Nicolas Bouchaud joue Serge Daney au Rond-Point

Il ne reste plus beaucoup de temps aux amis et admirateurs de Serge Daney pour aller voir et écouter Nicolas Bouchaud interpréter le critique de cinéma mort du sida en juin 1992. Le spectacle s’intitule La Loi du marcheur (entre avec Serge Daney). Cela se joue au Théâtre du Rond-Point, jusqu’au 17 octobre.

La salle Roland Topor n’est pas grande, mais elle a l’avantage d’instaurer une vraie intimité entre les spectateurs (moins d’une centaine de sièges) et la scène. On se croirait dans un atelier, brut de décoffrage, proche de l’acteur et de son dispositif minimal. A trois ou quatre mètres à peine de nous, Nicolas Bouchaud joue pendant 1h50 Serge Daney. Il le joue en investissant la langue de Serge Daney, sa langue critique, journalistique et théorique. Et surtout biographique. Et il la fait sienne, avec ses mimiques, ses intonations, ses gestes et son corps d’acteur. L’acteur mouille littéralement sa chemise. Car ce qu’il fait relève de l’exploit ou de la performance : dire et jouer un aussi long texte, en épousant toutes les nuances, en lui trouvant une forme théâtrale, en jouant sur les mots et les silences, les affirmations et les interrogations, les tensions et les torsions du langage, en s’adressant au spectateur d’aujourd’hui comme à un ami et un témoin. On en sort ému (pour ceux qui, comme moi, ont bien connu Serge), et réconforté, convaincu que ce qui est dit là a du sens et de la valeur. Et que l’exercice est donc profitable.

Nicolas Bouchaud et Éric Didry, le metteur en scène, sont partis des entretiens menés en 1992 par Régis Debray dans le cadre de l’émission Océaniques, réalisée à l’époque par Pierre-André Boutang et Dominique Rabourdin. Cela s’appelait Itinéraire d’un ciné-fils (on trouve cet entretien édité en DVD aux Éditions Montparnasse). Serge Daney répondait longuement aux questions du philosophe, évoquant son itinéraire de critique de cinéma, d’abord aux Cahiers du cinéma puis à Libération, et jusqu’à la création de Trafic, une nouvelle revue à laquelle il consacrait sa dernière énergie. Le visage très amaigri, la voix affaiblie, Daney apparaissait pour la dernière fois à l’image. Dans la représentation qu’ils en donnent au Théâtre du Rond-Point, Didry et Bouchaud ont supprimé les questions de Régis Debray, préférant ne garder que la langue de Serge D., le texte ou le récit de sa vie, l’évocation orale de son destin d’enfant et de cinéphile. Les thèmes ou têtes de chapitre reprennent le fil de l’entretien avec Debray : le cinéma, c’est l’enfance ; la promesse d’un monde ; on ne devient pas critique de cinéma ; l’expérience américaine (récit du voyage à Hollywood en 1964 en compagnie de Louis Skorecki) ; le cinéma comme espace public, Télévision et Cinéma, etc.

