aimé Saint-Jack, sortie en catimini, devenu depuis un film rare, quasi introuvable.  Je ne me souviens plus comment, mais je me suis retrouvé aux côtés de Ben Gazarra, nous avions lié une amitié, et lors de son passage à Paris, quelques mois plus tard, je l’avais emmené dîner à la Closerie des Lilas. L’homme était charmant, parlait peu, regard souriant, amical. Il dégageait quelque chose d’étrange, comme dans les films de Cassavetes, comme s’il esquivait la violence, jouant sur le langage, et sur les silences. Il joue également dans cet autre film de Peter Bogdanovih, They All Laughed (Tout le monde riait), que nous avions défendu aux Cahiers du cinéma. La carrière de Peter Bogdanovich allait sur son déclin, du fait de l’échec commercial de ses derniers films, et lui faisait ses meilleurs films. C’est le paradoxe hollywoodien typique. John Cassavetes connut des difficultés semblables, encore plus grandes même, ses films ne tenaient pas plus d’une semaine à l’affiche dans des salles de seconde catégorie. Lorsqu’il montait une pièce de théâtre à Los Angeles, la foule ne se précipitait guère. De quoi nourrir l’amertume de cet immense artiste. Il y avait heureusement l’Europe, où il était adulé. Marco Ferreri, le grand Ferreri, dirigea Ben Gazarra dans Conte de la folie ordinaire, d’après Charles Bukowski, avec la belle Ornella Muti. C’était en 1981. Beau film sur lequel j’avais écrit un long texte dans les Cahiers du cinéma. J’ai toujours aimé Ferreri, même ses films les moins réussis. Il sentait mieux que personne une époque, le désenchantement d’une époque. Notre mélancolie. C’est un cinéaste tombé dans le creux de l’histoire, à réhabiliter d’urgence. Je ne sais plus ce qu’a fait ensuite Ben Gazarra. Il a sans doute repris le chemin des films de série B, ou les séries télévisées. N’empêche qu’il a incarné, pendant toute une époque, ce qui nous fascinait le plus dans le cinéma américain – celui de John Cassavetes. Les marginaux lucides et désespérés, à la voix et au regard suaves. Nous l’avons tant aimé.

9 Réponses à “Ben Gazarra, suave et lucide”

  1. SEKNADJE Enrique a écrit :

    Merci Serge…
    J’avais vu « Jack le magnfique » il y a une vingtaine d’années… j’avais adoré… un film cassavetesien en plus frais et cool !
    Ben Gazzara était un grand acteur… avec toujours ce sourire en coin, un peu à la manière d’un De Niro mais en moins effrayant 🙂
    Un acteur au grand charisme.

  2. Anne Erle a écrit :

    Son dernier film est un film français : « Chez Gino » de Samuel Benchetrit.

  3. Hommage (s) ? a écrit :

    Bonjour,

    Merci pour ce bel hommage. Mais à propos de Theo Angelopoulos ? et de « L’autre mer » film inachevé ?
    Très cordialement

  4. serge toubiana a écrit :

    La mort brutale de Theo Angelopoulos, en plein tournage, est très triste. Il laisse donc un film inachevé. Il n’y a pas pire cauchemar pour un cinéaste que la mort qui survient pendant le tournage d’un film. Je repense à La Nuit américaine de Truffaut… J’avais revu Theo Angelopoulos il n’y a pas si longtemps, lors de la réouverture il y a deux ans de la Cinémathèque à Athènes. Il était triste que son dernier film ne soit pas distribué en France. Son oeuvre va rester, bien évidemment. Elle va même prendre sa vraie dimension, classique et entière, sereine et tragique.

  5. Hommage (s) ? a écrit :

    Merci d’avoir pris le temps de répondre à ma question. Dans les mois qui viennent un des films de Theo Angelopoulos sera peut-être présenté au public, dans votre si belle salle Henri Langlois.

