Parce que c’était Henri Langlois.

La presse (Libération vendredi, Le Monde 2 ce week-end) revient sur « l’affaire Langlois », qui débuta le 9 février 1968, il y a tout juste quarante ans. Début de la commémoration de Mai 68. On s’apprête à commémorer Mai 68, comme on commémore depuis des lustres la Commune, l’Armistice de 1918 ou la Libération de Paris. Bizarre. Que peut-on dire de neuf, d’une décennie à l’autre ? Que pouvons-nous dire de nouveau, quarante ans après, qui n’est été déjà dit et raconté de long en large, il y a dix, vingt ans ? Et que dira-t-on en 2018 ? Les faits, eux, n’ont pas changé, car ils appartiennent à l’Histoire. De nombreux témoins sont encore là, mais d’année en année moins nombreux… Ce qui a changé, c’est nous. Nous ne sommes plus les mêmes qu’il y a dix, vingt ou trente ans. Logiquement, ceux qui n’ont pas vécu l’affaire Langlois ou Mai 68 sont chaque année de plus en plus nombreux. Au fond, ce genre de cérémonie ou de commémoration ne sert peut-être qu’à intégrer les nouveaux venus, c’est-à-dire les nouvelles générations dans la légende de l’Histoire. Le temps nous aide à remettre les choses en perspective. En tous les cas, nous devons tenter de le faire.

Je n’ai pas vécu l’affaire Langlois. Vivant alors en province, j’avais toutefois l’âge de comprendre. Tout ce que j’en sais m’a été transmis par des amis ayant vécu ce moment de l’intérieur : Jean Narboni, Bernard Eisenschitz, l’équipe des Cahiers du cinéma. On sait que cette revue joua un rôle décisif, transformée en une sorte de quartier général de la bataille pour la réintégration d’Henri Langlois dans ses fonctions. C’est là que siégeait le Comité de défense de la Cinémathèque présidé par Alain Resnais. Et puis, j’ai lu les livres et vu des images d’archives des manifestations, place du Trocadéro ou rue de Courcelles, siège de la Cinémathèque. Il est intéressant par exemple de lire les articles de Combat, ceux d’Henry Chapier, très offensifs contre André Malraux. Eisenschitz a filmé les manifestations de rue : excellent réflexe . On y voit, place du Trocadéro, Nicholas Ray bras dessus bras dessous avec Marcel Carné au milieu de la foule, Jean Eustache, Truffaut et Léaud (qui manifestaient le soir et tournaient dans la journée Baisers volés, film qui sera dédié à Langlois), Robert Benayoun de Positif, André S. Labarthe et Michel Delahaye des Cahiers, ou encore Bertrand Tavernier, Barbet Schroeder, Gérard Lebovici… D’autres images filmées rue de Courcelles : Jean Marais avec son porte-voix parlant à la foule, on reconnaît Belmondo, Piccoli, Mireille Darc, Marie-José Nat, et beaucoup d’acteurs célèbres venus apporter leur soutien à Langlois. Tout le cinéma, français et du monde entier, soutient avec détermination Langlois. Images encore, cette fois dans les bureaux des Cahiers, où l’on voit Truffaut, Chabrol, Godard, Rivette, Rouch, Pierre Kast, Alexandre Astruc, Alain Resnais, Jacques Doniol-Valcroze, Henri Alekan, Jean Douchet, Claude de Givray, Pierre Zucca, William Klein, conseillés par Me Georges Kiejman. Militantisme culturel, ratissant très large, au service d’une cause : celle de Langlois et de la Cinémathèque.

Ce qui faisait événement, c’est que le cinéma déborde de son cadre et sorte dans la rue. Qu’il soulève les passions, et interpelle directement le pouvoir politique. Véritable bras de fer entre Langlois et Malraux, avec une dimension hautement symbolique. Il y eut comme un effet de boomerang, le pouvoir politique recevant en pleine poire (il se trouve, par je ne sais quel effet comique, que cette poire était celle de Malraux) la faute impardonnable qu’il avait commise. Double faute. La première, de vouloir éliminer Langlois de son poste de directeur de la Cinémathèque, pour le remplacer par un fonctionnaire. La deuxième, d’avoir sous-estimé l’impact que cela aurait dans l’opinion. On ne va pas récrire l’Histoire…

