Cannes 2012, faites vos jeux !

Tôt ce dimanche matin, les voitures officielles ont dû passer prendre dans leurs hôtels respectifs les neuf membres du jury. Les uns au Majestic (Emmanuelle Devos, Hiam Abbass), les autres au Gray d’Albion (où Nanni Moretti, président du jury du 65è Festival de Cannes, a ses habitudes), ou au Carlton. Il est à peine 8h30. Les voilà embarqués jusqu’à la Villa Domergue, sur les hauteurs de Cannes. C’est une belle villa ancienne, propriété de la Ville de Cannes. La maison sera bien gardée, impossible de prendre la moindre image, d’enregistrer le moindre son. Camp retranché. On a bien précisé à chacune et à chacun d’emporter sa tenue de soirée, car ils n’en repartiront pas avant 18 heures, moment de se rendre au Palais des Festivals pour la cérémonie de clôture. Durant toute la journée, c’est le black-out : interdiction de se servir de son téléphone portable. Interdit de tweeter et d’envoyer le moindre sms. Rendez-vous compte, si l’une ou l’un d’entre eux se mettait à dialoguer avec un ami ou une amie, même sous le sceau du secret : Audiard tient la corde mais j’ai du mal à convaincre Nanni… Le Festival n’aurait plus la réputation d’intégrité absolue qui est la sienne.

Autour de la grande table, ils seront neuf à délibérer. Outre Nanni Moretti : Hiam Abbass, Andrea Arnold, Emmanuelle Devos, Diane Kruger, Jean Paul Gaultier, Ewan MC Gregor, Alexander Payne et Raoul Peck. Plus Gilles Jacob, président du festival, et Thierry Frémaux, directeur général, qui sont censés ne rien dire. Sauf au début préciser les grandes lignes du règlement. Cela consiste à ne pas multiplier les prix pour un même film – il est déjà arrivé dans le passé qu’un prix d’interprétation s’ajoute à une Palme d’or, privant ainsi un film de figurer au palmarès. Et à éviter coûte que coûte la double Palme, tentation désespérée lorsqu’un jury ne parvient pas à faire son choix entre deux films – ils sont neuf, ce qui devrait faciliter les choses.

À l’heure où j’écris ces lignes, la discussion a commencé. Cela peut aller très vite ou prendre des heures. Impossible de deviner à l’avance. Durant la dizaine de jours qui s’est écoulée, le jury s’est réuni à plusieurs reprises, au fur et à mesure des projections. Manière de faire connaissance, et pour chacun de tester le point de vue de l’autre. Qui aime quoi. Qui aime qui. Mais aujourd’hui c’est le grand jour, celui où il s’agit d’abattre les cartes. Quel film aura la Palme d’or ? On commence en général par les prix en bas de l’échelle (prix du scénario, prix de la mise en scène), pour remonter jusqu’à la Palme d’or, en passant par les prix d’interprétation. Mais cela peut être l’inverse. D’abord la palme, puis les accessits. Tout dépend du président du jury. Comme on le sait, Nanni Moretti a une forte personnalité, du caractère. Il disait, dans un entretien dans Libération paru la veille de l’ouverture, qu’il essaierait d’être un président du jury démocratique… Sauf qu’il sait mieux que quiconque qu’il n’y a pas de démocratie en art. Il faut trancher, quitte à diviser. Nanni Moretti est la grande inconnue, et il est à peu près sûr qu’il ne suivra pas la voie royale. On peut lui faire confiance pour concevoir (ou imposer ?) un palmarès qui se joue des pronostics. Chaque jour, tout au long du festival, les critiques français et étrangers ont attribué dans la presse étoiles et palmes d’or. C’est un indicateur… à ne pas suivre. Les critiques se trompent souvent, prenant leurs vessies pour des lanternes. À Cannes, c’est un jeu collectif : tout le monde est à la fois sélectionneur et juge. Chacun fait son palmarès en oubliant qu’un jury est un ensemble composite, et qu’un palmarès est souvent le fruit d’un compromis. L’autre truc récurrent, c’est d’entendre untel plus malin que les autres dire : je connais bien Jean Paul Gaultier, il m’a dit qu’il adorait… Tu parles ! Les jurys détestent qu’on leur force la main. C’est pour cela qu’ils vivent retranchés, dans un cocon hyper protégé. Même si l’on en croise parfois à certaines projections de films dans d’autres sections ou dans des fêtes cannoises.

Cette année, l’incertitude est totale. Quatre cinéastes dont les films sont en compétition ont déjà obtenu une Palme d’or : Michael Haneke (Le Ruban blanc, en 2009), Cristian Mungiu (4 mois, 3 semaines, 2 jours, en 2007), Abbas Kiarostami (Le Goût de la cerise, en 1997) et Ken Loach (The Wind That Shakes, en 2006). La possibilité d’une seconde Palme pour l’un de ces quatre n’est pas à écarter – je pense surtout à Haneke : Amour est un film magnifique, tenu de bout en bout. Mais la surprise peut venir d’ailleurs. Comment savoir !

