Archive pour le 11.06.2008

Labarthe, l’homme au chapeau

mercredi 11 juin 2008

Le Festival Côté court, qui se tient à Pantin (du 11 au 19 juin : 17è édition) rend hommage à André S. Labarthe. Si vous lisez Libération aujourd’hui, vous aurez la chance de lire un passionnant entretien avec Labarthe (mené par Philippe Azoury et Bruno Icher). Si vous lisez artpress (n° 348, juin 2008), vous y trouverez un propos tout aussi passionnant. Pourquoi est-ce passionnant ? Parce que Labarthe ne cesse de penser (depuis plus de quarante ans), mais en marge, à côté du cinéma qu’il aime – celui de la Nouvelle Vague. Il aurait pu en être. Il aurait même dû en être. Trop dandy peut-être, ou trop paresseux pour prendre le mouvement dans le bon sens et devenir cinéaste à part entière.

La Nouvelle Vague, il n’a fait que l’accompagner, l’interroger, poser quelques peaux de banane sous ses pieds. Avec malice. C’est son sport favori, à Labarthe, de déminer les légendes ou les mythes, d’où qu’ils viennent. Y compris celui de la Nouvelle Vague. Empêcher que les choses ne s’installent, ne se figent en vérités molles, ne deviennent des idées bêtes, doxales. Labarthe est un des types les plus intelligents que je connaisse. Un mot pour le définir : amateur d’art. Il a l’œil aux aguets, toujours vif, prêt à sortir une idée en dehors des sentiers battus. Il ne pense pas « contre », mais « à côté », en marge, pour accompagner le mouvement, le faire aller « au fil de l’eau » comme disait Renoir (un de ses cinéastes favoris).

Il m’arrive parfois d’en être un peu las, car Labarthe a souvent raison, tout en étant assez irresponsable. Il se fiche comme de l’an quarante des institutions. Il (se) vit à côté, artiste dans la position du dandy (chapeau, clope au bec, érotomane). Des institutions, il en a pourtant connues. Les Cahiers du cinéma et la Cinémathèque française. Il se trouve que je les connais bien, moi aussi. Plus jeune que A.S.L., je n’ai pas connu les heures glorieuses de la cinéphilie « bazino-langloisienne ». S’il avait un maître (je vous rassure : il n’en a aucun), Labarthe aurait du mal à choisir entre, disons, trois figures essentielles de la cinéphilie française : Bazin, Langlois et Godard. De Bazin, Labarthe a gardé le côté touche-à-tout et penseur des formes. André Bazin écrivait un peu partout, à un rythme effréné. Malgré une mauvaise santé, il s’est démené en douze ans (de la Libération jusqu’à sa mort, il y a 50 ans, le 10 novembre 1958 : il avait tout juste 40 ans !) pour écrire des centaines et des centaines d’articles sur le cinéma. Aux Cahiers, qu’il fonda en avril 1951 avec son complice Jacques Doniol-Valcroze ; dans Esprit, la revue d’Emmanuel Mounier, au Parisien, aux Temps modernes, dans d’innombrables gazettes de ciné-clubs, et j’en passe. Il y a chez Bazin un côté sportif – ce qui est un comble pour un habitué des sanatoriums : écrire partout en s’adaptant à chaque support. Textes longs et/ou textes courts, textes théoriques et/ou textes éducatifs et/ou écrits critiques. Bazin a vécu le cinéma sur le mode du compagnonnage. Juste avant que Truffaut, son fils (spirituel) adoptif, ne casse la baraque en inventant la critique polémique (le fameux texte, Une certaine tendance du cinéma français, que Bazin et Doniol-Valcroze hésitèrent plusieurs mois avant de se décider à le faire paraître dans le numéro 31 des Cahiers du cinéma (janvier 1954). Labarthe est un de ceux qui ont été marqués par Bazin. En 1964, avec Janine Bazin, il créa cette fameuse série : Cinéastes de notre temps. Coup magistral ! Le concept original vient tout droit des Cahiers jaunes (période années 50, jusqu’en 1964 où la revue change de format et de « look » : début de l’ère Filipacchi). Truffaut et Rivette avaient inventé les grands entretiens des Cahiers, avec Becker, Renoir, Hawks, etc. Janine Bazin et Labarthe en reprennent l’idée, en l’adaptant au média télévision. Idée géniale à laquelle Labarthe y ajoute un grain de sel : une manière de concevoir chaque film de la série comme un film en soi. Souci de la forme, souci du montage. Et souci du média télé. Labarthe, dès lors, s’est consacré à la télévision, lui apportant non pas un « supplément d’âme » (ce mécréant en est bien incapable), mais un supplément de forme, en général sur le mode joyeux. Chaque film de Labarthe est une forme qui pense, aussi bien les contenus que les supports. Si Côté court rend cet hommage, c’est qu’il doit bien y avoir une raison. Elle est toute simple, l’œuvre de Labarthe est pléthorique : 600 films ! Il bat, il écrase même Raoul Ruiz, Jean-Pierre Mocky, et son ami Godard, lequel a toujours gardé des relations de connivence avec A.S.L. (c’est assez rare pour être signalé). L’autre point fort chez Labarthe, c’est qu’il ne s’est jamais enfermé dans le cinéma-cinéma (même s’il a collaboré avec talent à la fameuse émission de Ventura-Andreu-Boujut, Cinéma, Cinémas, réalisée pour Antenne 2 dans les années 80). Dès sa jeunesse, Labarthe s’intéresse de tout temps aux arts plastiques (Rauschenberg), à la photo, à la danse (Carolyn Carlson) et à la littérature (Bataille, Sollers, etc). Il se sent proche des surréalistes (d’où son admiration pour Bunuel), ce qui aurait dû le conduire en toute logique vers l’autre revue, Positif, fréquentée par Robert Benayoun, très proche d’André Breton. Mais c’est aux Cahiers du cinéma qu’il atterrit, époque où Truffaut règne en chef d’orchestre et fait écrire des gens comme Luc Moullet, Claude de Givray, Jacques Siclier, André Sylvain Labarthe, et quelques autres.

