Manoel de Oliveira ou l’enfance de l’art

Il y avait quelque chose d’étrange et de très émouvant, jeudi soir à la Cinémathèque, sur la scène de la salle Henri Langlois, avant la projection en avant-première de Gebo et l’ombre, le dernier film de Manoel de Oliveira. À voir réunis les six acteurs du film et ses producteurs, Martine de Clermont-Tonnerre pour la France, et Luis Urbano pour le Portugal, en présence de Aurélie Filippetti la ministre de la Culture et de la Communication, accueillie pour la première fois dans nos murs depuis sa nomination rue de Valois. Chacune, chacun a parlé de Manoel de Oliveira, qui était absent – « C’est un ange » a dit Jeanne Moreau, et c’était comme s’il avait été là, parmi nous, écoutant ce que nous avions à dire de lui et de son œuvre. S’il n’était pas là, pour des raisons de santé, son fantôme semblait planer dans la salle bondée, attentive et impatiente de découvrir le film.

Aurélie Filippetti d’abord, puis Jeanne Moreau, Michael Lonsdale, Luis Miguel Cintra, ont rendu hommage au grand cinéaste portugais, évoquant son œuvre et la place que cet artiste occupe au sein du cinéma européen et mondial. Enfin, Leonor  Silveira, son actrice fétiche, a lu un message de Manoel de Oliveira, optimiste et chaleureux.

Gebo et l’ombre sera peut-être le dernier film de Manoel de Oliveira, âgé de 104 ans. Ce n’est pas sûr, et on ne le souhaite pas. Dès qu’il sera rétabli, le plus que centenaire aura à cœur d’entreprendre un nouveau film, court ou long. Car son énergie créatrice demeure intacte. Mais ce film est aussi, d’une certaine manière, son premier, un film qui retourne aux origines du cinéma. Gebo et l’ombre ou l’enfance de l’art, selon Oliveira. Au début du film, un plan sombre, éclairé par la lueur d’une lanterne : Gebo et l’ombre plonge le spectateur dans la pénombre, comme au temps des lanternes magiques, ce moment où l’image fixe vacille, tremble encore, hésite à marcher, à courir et prendre son envol. Le cinéma n’est pas encore né, il est dans les limbes du théâtre optique, il joue avec les trompe-l’œil et les illusions, avant l’invention des frères Lumière, et avant les premiers trucages de Georges Méliès.

Oliveira situe son film dans cet espace des origines, ce temps des premiers temps de l’image animée. Décor unique : la maison de Gebo (Michael Lonsdale) et de son épouse Doroteia (Claudia Cardinale), qui vivent pauvrement avec leur belle-fille Sofia (Leonor Silveira), espérant le retour de João, leur fils (Ricardo Trêpa). Ce qu’il y a de miraculeux dans ce film, c’est la manière avec laquelle Oliveira efface ou abolit l’héritage de plus d’un siècle de cinéma. Né en 1908, réalisant son premier film en 1929, au temps du muet – Douro, faina fluvial -, Oliveira boucle pour ainsi dire la boucle et renoue avec la veine fantasmagorique des premiers temps. Ce film-là, comme d’ailleurs la plupart de ceux qu’il a entrepris tout au long de sa carrière (c’était évident dans L’Étrange affaire Angelica, qu’il était venu présenter à la Cinémathèque il y a deux ans), est travaillé par une esthétique épurée, simplifiée, condensée : de la lanterne magique aux premiers effets spéciaux, du théâtre filmé à l’image animée, du muet au parlant, de la frontalité des plans à la profondeur de champ, de la relation entre le champ et le hors-champ, Oliveira pianote et joue avec la forme cinématographique dans tous ses états, en en redécouvrant une à une chacune des péripéties. C’est ce déploiement vertigineux qui fait la magie de Gebo et l’ombre.

Mais il y a autre chose. Oliveira voulait faire un film sur la pauvreté. La pauvreté aujourd’hui. « Je me suis souvenu alors de la pièce de Raul Brandão, qui parle de la pauvreté et de l’honnêteté », dit-il dans le dossier de presse du film. Plus loin : « Le film porte  surtout sur la question de la pauvreté et sur l’honneur. Il n’a pas de sens politique immédiat, mais on peut, bien sûr, en trouver un. Le texte que je transpose date du début du XXe siècle, mais le film est fait au début du XXIe siècle, il a donc un lien avec l’actualité. » Passer du début du XXe au début du XXIe siècle ne pose aucun problème à Manoel de Oliveira. Chacun de ses films est un voyage dans le temps qui lui permet d’explorer les formes narratives et esthétiques du cinéma. Gebo et l’ombre est aussi un magnifique mélodrame, qui parle de la pauvreté et de l’honneur, de la famille et du labeur, et du sacrifice d’un père pour son voleur de fils. Les acteurs sont admirables, la beauté est dans chaque plan (l’image est de Renato Berta). D’où l’émotion.

La soirée du 6 octobre lançait également la rétrospective intégrale de l’œuvre de Manoel de Oliveira, rendue possible grâce au concours de la Cinémathèque portugaise, de l’Institut Camoes et de Lusomondo.

Hier, Maria de Medeiros est venue présenter La Divine comédie (1991). Aujourd’hui samedi, Sabine Lancelin présentera Je rentre à la maison (2001, avec un Michel Piccoli absolument génial) ; elle reviendra samedi 22 septembre parler de Singularités d’une jeune fille blonde (2009). Dimanche 9 septembre, ce sera au tour de Bulle Ogier de présenter Belle toujours (2006). Valérie Loiseleux, la monteuse du cinéaste, viendra vendredi 14 septembre à 19 heures présenter Le Jour du désespoir. Paolo Branco, qui a produit et grandement contribué à faire connaître en France l’œuvre de Manoel de Oliveira, sera à la Cinémathèque samedi 15 septembre à 15h pour présenter Le Soulier de satin (1984). Enfin, lundi 10 septembre à 19h, Mathias Lavin donnera une conférence sur le thème : « Le cinéma de Manoel de Oliveira, ou le principe de l’incertitude ».

Gebo et l’ombre sortira le 26 septembre 2012 (distribué par Epicentre Film).

La rétrospective à la Cinémathèque française dure jusqu’au  21 octobre 2012.

3 Réponses à “Manoel de Oliveira ou l’enfance de l’art”

  1. Vince Vint@ge a écrit :

    Serge, bonsoir, pouvez-nous ces prochains jours nous tenir au courant sur la santé de Manoel de Oliveira ? Merci. C’est tellement enthousiasmant de savoir qu’un jeune homme de 104 ans fait encore des films, et quels films!, qu’on a envie de le croire immortel. Puisse-t-on, aux cieux, lui accorder l’éternité et un jour… pour notre plus grand plaisir de cinéphiles. Et, allons savoir, Dieu est peut-etre le plus grand cinéphile devant l’éternel !

  2. serge toubiana a écrit :

    Désolé, je n’ai pas sa ligne directe et n’ai pas envie de l’importuner.
    Quant à Dieu et l’éternité, franchement ce n’est pas mon truc…

  3. matti a écrit :

    J’ ai revu avec grand plaisir INQUIETUDE et SINGULARITES … et découvert le film de 1983 sur Nice .
    Les interventions de François Ede et de la chef- opératrice de SINGULARITES étaient très éclairantes .
    Il est devenu rare de voir des films aussi beaux .
    Merci donc à la Cinémathèque , sans oublier les échanges intéressants avec les responsables des expositions à la Bibliothèque le dimanche 16 septembre .