Attendons ce soir. Quel que soit le palmarès, on aura vu de très bons films à Cannes, et d’autres moins bons. Ces films coexistent, souvent dans la même section. En compétition officielle par exemple. Faiblesse du cinéma américain cette année, dont j’exclue David Cronenberg parce qu’il est canadien, et parce que Cosmopolis m’a emballé. Voilà un auteur n’ayant jamais obtenu de Palme d’or et qui mériterait de l’avoir enfin ! Je ne dis rien de Mud, de Jeff Nichols, ne l’ayant pas vu. Il est dans la position parfaite de l’outsider. Cela pourrait être la surprise 2012… Quoi qu’il en soit le palmarès sera jugé selon des critères artistiques et politiques. Du fait de la personnalité de Nanni Moretti, qui catalyse diablement ces paramètres. Mais également parce que le Festival de Cannes est aussi une tribune politique mondiale. On peut le regretter, et considérer que seul le critère artistique devrait prédominer. Mais le cinéma mondial est pris aujourd’hui dans les mailles fines et complexes de la mondialisation médiatique et de la crise économique. Ce dont certains films témoignent admirablement : Holy Motors de Leos Carax, très applaudi lors de sa présentation, ou encore Cosmopolis de David Cronenberg. Dans la catégorie des outsiders, je rangerai également In Another Country de Hong Sangsoo (avec Isabelle Huppert, gaie et sautillante, si heureuse de tourner en Corée et dans une langue étrangère), d’une liberté et d’une inventivité totales : Hong Sangsoo est le Rohmer coréen. Mais ce n’est pas tout, les jeux sont ouverts. Il est bientôt midi et le jury délibère encore. Faites vos jeux.

P.S. : Devant ma télévision, j’ai assisté dimanche soir à la cérémonie de clôture, découvrant un palmarès surprenant par son incohérence. La Palme d’or à Michael Haneke pour Amour. Rien à dire, le film est beau, émouvant, magistral dans sa mise en scène. C’est déjà un grand classique du cinéma. Pour le reste, Nanni Moretti reviendra à Rome sans se faire critiquer par la presse italienne, puisque Matteo Garrone obtient le Grand Prix du jury avec Reality. Les autres récompenses vont à Ken Loach (Prix du jury pour La Part des anges), Carlos Reygadas (Prix de la mise en scène pour Post Tenebras Lux) et surtout Cristian Mungiu : Prix du scénario et Prix d’interprétation féminine pour les deux actrices de Au-delà des collines, Cosmina Stratan et Cristina Flutur. Quant au Prix d’interprétation masculine, il est attribué à l’acteur danois Mads Mikkelsen dans La Chasse de Thomas Vinterberg. Manque d’audace, palmarès « politiquement correct », absence du cinéma américain (le génial Cosmopolis), absence surtout du cinéma français. Qu’il s’agisse de Jacques Audiard (De rouille et d’os), Alain Resnais (Vous n’avez encore rien vu), ou Leos Carax (Holy Motors), aucun de ces trois cinéastes n’obtient la moindre récompense. La sélection française avait pourtant belle allure, chacun de ces trois films composant un élément fort d’une arche esthétique ambitieuse. Le mélodrame contemporain (Audiard), le film spectral mais ludique sur le lien ombilical entre théâtre et cinéma (Resnais), l’éloge poétique du cinéma primitif, du cirque, avec des figures de monstres à la Freaks de Tod Browning (Carax). Le jury est passé à côté et il est bien le seul. La seule consolation serait de considérer Amour de Michael Haneke comme un film français, ce qu’il est, interprété par Emmanuelle Riva, Jean-Louis Trintignant et Isabelle Huppert, et produit par Margaret Menegoz (Les Films du Losange). Oui, une consolation.

Quant à l’interdiction de tweeter durant les délibérations, j’avais tout faux hier. Gilles Jacob, président du Festival, a passé une bonne partie de sa journée à envoyer photos et messages subliminaux à la terre entière, levant ainsi un tabou jusque-là rigoureusement observé. Désormais la brèche est ouverte. Et une fonction symbolique largement entamée.

 

11 Réponses à “Cannes 2012, faites vos jeux !”

  1. Hervé a écrit :

    Pourriez-vous nous dire ce qui vous a tant plus dans Cosmopolis ? J’ai beau être un fan absolu de Cronenberg, je n’ai pas réussi à trouver un mérite à ce film et à l’ensemble des phrases, sentencieuses mais au fond assez banales, que les personnages prononcent sur l’argent, le temps, la mort, la guerre, le sexe et le cyber-capital. Est-ce qu’on peut se permettre la même emphase dans un roman et dans un film, alors que le cinéma est un art beaucoup plus « réaliste » ?