La question la plus pertinente à propos de Labarthe est celle-ci : qu’est-ce qui fait qu’il se méfie à ce point (et à juste titre) de la cinéphilie, alors que selon toute vraisemblance, il est lui-même un passionné de cinéma. Voyez sa réponse dans Libération.

Question : Vous avez pourtant connu la cinéphilie classique…

Réponse : Mais Langlois, ce n’était pas de la cinéphilie, c’était du cinéma vivant, et pas cet amour nécrophile, fétichiste, dont l’émanation première fut la politique des auteurs. Langlois réinterrogeait sans arrêt. Quand il venait présenter un film sur une scène, il ranimait un cadavre, l’exact contraire de la cinéphilie nécrophile. La cinéphilie est une forme d’enterrement du cinéma, les films déjà jugés, aimés, interprétés avant même d’être sortis : Truffaut annonçant en janvier les bons films de l’année sans même les avoir vus, juste sur le nom des cinéastes. C’était aberrant ! Et le pire, c’est qu’il avait raison!

Samedi 14 juin, à la Cinémathèque (à 15 h), Labarthe nous fait la gentillesse de participer à une table ronde autour de Mai 68 : « Mai 68 a-t-il été filmé ? ». Outre André S. Labarthe, il y aura Alain Tanner (qui a réalisé un magnifique documentaire en Mai 68 à Paris : Le pouvoir dans la rue) ; Bruno Muel (ancien des Groupes Medvedkine), Jean-Pierre Thorn (auteur de Oser lutter, oser vaincre, tourné en 68 à l’usine de Renault-Flins), et peut-être Marcel Ophuls (sous réserve). La discussion sera nécessairement intéressante, vu le thème, vu les participants. Etant donné aussi la présence toujours malicieuse de l’ami Labarthe. On projettera le film d’Alain Tanner, pour lancer la dicussion.