Carton jaune à Eric Marty

Ce matin, dans la rue principale de Maussane-les-Alpilles, je rencontre Raphaël Sorin et sa femme Muriel. Ensemble nous allons acheter nos journaux, puis boire un café sur la grande place. Très vite nous évoquons l’article paru il y a quelques jours signé Eric Marty, accusant Chris Marker d’avoir été pétainiste dans sa jeunesse (Un moment pétainiste dans la vie de Chris Marker, Le Monde, 15 août 2012). L’article de Marty est plus rusé que ça, assez fourbe dans son attaque. Bien sûr, Chris Marker était un grand cinéaste, un écrivain, un photographe et un essayiste de talent, mais il a tout de même été pétainiste en 1940, écrivant sous un pseudonyme (Marc Dornier) dans une revue ouvertement vichyste. Soit. Ce texte en dit trop ou pas assez. S’il avait été plus au fond des choses, ce qu’on attendrait d’un philosophe universitaire, Eric Marty aurait dû écrire que Marker, lorsqu’il était jeune, avait été maurassien, comme tant d’autres jeunes intellectuels à cette époque. Cela ne sauve pas un homme d’avoir été maurassien. Mais cela permet de mieux comprendre ce que pouvait être une forme d’engagement intellectuel à cette époque.

Je me souviens avoir lu il y a trois ans le magnifique livre de Daniel Cordier, Alias Caracalla (Gallimard), dans lequel le résistant et secrétaire de Jean Moulin disait que lui aussi dans sa jeunesse avait été maurassien. Profondément maurassien et même antisémite. Cela ne l’empêcha pas de clarifier ses choix moraux et idéologiques par la suite, dès son arrivée à Londres parmi les engagés de la France Libre, aux côtés du général De Gaulle. On pouvait, on a donc pu être maurassien et devenir résistant. C’est semble-il le chemin qu’a parcouru Chris Marker.

Ce que Marty aurait aussi pu écrire, c’est que Chris Marker avait été, dès cette époque, le meilleur ami, l’ami intime de Simone Kaminker, alias Simone Signoret, née la même année que lui, en 1921. Cette amitié allait durer jusqu’à la mort de l’actrice en 1985. Chacun sait que Simone Kaminker était juive. Raphaël Sorin en sait bien davantage que moi sur la période, et sur le trouble de certains intellectuels durant l’Occupation – il évoquait ce matin le parcours de Claude Roy, lui aussi passé du maurrassisme à l’engagement à gauche, dans la résistance et le compagnonnage de route avec les communistes. Cela n’excuse pas tout, mais cela relativise tout de même l’approche d’Eric Marty, à mon avis à courte vue, et surtout mal intentionnée. L’itinéraire de Chris Marker est complexe, lui-même a mis un point d’honneur, durant toute sa vie, à effacer ses propres traces. Mais son œuvre parle pour lui. Et ce qu’elle dit est à l’opposé de ce qu’écrit, à la hâte, Eric Marty.

 

P.S. : je recommande vivement la lecture du texte que Hervé Serry consacre à la relation entre Chris Marker et le Seuil, qui couvre une décennie juste après la guerre. On y apprend beaucoup sur une partie importante de l’itinéraire intellectuel de Chris Marker.

http://www.seuil.com/page-hommage-chris-marker.htm#_ftn2

11 Réponses à “Carton jaune à Eric Marty”

  1. Yvan a écrit :

    « L’article de Marty est plus rusé que ça, assez fourbe dans son attaque. »

    Vous l’êtes vous-même quand vous écrivez : « Cela ne sauve pas un homme d’avoir été maurassien. » Personne n’écrit que ça l’a perdu. Quant à l’explication d’un engagement personnel à l’aune de celui des autres… Chacun est responsable de ses actes, non ? Certains intellectuels, et d’autres, n’ont pas erré.

    Mais vous évoquez « le parcours de Claude Roy, lui aussi passé du maurrassisme à l’engagement à gauche, dans la résistance et le compagnonnage de route avec les communistes. » Le fait d’avoir soutenu ces derniers donne quitus du maurrassisme ?!

    Dès que quelqu’un abîme la légende, sous prétexte de grandeur artistique ou de pensée, toujours un autre viendra tenter de recoller les morceaux. Vous reconnaissez au moins que l’info’ de Marty est exacte. En quoi serait-elle gênante ? Que diriez-vous alors de la nécrologie de Michel Polac en écrivain raté écrite par Pierre Assouline ? « Mais son œuvre parle pour lui. » Et sa vie aussi, comme tout le monde.

    Bonne rentrée.