  2. serge toubiana a écrit :

    Vous n’avez pas été sensible au film, à sa puissance narrative ? Le personnage, dans sa nef, sorte d’habitacle du langage, qui traverse New York, depuis Wall Street jusqu’aux quartiers pauvres du nord de la ville, effectué un trajet symbolique, qui le métamorphose et le confronte à la mort, à sa propre mort. Le film est brillant par sa mise en scène, surprenant, amusant, grave, distancé. Tantôt réaliste, tantôt allégorique. Les acteurs sont prodigieux, la scène avec Amalric est incroyable dans sa chorégraphie, le long dialogue de la fin est bouleversant, métaphysique. C’est pour moi un très grand film. Comment peut-on aimer les films de David Cronenberg, et faire la moue devant ce chef-d’œuvre ?

  3. Vince Vint@ge a écrit :

    Serge, je rejoins Hervé, je n’ai pas accroché à « Cosmopolis ». Pourtant, croyez-moi, je suis un admirateur de Cronenberg, de « Vidéodrome » aux « Promesses de l’ombre  » en passant par « Crash », « Faux Semblants » et autres « eXistenZ ». Mais là, j’ai trouvé les sentences poussives, un brin doctes, et le stratagème filmique (l’intérieur de la voiture comme le cerveau malade de Pattinson) redondant, valable pour un court métrage mais qui ne tient pas la durée d’un long métrage. Etonnamment, je m’y suis grave ennuyé, certes il y a quelques poussées cronenbergiennes excentriques assez réjouissantes (le « ma prostate est asymétrique »; le coup de flingue tiré dans la main du trader ; l’entarteur artiste) mais ça patine sec, on n’y croit pas à son New York, et le film n’avance pas, fait du surplace, aligne les personnages hétéroclites sans aucune montée en puissance et montée d’adrénaline.
    J’ai même trouvé la fin paresseuse : Paul Giamatti en surchauffe fait retomber le film dans le cinéma de genre usuel, genre « la société engendre ses propres monstres », on a ça chez le classique Spielberg par exemple, cf. Tim Robbins dans la séquence de la cave de « La Guerre des Mondes ». Bref, j’aurais voulu être surpris, crier au chef-d’oeuvre, saluer la radicalité d’un film, mais Cronenberg retrouve, selon moi, ni l’éclat graphique ni l’audace minimaliste de son suprême « Crash ».
    D’ailleurs – mais je vous l’accorde, après coup c’est facile et ça n’est pas des plus révélateurs – ce film « Cosmopolis » repart complètement bredouille de la Croisette. Eh oui !

  4. Hervé a écrit :

    Ce qui m’a le plus gêné dans ce film est sa littéralité. Tout nous est dit, asséné, re-dit, re-re-dit, et il n’y a aucun mystère dans ce film, contrairement à Crash par exemple.

    Les personnages sont réduits à des abstractions sans âme, sans doute parce qu’ils ne font RIEN d’autre que dire des dialogues eux-mêmes abstraits, qui apparaissent, extraits de l’écrin romanesque, comme un ensemble de lieux communs sur les golden boys, le capitalisme et la modernité. « Tu sens le sexe », « le meurtre est la prolongation logique du business », « tu as trop de savoir et trop d’ego », etc.

    Que le roman soit de grande valeur, je veux bien le croire, mais le cinéma n’a pas les mêmes contraintes que la littérature. Dans un roman les personnages existent aussi bien par le « récit de pensée » que par leurs dialogues ; le cinéma n’a pas ce moyen à sa disposition.

    La description que vous faites était ce qu’on était en droit d’attendre sur le papier (l’odyssée métaphysique). On se retrouve, en fin de compte avec des personnages-concepts, auxquels on ne parvient pas à s’identifier/s’intéresser dans ce drame sans enjeu (d’où la phrase de Moretti à la conférence de presse sur style vs. personnages), et qui ne modifient en rien l’image qu’on peut avoir du golden boy de Wall Street (il est très intelligent mais coupé de la réalité, il a une libido délirante, etc).

    Ce n’est pas un plaidoyer pour le naturalisme que je fais là. Un film comme Marienbad est aux antipodes de Cosmopolis sans pour autant se soucier de vraisemblance. Mais c’est un film mystérieux, surréaliste, vraiment métaphysique, qui n’entend pas nous asséner une leçon sur le contemporain (leçon qu’en plus on connaissait déjà).

    Au risque de vous choquer, j’aimerais dire ici que le capitalisme contemporain est bien mieux saisi dans The Social Network que dans Cosmopolis, bien mieux dénoncé dans Le Policier (de Nadav Lapid) que dans Cosmopolis. Et encore une fois, c’est un fan de Cronenberg qui parle.