Le talent de Nicolas Bouchaud consiste d’abord à mémoriser ce texte et cette langue, dont il fait resurgir l’originalité stylistique, le caractère souvent comique, mélange d’approche théorique et  journalistique, où Serge D. avait le génie de créer des effets de montage sidérants, des raccourcis, des uppercuts. L’autre soir la salle riait et réagissait souvent à ces « montées au filet » de Serge Daney, adepte du beau jeu et du tennis offensif. Je me souviens qu’à l’époque, Serge était à la fois fier d’être interrogé par Debray, intellectuel et philosophe reconnu, et qu’il avait le désir de faire passer le maximum de choses de sa vie de cinéphile du côté de la pensée officielle et reconnue. Et que le faisant, c’était non pas lui qui gagnerait la partie ou en tirerait gloire, mais le cinéma lui-même et ceux qui le servent, à savoir les cinéphiles. Cet entretien était pour lui tout à la fois un examen (il fallait en mettre plein la vue à Debray, parler plus que lui) et un exercice de séduction. Tout en sachant que c’était une dernière chance. Une chance ultime. Ce qui explique le caractère ramassé du récit, sa percussion et sa force de persuasion, sa concision, ses pleins et ses déliés, ce mélange de jeu de fond de court et ces montées au filet. Nicolas Bouchaud et Éric Didry l’ont bien compris, et y ont vue une matière théâtrale sur laquelle repose La Loi du marcheur. Le choix de Rio Bravo, le film de Hawks, est évidemment justifié : c’est sur ce film que Serge Daney écrivit son premier texte de critique de cinéma, et c’est aussi un film en miroir dans sa vie de spectateur et de critique. Nicolas Bouchaud joue avec les images de Rio Bravo, non seulement il en projette des extraits, mais il s’identifie au film, s’y loge, il manifeste le désir d’entrer dans l’écran ou de le traverser. Le cinéma envahit tout l’espace, il le reconquiert, non pas contre le théâtre mais avec la permission de celui-ci. Rarement théâtre et cinéma auront fait aussi bon ménage.  

Bonne nouvelle ! « La Loi du marcheur », le spectacle de Nicolas Bouchaud, sera repris au « 104 », les 11 et 12, 16, 17, 18 et 19 décembre 2010. Jeudi, vendredi et samedi : à 20h30. Dimanche à 17 heures. 

Le « 104 » : 104, rue d’Aubervilliers 75019 Paris. 

Une Réponse à “Nicolas Bouchaud joue Serge Daney au Rond-Point”

  1. Delphine Pineau a écrit :

    On a beau connaître l’histoire du Titanic, on n’en est pas moins transportés par le film de James Cameron.

    On a beau connaître Serge Daney, connaître ces émissions, et cependant la gageure fonctionne. On se retrouve absolument captivés (la qualité d’écoute, dans la salle, est impressionnante), attentifs à ne pas perdre une goutte de ce qui est dit, qu’on connaît pourtant, parcourant les méandres de la pensée de SD en train de se développer, tout en se replongeant continuellement dans l’époque, refaisant un délicieux voyage dans le temps.

    Ces paroles de SD, dites par un autre, incitent continuellement à faire travailler sa mémoire pour reconvoquer mentalement son visage, à la recherche d’une intonation, d’un sourire. Cette re-création mentale, cette concentration pour faire revenir la présence de Serge, le travail de Nicolas Bouchaud et Éric Didry nous permet aussi ça, qui ajoute une « couche » au processus mental. Car, en même temps que tout ces éléments de conscience, mémoire, pensée se mettent en place, se tissent, on assiste au développement, au redéploiement de la pensée de SD. Et on sait absolument gré aux metteur en scène et acteur de ce dispositif pourtant acrobatique, et qui se révèle fécond.

    Sur un mode « marabout, bout d’ficelle, selle de cheval… », se précisent alors nos propres petites constructions mentales, divagations de pensée, et finalement confirmation d’une idée jamais vraiment formulée. La gêne (mot faible) ressentie à sa sortie, à la vision du « Cauchemar de Darwin » de Hubert Sauper, était cristallisée par un zoom sur les haillons d’un pêcheur tanzanien, filmés comme si ce mouvement avait été tourné en hommage au fameux travelling de Pontecorvo si radicalement pointé par Rivette, et fermement reformulé dans « La Loi du marcheur ».

    C’est une des gratitudes qu’on ressent vis-à-vis de SD (et que cette pièce nous rappelle), parmi quelques autres : l’agréable impression de se sentir modifiée.

    Bien sûr, Serge D. n’avait pas cette diction sophistiquée, un peu maniérée, mais Nicolas Bouchaud l’« incarne » avec une gestuelle et une aisance enviables pour un homme qui regrettait de ne pas savoir danser ; et lui permet de faire corps – d’une façon à la fois très émouvante et ludique – avec « Rio Bravo », dans les entrailles mêmes du film.

    Merci pour le conseil, Serge T. !