  2. Éric Marty a écrit :

    Cher Serge, je ne comprends vraiment pas ton texte. Nous disons absolument la même chose. À aucun moment je n’accuse Marker. Je t’appelle pour éclaircir ta réaction pour moi totalement énigmatique, amitiés, Éric Marty

  3. Bruno Chaouat a écrit :

    Chris Marker ne pouvait pas être un méchant Collabo–puisqu’il avait une amie juive… Curieux syllogisme, mais si commun.
    Si Marker n’était devenu l’icône d’une certaine avant-garde au-dessus de tout soupçon, d’une certaine radicalité esthétique chic, Serge Toubiana aurait-il pris la peine de décerner un « carton jaune » à Eric Marty ? Cinéaste ringard, on peut parier que Marker n’aurait pas été lavé de son passé… De même, Godard ou Genet peuvent être antisémites sans qu’il leur en coûte : ils ont payé leur tribut à la radicalité esthétique et politique.

  4. serge toubiana a écrit :

    Chris Marker ne pouvait être collabo car il ne l’a pas été. Attention à l’usage léger, superficiel que vous faites des mots. Quant à l’avant-garde chic, c’est toujours peu ou prou l’argument des anti-modernes. Vous en faites sans doute partie. S.T.

  5. nadja ringart a écrit :

    Merci Serge, pour cette nécessaire clarification.

  6. Catherine Belkhodja a écrit :

    J’imagine tout d’abord bien mal comment Chris Marker aurait pu être collaborateur. Tout son être a toujours été tourné vers la défense des plus faibles.

    En ce qui concerne ses amis juifs, il en avait des quantités et son amitié durable avec Simone Signoret paraît bien anecdotique , dans une vie si riche en amis. Non on ne peut pas dire que Chris n’était pas antisémite parce que sa meilleure amie était Simone, mais tout simplement parce que Chris n’a jamais pris cette grille de lecture pour trier ses amis.

    Chris m’a souvent parlé de ses activités dans la Résistance et de son engagement dans l’Armée américaine.
    Si réellement il s’est trompé en 1940 ( il avait 19 ans à l’époque), je ne comprends pas pourquoi cet universitaire attend sa mort pour lever le secret sur cette affaire. Il y a quelques mois, Chris aurait pu lui répondre et ce passage aurait été très facilement éclairci.

    Comment un chercheur digne de ce nom aurait il attendu qu’on ne puisse pas lui répondre pour publier un tel article ?

    Pour un chercheur, c’est tout de même une façon très particulière de procéder. Guetter la mort de Chris pour balancer une telle information, ressemble davantage à un comportement de charognard, avide de faire un  » coup journalistique ». Dont acte.

    Je souhaite à ce monsieur beaucoup de succès dans son entreprise de démolition. N’est pas Chris Marker qui veut. Si ce professeur cherche davantage de médiatisation pour faire parler de lui, il y a encore quelques génies à guetter, qui auront très certainement aussi une part d’ombre à éclaircir. Merci pour l’élégance de ce geste d’adieu. Il y a eu pire.

    Je souhaite beaucoup de courage à ses étudiants qui visiblement, seront plus encouragés à faire du people-démolition que de vrais travaux de recherche.

    A chacun selon ses moyens.

  7. Eric Marty a écrit :

    Que de confusions… Mme Belkhodja n’a visiblement pas lu mon intervention. les mots « antisémite » ou « collabo » n’y figurent pas. Et je n’y accuse à aucun moment Chris Marker de quoi que ce soit. J’y propose son éloge qui est d’autant plus un éloge que je le soustrais à la mythologie dévote qui veut que les créateurs ou intellectuels soient tout d’une pièce, et qu’ils correspondent aux poncifs et aux stéréotypes bien pensants. On n’en aime que plus l’oeuvre de Chris Marker en y intégrant le labyrinthe de la vérité, d’une vérité qui est tout le contraire d’une dénonciation. Ce labyrinthe est celui de l’histoire, de notre histoire, on peut lui préférer la tradition bien française du tabou. A vous de choisir.

  8. Bruno Chaouat a écrit :

    « Les antimodernes, c’est les modernes, plus la liberté » (Antoine Compagnon)

  9. Catherine Belkhodja a écrit :

    Cher Monsieur

    Nous avons tous notre part d’ombre. Vous autant que lui ou moi.

    Je trouve simplement déloyal d’avoir attendu que Chris ne soit plus là pour vous répondre…

    et si votre découverte est très récente ,

    de ne pas avoir attendu qu’ au moins ses cendres refroidissent avant de jeter la suspicion.

    Néanmoins je vous pardonne bien volontiers

    car je peux tout à fait imaginer

    que si cette découverte a eu lieu
    – par le plus grand des hasards –

    précisément entre le 1 et le 14 août ,

    vous n’ayez pas pu attendre d’annoncer cette précieuse découverte au Monde.