Ce qui me paraît important à dire aujourd’hui, avec le recul justement, c’est que la victoire de Langlois contre Malraux, ce Malraux qui fut pendant dix ans son complice, en l’aidant à acquérir des pièces ou collections essentielles qui constituent une grande partie des trésors de la Cinémathèque française, fut aussi une victoire de la dernière chance. Dans l’euphorie liée à la réintégration de Langlois dans ses fonctions, le 22 avril 1968 (deux semaines à peine avant le début des événements du Quartier latin), on n’a peut-être pas assez vu ou perçu que Langlois serait dorénavant fragilisé, contraint, quasi empêché de poursuivre l’exercice de sa mission. Insidieuse, la vengeance du pouvoir allait être réelle. Et d’abord financière. Après la victoire, le reflux. Les années qui suivirent, jusqu’à la mort de Langlois en janvier 1977, furent des années difficiles pour la Cinémathèque. Je ne veux pas en dire plus, me tenant à un devoir de réserve. Mais je suis persuadé que la tactique fut d’enfermer Langlois dans un périmètre plus restreint. Dès lors, celui-ci se consacra à son musée du Cinéma, tâche qu’il accomplit avec la même passion, le même talent visionnaire. Mais quelque chose s’était brisé en 68. Une autre époque allait s’ouvrir, plutôt chaotique. C’en était fini de celle héroïque des pionniers, aventuriers de génie qui, tel Langlois aidé d’amis sûrs (Georges Franju, Jean Mitry, Paul Auguste Harlé, Lotte Eisner, Marie Epstein, Mary Meerson et d’autres) avaient donné naissance en 1936 à la Cinémathèque. Ce que dit aussi l’affaire Langlois, c’est que l’État dès lors serait un élément incontournable de la vie culturelle, intervenant de manière directe (la preuve en est, par la création en 1969 du Service des Archives du film) sur les questions que Langlois, souvent seul, avait mises en avant : la sauvegarde et la conservation des films, des programmations audacieuses et des expositions originales. Une autre page de l’histoire de la Cinémathèque s’ouvrait…

[1] Je recommande tout particulièrement celui de Laurent Mannoni, Histoire de la Cinémathèque française, paru en 2006 chez Gallimard, car il fourmille de documents précis.

[2] Bernard Eisenschitz a filmé les manifestations du Trocadéro et de la rue de Courcelles, puis, avec l’aide du directeur de la photographie Nestor Almendros, la réintégration de Langlois, à Chaillot, le 22 avril. Malheureusement muettes, le son ayant été perdu, elles sont très émouvantes. B. Eisenschitz les commente lui-même sur un document édité en bonus du film de François Truffaut, Baisers volés (mk2).

6 Réponses à “Parce que c’était Henri Langlois.”

  1. Cédric a écrit :

    A noter également que le documentaire de Jacques Richard « Le Fantôme d’Henri Langlois » relate cette Affaire Langlois d’une manière passionnante. Le fait de voir Léaud, Godard, Chabrol ou Cohn-Bendit dans les rues est un témoignage intemporel du dévouement sincère d’Henri Langlois pour le Cinéma
    (Félicitations pour votre blog et votre article paru dans les Cahiers, consacré au défunt Christian Bourgois).

  2. Serge Toubiana a écrit :

    Vous avez raison de le souligner : le film de Jacques Richard est disponible en DVD.

  3. Hannah a écrit :

    Hum! votre écrit me laisse perplexe… quel devoir de réserve ? Je recommande en plus du film de Jacque Richard le passionnant ouvrage de Mr Glenn Myrent écrit avec le frère d’H. Langlois, « HENRI LANGLOIS . Premier citoyen du cinéma », véritable roman de cinéma.

  4. Serge Toubiana a écrit :

    Perplexe parce que je parle d’un droit de réserve ? C’est pourtant clair : j’essaie de me tenir à distance d’un point de vue « institutionnel », car cela ne peut pas être la vocation d’un blog.
    S.T.

  5. Djemaa Pascal a écrit :

    Henri Langlois aurait été tué par le dramatique incendie de 1980! Bravo pour ces lignes! Pascal.

  6. Dario Marchiori a écrit :

    Je ne trouve qu’ici le nom de Lotte H. Eisner, co-fondatrice de la Cinémathèque Française dont elle a été conservatrice en chef pendant 30 ans, et j’en profite pour signaler que 111 lettres d’elle sont en vente sur un site allemand, et que 4 heures d’entretiens avec elle de Carole Roussopoulos attendent d’être restaurées. Peut-être la bonne occasion pour tout cela, comme cela arrive souvent, pourrait être le trentenaire de sa mort, en 2013. D’ailleurs on pourrait aussi traduire ses mémoires, et un choix de textes critiques (capricci?).
    Veuillez agréer mes salutations les plus cordiales