Jubilatoire Philippe Katerine

Mardi dernier, j’ai été à l’avant-première de Je suis un no man’s land, de Thierry Jousse, à l’Arlequin. J’y allais en ami. On a toujours un peu peur d’aller voir le film d’un ami. Peur d’être déçu, de ne savoir quoi dire. Je connais Thierry Jousse depuis plus de vingt ans. Il a été un critique de cinéma fin et intelligent, subtil, jamais dogmatique. Sans ornières, il a toujours su ouvrir des voies nouvelles. Je ne savais rien de son deuxième film, j’y allais à l’aveugle. C’est la meilleure posture : ne rien savoir, et ne croire que ce que l’on voit. J’ai vu et j’ai cru. Je suis un no man’s land m’a épaté par son caractère insolite : à chaque plan, à chaque scène, j’étais en territoire inconnu. On ne devine rien à l’avance, on marche à tâtons, en se guidant à l’aide d’une lampe de poche, dans cette histoire à la fois burlesque et mélancolique. Mené par un personnage désopilant, interprété par Philippe Katerine.

Il y a d’ailleurs, entre le chanteur acteur Philippe Katerine et le personnage du film, une sorte d’équivalence tout à fait originale. Pas de signe égal entre l’acteur et son personnage. Mais une série de nuances infimes. Philippe Katerine est son propre personnage dans le film, un chanteur connu revenant au pays pour constater les dégâts : amitiés trahies, amours abandonnés, parents vieillissant qui se sont habitués à vivre sans lui. En même temps, on se doute bien que le personnage révèle aussi, en partie,  Thierry Jousse lui-même et qu’il est en quelque sorte son double à l’écran. Cette curieuse alchimie, ce mélange indicible où il est rigoureusement impossible de dessiner les frontières entre ce qui appartient à l’acteur, au personnage et au cinéaste, participe beaucoup au plaisir que l’on prend. Rien n’est jamais appuyé, tout est dit et non dit, et il revient au spectateur d’ajouter les lettres, les mots ou les images, qui ne figurent pas de manière explicite dans le film. Comme dans La Roue de la fortune. Je suis un no man’s land est donc un film participatif où le spectateur joue un grand rôle.

Philippe Katerine n’est pas un acteur comme les autres. Son jeu repose davantage sur le silence (avec des moues, des mimiques, des regards) que sur la parole. Dans le film, il ne doit pas dire plus que quelques phrases. Son jeu tient davantage de son physique, une espèce de gros bébé poilu et joufflu, que de sa diction. C’est un acteur subtilement régressif, qui renvoie à une époque ancienne du cinéma. Katerine invente, avec son corps, son propre langage d’acteur. Jubilatoire. Chaque fois qu’il allume une cigarette, il la fume vraiment, en prenant le temps de le faire. Il occupe physiquement le plan. Et lorsqu’il se sert de la petite boite en métal pour y ranger ses mégots, il le fait comme un enfant, avec un léger sourire qui transparaît sur son visage, parce qu’il se souvient que Sylvie (Julie Depardieu, le soir de leur première rencontre dans la forêt), lui a donné cette boite. C’est comme un souvenir, dans le film, d’une scène précédente. Un tout petit signe d’amour, qui ne trompe pas.

Philippe Katerine est magnifique dans le film. Julie Depardieu, apparition nocturne et poétique, l’est aussi à sa manière. Thierry Jousse a filmé leur rencontre sur le mode poétique et amoureux. A mon avis, cela restera dans l’histoire intime du cinéma français. Le couple des parents est formidable : Aurore Clément, légère et bouleversante (par exemple dans la scène où elle coupe les cheveux et coiffe son grand fils, en lui annonçant avec douceur sa maladie), Jackie Berroyer, plus rugueux mais tout aussi énigmatique, bouleversant.

Au fond, de quoi parle ce film ? De la régression infantile. De ce que chaque être humain, à un moment ou un autre, fait retour sur son enfance, sur les lieux familiaux, avec ce sentiment d’étrangeté qui fait naître la mélancolie. Nous reconnaissons les lieux, les êtres, mais nous ne faisons plus partie du paysage ou de l’image. Nous manquons à notre place, celle qui fût la nôtre et où les autres nous attendent encore. Sauf qu’ils ont fini par ne plus nous y attendre, après nous y avoir longtemps espéré. C’est ce que j’ai ressenti en voyant Je suis un no man’s land, film de provincial (Thierry Jousse est de Nantes), revenant non pas tout auréolé de Paris, mais en quelque sorte en catimini. Comme pour dire : voilà, chers Parents, je fais du Cinéma. Je reviens vers vous, et en chemin je me suis perdu dans mon enfance, dans mes rêves et mes cauchemars. A cet égard, tout le début avec l’étonnante Judith Chemla, qui joue la groupie hystérique, est filmé comme dans un film épouvante. Comment avez-vous vécu sans moi ? La question vaut aussi bien pour les parents que pour le paysage. C’est beau de voir Philippe Katerine errer dans une forêt, et se retrouver comme par miracle devant la ferme de ses parents. A cette question muette du fils, le film apporte une réponse originale : on voit le couple Aurore Clément-Jackie Berroyer amoureux comme au premier jour, au fond pas si ému du retour du fils prodigue. Juste ce qu’il faut. L’émotion affleure, elle ne déborde jamais. Tout en nuance. 

2 Réponses à “Jubilatoire Philippe Katerine”

  1. nicolas saada a écrit :

    « Je suis un no man’s land », c’est la rencontre entre Rozier, Nanni Moretti et la « Quatrième dimension ». C’est rare de voir un film où la notion de « dispositif » est totalement assujettie à un plaisir réel du récit. Le film déjoue le principe même de sa belle idée et la vie s’y distille par tous les plans. Les scènes avec Aurore Clément et Berroyer sont bouleversantes. Et quelle belle morale : l’imaginaire comme seule alternative à l’enfance disparue.

  2. Vence a écrit :

    Vous pouvez trouver un article sur l’exposition Musique Plastique, galerie du Jour à Paris avec Philippe Katerine sur http://blog.paris3e.fr/post/2011/02/28/Musique-Plastique-Alan-Suicide-Vega-Thurston-Moore-Sonic-Youth-Daniel-Johnston-Herman-Dune-Philippe-Katerine