    Si tel n’est pas le cas,

    et que je m’ offusque

    – de façon bien inconsidérée sans doute –

    de cette inélégance de comportement ,

    j’accepte humblement votre jugement

    ALEA jacta est

    je suis donc une dévote et je l’assume amplement.

    Par contre, pour la tradition  » bien française  » il faudra repasser:
    Je ne suis que très peu française.

    Je réciterai donc quelques pater noster en pensant au salut de votre âme

    Les derniers seront les premiers.

  10. Pierre ZWILLER a écrit :

    POINT DE VUE SUR LE PETAINISME DE CHRIS MARKER

    Monsieur Éric MARTY accuse Chris MARKER de pétainisme en se référant aux notes de François SENTEIN qui, durant l’Occupation, déclare « avoir été courtisé par un certain nombre d’intellectuels maréchalistes »… dont, peut-être en 1941 Marc DORNIER, alias Christian BOUCHE-VILLENEUVE qui deviendra Chris MARKER.
    Mais qui est donc François SENTEIN ?
    Avant la guerre, il passe de MAURAS à la Cagoule, puis durant le régime de Vichy, il est entouré de l’Action française. A la Libération, après quelques ennuis, il écrira notamment dans « Minutes » et « Rivarol « .
    L’article très documenté de Laurent DANDRIEU paru dans « Spectacle du Monde » de décembre 2000, nous apprend qu’il lui arriva d’écrire des articles dans « Vaillant », qui deviendra « Pif Gadget », magazine pour la jeunesse édité par le Parti communiste !

    Chris se trouvait bien en 1941 inscrit à l’Université de Clermont-Ferrand, lisant POESIE 41, « minuscule cahier » édité par Pierre SEGHERS. Il lisait un poème de Claude ROY… Il avait donc 20 ans, c’est très jeune pour être éditeur d’une revue intitulée « Les Cahiers de la table ronde », qui regroupait des personnalités comme Jean BOROTRA, Alfred CORTOT, Daniel ROPS et un certain Georges BOUCHE-VILLENEUVE et non Christian (mystère).

    Ces noms vont d’ailleurs disparaître à la parution du deuxième et dernier numéro. Signalons que les cahiers sont publiés par les Éditions SORLOT connues pour avoir publié avant la guerre « Mein Kampf » d’Adolf HITLER !

    Je rejoindrais Eric MARTY quand il reconnaît « le parcours mystérieux de ce créateur indéfinissable n’en est que plus profond et fascinant »… Ayant approché Chris MARKER lorsque j’étais à Paris, responsable permanent à la Fédération Française des Ciné-Clubs (1949 à 1959), je croirais volontiers qu’il s’agit en l’occurrence d’un excellent et intelligent canular :
    1. Bernant d’honorables citoyens en jouant du téléphone, rapidement, pour obtenir leur accord, les bluffant sur la réalité des premiers participants (technique connue).
    2. A la barbe des censeurs allemands et vichyssois, sous couvert de Révolution nationale, il lance un appel déguisé dans ce manifeste à réagir pour défendre la Constitution qui ne peut être que celle de la 3ème république, l’État français n’en possédant pas.
    3. Pourquoi a-t-il pris le nom de DORNIER, celui de l’avionneur allemand ? Un hasard ?

    Enfin, pourquoi Éric MARTY tente-t-il de se justifier d’une manière un peu « jésuite », en évoquant Michelangelo ANTONIONI ? Celui-ci en 1940 était critique au magazine « CINEMA », dont le rédacteur en chef était le fils de MUSSOLINI. A propos du film « LE JUIF SUSS », il écrira : « Nous pouvons prétendre sans hésitation que ceci est de la propagande »… et vantait les qualités cinématographiques du film. De nombreuses années plus tard, il dira : « J’ai écrit cela en effet. C’était un compromis. Je ne suis en aucune manière un homme parfait. »

    En conclusion, Eric MARTY est allé un peu loin en utilisant le syllogisme : ANTONIONI vantait le Juif Suss ; il était donc antisémite. Le gouvernement de Vichy était antisémite. Donc Chris MARKER qui vantait la Révolution nationale était forcément antisémite !

  11. Vince Vint@ge a écrit :

    Chat suffit, non ? Ça fait tout de meme discussion de timbrophiles la. N’eut-il pas ete preferable ici de venir nous parler davantage, amis cinephiles, de La Jetée et autres Level 5 ? Curieux post en tout cas, qui ramène a l’homme alors que la démarche de l’artiste est inverse : effacer l’homme, la signature (Chris Marker donc, mais ça pourrait concerner un certain JLG…), pour faire parler les films et ne (re)garder que les bandes filmiques…