Archive pour le 25.08.2008

L’ami Boutang

lundi 25 août 2008

Pierre-André Boutang est mort d’un accident cardiaque le 20 août. Il était en vacances en Corse avec sa femme Martine, chez des amis. Il était bien, il venait de terminer son documentaire sur Claude Lévi-Strauss : Claude Lévi-Strauss par lui-même, coréalisé avec Annie Chevalley (diffusion le jeudi 27 novembre 2008 sur Arte, à 23 heures). Il m’avait téléphoné début août pour me demander l’autorisation d’utiliser un extrait du portrait de Gérard Depardieu auquel j’avais contribué en 2000, réalisé par Jean-Claude Guidicelli (Vivre aux éclats). Pierre-André avait 71 ans. Ce n’était pas les projets qui manquaient. Gros travailleur, capable de mener de pair plusieurs films documentaires à la fois, et dans des domaines souvent très éloignés. Très bien organisé, avec des collaborateurs fidèles. Vieille complicité avec Guy Séligmann, son compère. La carrière de Pierre-André Boutang est incroyablement féconde, très diverse. Grande culture, curiosité tous azimuts, excellent carnet d’adresses. Tout cela ne se fait pas en un jour. Il avait des dons d’intervieweur hors pair, capable de s’entretenir avec un cinéaste, un plasticien, un philosophe, un homme de théâtre ou un musicien. Il savait « cueillir » l’autre, le mettre en scène dans son monde à lui, l’aider à s’épanouir à l’image.

Pierre-André Boutang a fait sa vie professionnelle à la télévision. Antenne 2 devenue France 2, FR3, la Sept Arte, puis Arte. Toujours dans le service public. Le mot à retenir c’est public. Il rendait service au public en posant des questions simples et intelligentes, quitte à revenir sur le sujet pour mieux faire que l’interviewé se fasse comprendre. Dans le portrait qu’il a réalisé de Jeanne Moreau il y a quelques mois (Jeanne M. côté cour, côté cœur), les meilleurs moments sont ceux où Pierre-André est assis en face de l’actrice, filmée chez elle. Il lui pose des questions, elle répond avec gourmandise, la lumière de Caroline Champetier est magnifique. Du bon travail. Ce n’est quand même pas sorcier de bien éclairer, de bien filmer, de poser les bonnes questions. De laisser le ruban se dérouler. C’est pourtant si rare à la télévision (même celle dite de service public).

Les cinéphiles se souviennent peut-être de ce film atrocement cocasse de Marco Ferreri, Touche pas la femme blanche. J’adore ce film totalement dérisoire et poétique, d’une grande gaité, que Ferreri a tourné dans le trou des Halles en 1973, lors de la destruction des anciennes Halles de Paris. Il y réalise un western avec les meilleurs acteurs du moment : Marcello Mastroianni, Ugo Tognazzi, Philippe Noiret, Darry Cowl, Alain Cuny, Serge Reggiani, Catherine Deneuve, Michel Piccoli… Et une ribambelle de militants gauchistes de l’époque enrôlés comme figurants indiens. Boutang y apparaît en représentant des grandes compagnies américaines, incarnant l’impérialisme blanc. Je me souviens d’un plan à la fin du film où il est dans une montgolfière venant se poser dans le trou des Halles. C’était l’époque où Boutang frayait avec Jean-Pierre Rassam, qui avait produit ce film de Ferreri mais également La Grande bouffe, ou encore Lancelot du Lac de Robert Bresson, Nous ne vieillirons pas ensemble de Maurice Pialat, Tout va bien de Godard et Gorin, et les films réalisés par Jean Yanne.  Époque bénie.

Boutang connaissait et aimait le cinéma. Je sais, car il me l’a dit, qu’il aurait aimé réaliser un film. C’était son rêve ou son désir. Il ne l’a pas accompli. Mais il a fait autre chose.  Beaucoup d’autres choses. On lui doit son travail à Arte, dont il fut l’un des fondateurs et des piliers. On lui doit aussi Océaniques, une émission géniale de télévision initiée par un homme rare : Yves Jaigu. La compagnie de Pierre-André était agréable car il était cultivé et curieux. Autre atout : sa voix passait très bien à la télévision. Je n’oublie pas non plus L’Abécédaire de Gilles Deleuze, réalisé grâce à la complicité active et intelligente de Claire Parnet. Ni bien sûr les entretiens de Serge Daney avec Régis Debray : Itinéraire d’un cinéfils, réalisé avec la complicité de son ami Dominique Rabourdin. C’était en 1992, l’année de la mort de Serge Daney. Pierre-André Boutang était administrateur de la Cinémathèque française depuis 2004. Il va beaucoup nous manquer.