  5. Humbert a écrit :

    Lu aujourd’hui sur Mediapart :

    « Prix du jury à Ken Loach pour La Part des anges, comédie sur le whisky : comment Loach s’est

    élevé si haut dans la hiérarchie du cinéma mondial, c’est un mystère qui remet en mémoire la phrase aussi injuste que fameuse de Truffaut selon laquelle on ne peut décemment prononcer les mots « cinéma » et « britannique » dans la même phrase. » Emmanuel Burdeau

  6. serge toubiana a écrit :

    Je ne suis pas certain que vous soyez un fan de Cronenberg. Sinon vous auriez vu la continuité de sa trajectoire artistique, qui lie Cosmopolis à Crash, un de ses films forts. Il faut oublier le roman de Don DeLillo, même si le film en est la fidèle adaptation. Ce qui est émouvant dans Cosmopolis, c’est la manière avec laquelle Cronenberg convoque le monde à l’intérieur d’une capsule, d’un cerveau. Il le fait avec douceur (Crash était un film d’une infinie douceur, d’une incroyable sensualité). La limo dans laquelle vit le personnage principal, Eric Packer, admirablement interprété par Robert Pattinson, c’est la nef de La Mouche, c’est un corps de langage greffé sur le corps humain. La limo devient le cerveau du monde, connecté par toutes ces machines, ces écrans allumés qui relient Packer avec la planète. Le personnage et l’habitacle ne font qu’un, et c’est à travers cet étrange corps-machine que le monde extérieur, le monde contemporain, avec ses valeurs, l’argent, le sexe, l’art moderne (Rothko), la mort, l’amour, est perçu, articulé, remembré, démembré, désarticulé. Je persiste à penser que Cosmopolis est un grand film de notre époque.

  7. Vince Vint@ge a écrit :

    « Je persiste à penser que Cosmopolis est un grand film de notre époque. (ST)

    En tout cas, ce n’est ni l’avis de Nanni Moretti ni le nôtre !
    Peanuts pour ‘Cosmopolis’ à Cannes, hé hé !!

    A mes yeux, ‘Crash’ est bien plus puissant et provocateur que ‘Cosmopolis’, bien trop sage et inoffensif à l’égard du système capitaliste. D’ailleurs, il a été catégorisé « film tous publics » par le CNC alors que ‘Crash’ avait connu, comme vous le savez Serge, bien des déboires, et des limitations, avec la censure.
    Dernière chose, pour moi, Robert Pattinson fait le boulot, sans plus. Certes, et encore heureux, il déploie un jeu plus étoffé que dans la mignardise vampirique qu’est ‘Twilight’. Mais, bon, grand acteur, je demande à voir. Certes, il est plus doué par exemple que Taylor Kitsch (‘Battleship’…), ce qui n’est pas un exploit vous me l’accorderez!, mais il n’a aucunement le charisme du jeune acteur américain Ryan Gosling (‘Blue Valentine’, ‘Drive’, ‘Les Marches du pouvoir’), bien plus troublant.
    Cdlt,
    V

  8. serge toubiana a écrit :

    Si vous en êtes à penser qu’un film n’est pas bon parce qu’il ne figure pas au palmarès du Festival de Cannes, vous prenez le risque de passer à côté de bien des chefs d’oeuvre. Le fait que Moretti était cette année président du jury ne change rien à cela. Quant à la classification du CNC, l’argument n’a aucun poids. Désolé.

  9. Hervé a écrit :

    J’ai envie de vous répondre « je dois être bouché à l’émeri, mais je ne vois pas en quoi ce film est digne d’intérêt ». Seulement je me rappelle que c’est exactement ainsi qu’on traita Hitchcock en son temps donc je ne réponds rien. L’Histoire tranchera, et je souhaite de tout coeur qu’elle tranche en votre sens.

    Une petite nuance : défendre Hitchcock, c’était défendre les goûts du public contre la critique de bon goût. S’agissant de Cosmopolis, il me semble que le public est de mon côté …

    Nuance de la nuance : Lola Montès, chef-d’oeuvre qui fut un four total …

    Bien à vous.

  10. Delphine Pineau a écrit :

    Je saisis la perche du « bouché à l’émeri », étonnée que personne ne mentionne le travail vraiment extraordinaire du son dans « Cosmopolis » (entre autres qualités).

  11. Jules Ribeiro a écrit :

    Merci, M. Toubiana. D’une certaine façon, COSMOPOLIS est au-delà de ce monde: une expérience narrative et sensuelle qui nous fait comprendre (ou pas…) que les rapports humains sont toujours hantés par la peur de l’autre. Et l’autre, le Grand Autre :), est ici l’argent. C’est le film plus présent de notre présent. On pourrait dire: réaliste!