  6. Frank AIDAN a écrit :

    Cher Monsieur TOUBIANA,

    Je n’ai pas besoin de compulser les anciens numéros de ma collection des CAHIERS DU CINÉMA pour me souvenir avec précision de ce que vous aviez écrit sur certains films de Marco FERRERI, notamment : * « CONTE DE LA FOLIE ORDINAIRE », critique éclairante lue juste après avoir vu le film en salle, incité par la très belle couverture du numéro d’alors (la photo de une était à cette époque un écran de cinéma donnant un photogramme de film ou quasi et l’on voyait, pour ce film-ci, BEN GAZZARA à gauche de l’image et, à droite, inscrite dans une petite fenêtre, un écrin dans l’écran, la sublime Ornella MUTI) ; aussi ** « PIPICACADODO » critique plus « années 70 » lue après une projection à la CF qui se trouvait alors, dans les années 90, au Palais de TOKYO. Des textes marquants qui venaient alors enrichir la vision du film, stimuler la perception que l’on avait pu en avoir. Qu’attendez-vous pour publier un florilège de ce que vous avez écrit de mieux ?, ce qui permettrait aux plus jeunes de découvrir que vous n’êtes pas né Directeur de la CINÉMATHÈQUE FRANCAISE et que votre action, notamment votre politique de programmation qui doit aussi beaucoup, on le sait, à Jean-François RAUGER, ne vient pas de nulle part, a des racines et des sources plus que dignes d’intérêt, particulièrement stimulantes. Je sais que je vous ai déjà parlé de cela voilà maintenant un certain temps et que vous m’aviez répondu que le chantier était en cours, mais l’on attend toujours. J’imagine que la présentation, texte ou entretien et des commentaires ou des notes, serait passionnante sur toute cette très belle période de notre cinéphilie. Et puisque vous parlez de TRUFFAUT, je vous suggère aussi de nous montrer les autres photos que vous aviez prises à l’occasion de l’entretien fleuve de FT paru dans les numéros 315 et 316 des CAHIERS – l’un de ces clichés venant ouvrir la première partie de l’entretien étant donc de vous.

    Comme dit Vincent DELERM, tout cela est écrit « comme ça de mémoire » en sorte que je peux me tromper, ou plutôt avoir constitué de toutes pièces, tel ou tel souvenir, mais je ne crois pas, ce qui serait dire combien ces années cinéphiles furent marquantes à l’aune de l’exceptionnelle qualité des CAHIERS de cette grande époque à visiter ou à revisiter d’une manière ou d’une autre (dans son histoire de la revue en deux volumes, de BAECQUE s’arrêtait un peu arbitrairement à 1981).

    Maintenant, je reviens d’un mot à FERRERI. Voilà quelques années, j’en avais parlé avec Alain BERGALA qui considérait que ce cinéaste alors déjà décédé, se trouvait dans une sorte de purgatoire, qu’on ne regardait plus ses films. On en avait reparlé trois ou quatre années après et il m’avait dit que l’édition de certains de ses films en DVD avait un peu sorti FERRERI de là, mais à peine. Aujourd’hui, je me demande quel effet son oeuvre entière ferait sur nous. Une micro expérience m’en a récemment donné la réponse: deux, trois plans de « LA GRANDE BOUFFE », film vieux de presque quarante années, aperçus comme ça par hasard sur « le câble » et tout est juste : le jeu des acteurs qui n’en font pas trop malgré le contexte historique et celui de l’histoire racontée ainsi que le texte du dialogue, la place de la caméra, exactement là où il faut et immédiatement donnée comme un regard, un peu désabusé et comme vous dites « mélancolique », mais en même temps ironique presque pétillant (souvenons-nous de FERRERI sur le plateau de POLAC devisant tout en pelant une orange).

    Bien sûr qu’il faut réhabiliter FERRERI, le revoir, le confronter à notre époque et essayer de déterminer si ce qu’il montrait était un peu de l’anticipation ou déjà notre aujourd’hui où il ne reste plus que le fétiche (i.e.: nos appareils électroniques) sifflé et qui répond, mais où l’on se demande qui est le maître de qui (cf. « I LOVE YOU » de 1986).

    Je reviens aussi d’un mot sur BEN GAZZARA. J’ai récemment revu cette très belle interview de lui parue dans « CINÉMA-CINÉMAS » et reprise dans la compilation de cette émission en DVD. On a le sentiment, comme lorsque l’on voit le sujet sur Peter FALK et celui sur John CASSAVETES réalisés pour la même émission, que ces acteurs-là sont le cinéma même, à deux doigts de dire comme MASTROIANNI, « J’ai l’impression que le cinéma, ce n’est que moi », phrase d’ailleurs parfaitement fondée (chacun de ces « monstres sacrés » est bien le cinéma dans son entier).

    Il faudrait aussi parler d’ANGELOPOULOS récemment et bêtement fauché, de RUIZ, encore et toujours de TRUFFAUT… comme disait GODARD en 1986 dans « GRANDEUR ET DÉCADENCE D’UN PETIT COMMERCE DU CINÉMA », tous morts au champ d’honneur, mais pas pour rien.

    Ils nous aident à vivre et à comprendre un peu mieux nos époques successives.

    Amitiés cinéphiles.

  7. serge toubiana a écrit :

    Merci pour votre message, il me fait réfléchir… C’est toujours un problème, de se replonger dans son passé. Il faut prendre le temps de le faire, tout en restant actif, au présent. Bon, je vais m’y mettre.

