Archive pour le 2.09.2012

Cher Harvey Keitel

dimanche 2 septembre 2012

Le 38e Festival  du cinéma américain de Deauville s’ouvrait vendredi soir par un hommage à Harvey Keitel. Bruno Barde, directeur du Festival, m’avait demandé de prononcer le discours d’accueil.

Cher Harvey Keitel,

C’est un grand honneur de vous rendre hommage ce soir, dans le cadre du Festival de Deauville. Vous êtes l’un des acteurs américains à la carrière la plus riche et la plus prolifique, la plus généreuse aussi. De Martin Scorsese à Quentin Tarantino, de Jane Campion à Ridley Scott, en passant par James Toback, Abel Ferrara, Paul Schrader, sans oublier Bertrand Tavernier, Theo Angelopoulos et beaucoup d’autres, vous vous déplacez depuis quarante ans avec une incroyable agilité, une grande liberté aussi, sur tout le spectre du cinéma mondial. Cela fait notre admiration et notre respect.

Pourtant, au début les choses ne se présentaient pas très bien pour vous. Vous êtes né à Brooklyn le 13 mai 1939, dans une famille juive pauvre, d’origine polonaise et roumaine. Les études n’étaient pas votre point fort. Après quelques petits boulots, vous vous engagez dans les Marines à la fin des années 50. Revenu à New York, vous vous inscrivez à l’Actors Studio pour suivre des cours de théâtre. Formé à l’école de « la Méthode », vous apprenez à canaliser votre violence intérieure, votre part d’animalité. C’est un point essentiel chez vous, un trait de caractère qui devient une manière de jouer et d’incarner vos personnages. S’il y a, parmi les grands acteurs du cinéma américain, disons la tendance Robert Mitchum d’un côté, la tendance James Stewart de l’autre, vous seriez plutôt du côté de Mitchum. Jouer les « bad guy » ne vous déplaît pas, au contraire. Vous assumez avec finesse et une pointe d’ironie ce côté « mauvais garçon », jouant avec la puissance du mal qui émane de vous et dont vous faîtes un élément de séduction. C’est la marque des grands acteurs.

Après avoir été engagé sur des séries TV, vous êtes reconnu au cinéma grâce à Martin Scorsese avec ce film mythique : Mean Streets (1973), chef d’œuvre du cinéma indépendant américain. Le film lance la carrière de Scorsese et celle des deux jeunes acteurs au tempérament de feu qu’il a repérés : Robert De Niro et vous. Avec De Niro, vous serez longtemps liés par une sorte de pacte secret, vous retrouvant souvent ensemble dans d’autres films de Scorsese – Alice n’est plus ici en 1974, Taxi Driver en 1976. Vous jouez ensemble, mais tout vous oppose. Autant De Niro semble déployer un art magistral consistant à disparaître dans ses rôles, à se fondre en eux, à imploser à l’intérieur des personnages que lui confient Scorsese, Coppola ou Sergio Leone, parmi tant d’autres, autant vous jouez tout d’un bloc en imposant votre physique, votre prestance corporelle. Avec vous, c’est à prendre ou à laisser. Vous explosez à chacune de vos apparitions, l’une des plus notables étant celle dans Bad Lieutenant d’Abel Ferrara tourné en 1992 : l’un de vos rôles les plus impressionnants, comme un documentaire sur vous, une sorte d’autoportrait à travers ce personnage de mauvais flic éructant, se branlant, se droguant, en proie à ses démons. Même chose dans Reservoir Dogs, premier film de Quentin Tarantino, que vous avez coproduit et dans lequel vous êtes impressionnant du fait de votre seule présence. Violence et magnétisme. Avec en plus, l’ironie ou le sens de la parodie qui caractérise Tarantino.

Tout film est pour vous une sorte de mise à l’épreuve ou de catharsis. Pour autant, tourner avec une cinéaste aussi sensible et talentueuse que Jane Campion prouve que vous avez plus d’une corde à votre arc. La virilité qui se dégage de vous est souvent prise en défaut par vos partenaires. Holly Hunter dans La Leçon de piano, Kate Winslet dans Holy Smoke, Madonna dans Snake Eyes, Susan Sarandon et Geena Davis dans Thelma et Louise. Autant de partenaires avec lesquelles vous avez exprimé une profondeur d’âme et une sensibilité écorchée.

Par goût de l’aventure, par curiosité, vous avez accepté des propositions venues d’Europe. Bertrand Tavernier vous a dirigé dans La Mort en direct aux côtés de Romy Schneider. Vous jouez également dans La Nuit de Varennes de Ettore Scola, et quelques années plus tard dans le beau film de Theo Angelopoulos, Le Regard d’Ulysse (Grand Prix du Festival de Cannes en 1995). Cet éclectisme vous permet de travailler l’intérieur du système hollywoodien, tantôt au cinéma tantôt pour la télévision, mais aussi dans les marges. Vous n’hésitez pas à prendre des risques et à donner leur chance à de jeunes réalisateurs, pas seulement américains. En Amérique ou en Europe, dans le système ou en dehors, les cinéastes qui vous regardent n’ont visiblement pas fini d’explorer cette indomptable et fascinante nature animale que vous n’est pas prêt d’abandonner. C’est pour cette raison que nous vous admirons, cher Harvey Keitel.