Archive pour le 24.06.2013

La réponse de Jean-Pierre Léaud

lundi 24 juin 2013


Après une telle avalanche d’éloges, il ne me reste plus qu’à remercier quelqu’un, quelqu’un qui veille sur moi depuis des années, quelqu’un qui a fait beaucoup pour moi moralement, physiquement et artistiquement : c’est bien sûr Serge Toubiana.

Serge c’est aussi quelqu’un de notre famille, héritier direct d’Henri Langlois.

Je dirai mieux, c’est un personnage de haut rang, mais pour moi c’est surtout un personnage de premier rang, car dans l’ancienne Cinémathèque, il ne suffisait pas de trouver une place dans la salle, encore fallait-il être dans les premiers rangs, quitte à s’asseoir sur un strapontin.

Cette fameuse esthétique du strapontin, c’était celle instaurée et défendue par Jacques Rivette qui regardait tous les films, sur le strapontin du cinquième rang de gauche, à l’extrémité, près du mur, pour y voir la non moins fameuse programmation d’Henri Langlois.

Quant à moi, je voyais les films toujours auprès de François, au plein milieu du premier rang de la deuxième partie de la salle.

Chacun avait son rituel.

Serge Toubiana s’est battu pour que la Cinémathèque fondée par Henri Langlois reste fidèle à elle-même et prospère, malgré la concurrence des autres médias : télé, DVD, internet, qui défendent également le cinéma d’auteur, car rien ne vaut la présence réelle du cinéphile face à l’écran et les discussions d’après projection.

Je me souviens que, rentrant chez nous après une séance, nous nous raccompagnions pendant des kilomètres, tels des péripatéticiens, commentant un plan, une séquence, un personnage de Fritz Lang ou de Jean Renoir.

Oui, c’est François qui m’a découvert.

Ensuite Jean-Luc m’a observé, alors que j’étais son assistant sur Une femme mariée, Alphaville, Made in USA, Pierrot le Fou, jusqu’à ce que je me retrouve devant sa caméra, dans Masculin Féminin.

Oui, Les 400 Coups, Masculin Féminin, la boucle était bouclée : j’étais devenu l’acteur de la Nouvelle Vague.

Tout ça aurait pu rester dans un cadre limité : celui des villes universitaires, des ciné-clubs de France et de Navarre.

Et voilà que grâce à l’intelligence, le savoir faire, l’universalité de la pensée de nos aînés, ces films ont traversé tous les océans, l’espace, le temps…

Grâce à des milliers de personnes, telle Helen Scott, qui a fait connaître la Nouvelle Vague aux Américains, et de certains journalistes, admirateurs anonymes, universitaires, j’ai eu la chance de présenter leurs œuvres dans le monde entier.

Les films étaient sous-titrés. Ils faisaient honneur à la langue française.

Cet honneur est peut-être la grande raison qui me relie aujourd’hui à cette Légion d’Honneur.

Pendant un certain temps, grâce au creuset qu’a été cette Cinémathèque française, tous les réalisateurs du monde se sont donnés la main.

Je me souviens de la pétition internationale pour soutenir Henri Langlois.

J’ai assisté à cela dans les premiers rangs ou sur un strapontin, et j’en suis très fier.

J’ai travaillé avec des réalisateurs italiens (Bertolucci, Pasolini), finlandais, polonais, chinois. J’ai eu la chance de tourner avec eux et je me demande pourquoi moi ? J’ai un peu l’impression d’être un héros malgré lui, mais après tout, comme le disait Cocteau : » Pour pousser, une plante n’a pas besoin de lire un traité de botanique. »

Suis-je un acteur, un interprète ? Les Anglais disent joueur, player.

J’aime bien !

J’ai joué devant la caméra avec un certain nombre de camarades, talentueux, brillants. Et aujourd’hui mon émotion va tout particulièrement à Juliet Berto, Claude Jade, Marie-France Pisier, Jean-Pierre Aumont.

Et à de grands opérateurs : Decae, Coutard, Almendros, qui ont suivi avec leur caméra ces gestes que certains m’honorent en parlant de graphisme abstrait.

Avec un bon nombre de metteurs en scène prestigieux, j’ai été le complice, presque le double. Comme le disait Eric Rohmer : « Quand vous tournez avec Jean-Luc Godard, vous ressemblez à Jean-Luc, quand vous tournez avec François, vous ressemblez à François Truffaut, et quand vous tournez avec Eustache, vous ressemblez à Eustache. Et pourtant, Eustache ne ressemble pas à François, François ne ressemble pas à Jean-Luc, et Jean-Luc ne ressemble pas à Eustache. »

Qui donc aurait imaginé que le petit garçon des 400 Coups reçoive la Légion d’Honneur !

Personne, pas même François, et j’aurais même tendance à dire, surtout pas François.

Oui je suis un saltimbanque, fils de saltimbanques. Ma mère Jacqueline était comédienne et mon père Pierre scénariste. Peut-être, si Dieu leur avait prêté vie, et s’ils avaient pu être là aujourd’hui, ils seraient très étonnés, comme je le suis moi-même.

Par contre, il y a une personne qui trouverait cela absolument normal, c’est mon grand-père, puisque mon grand-père Alexis Léaud, sorti premier de la rue d’Ulm, puis Inspecteur d’académie a lui-même été haussé à cet honneur. D’abord comme Chevalier sous la IIIè République, le 1er août 1931, sous la présidence de Paul Doumer (membre du Parti radical) et qui avait participé au cartel des gauches en 1920. Puis Officier, sous la IVè République, le 14 décembre 1949, sous la présidence de Vincent Auriol, leader historique du socialisme français.

Et aujourd’hui c’est à mon tour de recevoir la Légion d’Honneur, sous la Vè République et la présidence de François Hollande.

C’est un vrai « Film socialiste », quoi !, comme dirait Jean-Luc.

Monsieur le Premier ministre, Jean-Marc Ayrault, m’a envoyé un mot personnel pour ma nomination. Je le remercie chaleureusement. Je remercie également Madame la ministre de la Culture, Aurélie Filippetti.

Et vous tous, qui êtes là ce soir, qui succédez à la Nouvelle Vague et devant les caméras de qui j’ai pris un immense plaisir à incarner, interpréter, habiter les personnages que vous me proposiez de jouer.

Dans ma carrière, j’ai eu l’occasion de réciter de longues tirades, de longs tunnels, mais ce soir, ça a été le plus dur.