  8. Vince Vint@ge a écrit :

    Beau message de Frank AIDAN.

    BEN GAZZARA, immense acteur, qui appartient au continent CASSAVETES. Au début des années 90, et ce grâce je crois à Gérard Depardieu, qui avait orchestré la ressortie de ses films sur Paris, j’ai vu, en salle (Quartier latin), la poignée de films de John Cassavetes. Ce fut une révélation. L’immense Sergio Leone dit de lui dans ses « Conversations » avec Noël Simsolo que c’est un des plus grands à ses yeux pour parler de l’Amérique, de  » l’americana « , bien plus grand qu’un Bob Altman, selon le maestro italien.
    Pourtant, il y a un monde entre le « baroquisme » du Romain Leone et le « naturalisme » de l’Américain Cassavetes. Mais je dirais que si quelque chose doit les rapprocher c’est la générosité. Leone a fait des films amples aux images scopiques inoubliables qui collent à la rétine, avec des personnages picaresques que n’aurait pas reniés un Marco Ferreri (1928-1997), et Cassavetes, tel un voleur de feu, a fait des films profondément humains, humanistes, se penchant, entre intime et extime, sur l’humaine nature.
    Voir une Gena Rowlands déboussolée dans ‘Une Femme sous influence’ (1975) est une grande leçon de cinéma (la captation du réel, pas loin d’un Pialat…) et de vie. Inoubliable Mabel. Inoubliables Mabel & Nick en pleine scène de ménage sur fond de spaghettis…
    Quant aux trois « losers » de ‘HUSBANDS’ (1970), les regrettés et désormais disparus JOHN CASSAVETES, PETER FALK, BEN GAZZARA, on n’est pas prêt d’oublier les plans magnifiques les cadrant dans un cimetière, enterrant leur meilleur ami, puis leurs virées alcoolisées dans, notamment, un Londres pluvieux.
    Il y a chez Cassavetes une telle générosité pour saisir des instants de vie, tels des instantanés. Ses films-blocs ont le charme des polaroids. Ils ne sont pas parfaits, formellement parlant, mais c’est leurs maladresses même – Truffaut a évoqué cela, je crois -, qui les font grands, importants, vibrants, uniques, originaux, frémissants de vie. Ce sont des « films de famille » ou  » Do It Yourself  » qui, avec le temps, n’ont rien perdu de leur puissance humaniste et de leur urgence à pratiquer la fureur de vivre.
    Thierry Jousse a parlé de tout ça admirablement, notamment « l’action filming » cassavetien, dans son précieux ‘JOHN CASSAVETES’, 1989, collection ‘Auteurs’, éditions de l’Etoile/’Cahiers du cinéma’. A mes yeux, le meilleur livre jusqu’à aujourd’hui sur ce géant américain, hélas trop tôt disparu, à tout juste 60 ans, comme un certain… Leone d’ailleurs.

    MARCO FERRERI, c’est un continent également. Je milite aussi pour une réhabilitation de son oeuvre foisonnante et pour une rétrospective intégrale de ses films à la Cinémathèque.
    Pouvez-vous nous prévoir cela, Serge Toubiana ?

    Il y a en effet ‘Il Love You’ (1986), qui est un film précurseur pour parler des dérives de l’addiction au virtuel (c’est ‘The Social Network’ avant l’heure !!!) : Ferreri en était aussi le scénariste, c’est bien un auteur.
    Bien sûr, ‘La Grande Bouffe’ (1973), qui parle de manière tonitruante de l’homme moderne croulant sous la société de l’avoir et de la consommation à tout-va – celle-ci, bête et méchante, n’en faisant plus qu’une bête à bouffer et à baiser. Quel film provocateur ! Et souvent incompris, parce que vu à travers le petit bout de la lorgnette (qu’à travers le prisme de la provocation ; certes il est un objet provocateur mais pas seulement, c’est aussi le révélateur de bien de nos failles, excès en tout genre et turpitudes existentielles…).
    Et bien sûr, Ferreri c’est ‘La Dernière femme’ (1976, avec la belle Ornella Muti et la bite coupée au couteau électrique du grand Gégé) ou encore la bizarrerie visuelle qu’est son insolite ‘Rêve de singe’ (‘Ciao maschio’, 1977) tourné dans un New York de fin du monde.
    Tout un programme, à part, pour se faire le sismographe du monde (mé)contemporain.

  9. serge toubiana a écrit :

    D’accord avec ce que vous écrivez, et vous le faites avec talent. Oui, une rétrospective Marco Ferreri, bientôt. J’en parle avec jean-François Rauger – la dernière remonte au début des années 2000, je crois…