Archive pour le 11.09.2008

Voyage à Tokyo

jeudi 11 septembre 2008

 

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Cinq jours à Tokyo. En compagnie de Jacques Doillon. Pour y montrer treize films français, dont le dernier film du réalisateur : Le premier venu (voir mon blog du 18 mars 2008). Cette programmation intitulée « Trésors cachés du cinéma français » s’est faite au fil des semaines, avec M. Shiguéhiko Hasumi. Professeur de lettres, il a longtemps enseigné la littérature française du XIXe siècle à l’Université de Tokyo dont il fut le doyen, ses auteurs favoris étant Flaubert et Mallarmé ; critique de cinéma, cinéphile très pointu, auteur d’un ouvrage sur Ozu paru aux éditions des Cahiers du cinéma. La règle du jeu avait été fixée par The Asahi Shimbun, le grand quotidien japonais (plusieurs millions de lecteurs chaque jour !), organisateur de cette manifestation conçue à l’occasion du cent cinquantième anniversaire des relations entre la France et le Japon. Donc : 13 films français. Ni un de moins ni un de plus. Tous inédits au Japon. Un seul film par auteur. Telles étaient les contraintes posées par l’Asahi Shimbun. Après une longue partie de ping-pong avec M. Hasumi, notre choix s’arrêta sur : De Mayerling à Sarajevo de Max Ophuls (1939), Remorques de Jean Grémillon (1941), Dernier atout de Jacques Becker (1942), Les Anges du péché de Robert Bresson (1943), Donne-moi tes yeux de Sacha Guitry (1943), Les Dernières vacances de Roger Leenhardt (1947), Le Silence de la mer de Jean-Pierre Melville (1947), La Traversée de Paris de Claude Autant-Lara (1956), Le Boucher de Claude Chabrol (1969), Un jeu brutal de Jean-Caude Brisseau (1983), Police de Maurice Pialat (1985), Triple agent d’Eric Rohmer (2003), et Le premier venu de Doillon (2008). Programmer ces « trésors cachés » revient à les exposer, à leur donner une chance d’exister, ici et maintenant, à Tokyo, dans une grande salle devant un public qui ne sait à peu près rien de ces films, mais qui manifeste une curiosité à leur égard. Ce temps d’exposition est bref, très relatif : le temps d’une manifestation de prestige. Mais qu’importe. On se rend compte que plus les développements de la technique donnent aux films les moyens d’exister (à travers le DVD et plus généralement l’offre numérique), moins les films anciens sont « visibles ». Le cinéma lui-même tend à devenir un « trésor caché », à s’effacer de notre mémoire. Le rôle des cinémathèques consiste à programmer ces trésors cachés. Ces 13 films ont été prélevés dans des catégories plus larges : les filmographies de chacun des 13 auteurs (Ophuls, Becker, Bresson, Melville, Chabrol, Pialat, etc.), et au sein de périodes différentes de l’histoire du cinéma français (de 1939 à nos jours). On peut entrer dans cette programmation par le nom de l’auteur. Mais il est aussi possible (et recommandé) d’y entrer film par film, un peu au hasard. L’essentiel est que cette rencontre entre le film et le spectateur d’aujourd’hui ait lieu. La présence à nos côtés d’un cinéaste contemporain, en l’occurrence Jacques Doillon, rend cette rencontre plus facile – cela s’est vu à Tokyo.

En parallèle, l’Institut franco-japonais de Tokyo organisait une rétrospective de films de Doillon. Doillon est connu au Japon, même si ses derniers films n’ont pas fait l’objet d’une distribution. Le cinéma français connaît quelques difficultés sur le marché japonais. Cela nous a été confirmé par tous les distributeurs rencontrés sur place. Entre autres par mon ami Hayao Shibata, qui distribua pendant des années les films de Godard, Rivette, Rohmer, Angelopoulos, Wenders, Jarmusch et autres valeurs sûres de la cinéphilie. Ponette est le dernier film de Doillon distribué au Japon : gros succès, les cinéphiles en parlent encore. On trouve d’ailleurs le film en DVD, ainsi que La Pirate. C’est d’ailleurs avec La Pirate que nous avons inauguré notre périple à Tokyo. Le film était projeté jeudi 4 septembre à l’Institut franco-japonais. Abi Sakamoto, en charge de la programmation au sein de l’Institut, m’a demandé de dire quelques mots à propos de Doillon et de son cinéma, et de ce film en particulier.

asahi3.jpgUn souvenir me revient : 1984, je faisais partie du comité de sélection des films français pour le Festival de Cannes. Je m’étais battu pour que La Pirate soit en compétition officielle. Cela occasionna quelques polémiques, le film reçut un accueil mitigé. Doillon en garde le souvenir d’avoir été refusé, comme d’autres cinéastes qu’il aime ou admire (Bresson, Eustache…). Après la projection, un dialogue très vivant mené par Yoichi Umemoto (qui enseigne le cinéma à l’université, ancien rédacteur en chef des Cahiers du cinéma-Japon), entre Doillon et une jeune cinéaste dont on nous a dit beaucoup de bien : Nami Iguchi. Elle a réalisé deux films dont elle nous a offert les DVD. Son deuxième film a pour titre : Sex is No Laughing Matter (d’après un roman de Naocola Yamazaki, qui a connu un grand succès au Japon), un film très défendu par M. Hasumi et par Yoichi Umemoto. Notre séjour à Tokyo commençait bien. Le lendemain, vendredi 5, nous étions dans la grande salle de l’Asahi Hall, dans un building-Centre commercial situé à Ginza, un des quartiers de Tokyo. Le premier venu inaugurait le cycle des « Trésors cachés du cinéma français ». 500 personnes assistèrent à la projection. Très bon accueil. Doillon signa des autographes à des spectateurs, et surtout spectatrices d’une très grande gentillesse.Le lendemain il donnait une master class à Eigabigakko, une école de cinéma que dirigent deux cinéphiles accueillants : Kenzo Horikoshi et Masamichi Matsumoto. Doillon répondait aux questions très affûtées d’un cinéaste japonais, Akihiko Shiota, admirateur de son œuvre. Je vous livre quelques notes prises au cours de cette leçon de cinéma, prononcée d’une voix douce par notre ami Jacques D., dont les propos étaient traduits au fur et à mesure par l’excellente Miss Yuko Fukuzaki, la meilleure interprète japonaise – l’avis est unanime. Doillon : Les personnages : ne pas en savoir plus sur eux. Ne pas être comme un marionnettiste qui les manipulerait ; s’approcher d’eux autant qu’eux s’approchent de moi (le cinéaste). A propos de L’Amoureuse : il y avait un scénario, mais dès le début du tournage, se rend compte qu’il était nul. Fait appel à Jean-François Goyet ; récrit deux scènes par jour, glissées le soir sous la porte des acteurs. Aucune indication scénique. Ne pas savoir comment ça va se tourner. « Je ne sais pas grand-chose, je ne vois rien, j’écoute un peu aux portes ». Tentative de dialogue entre des personnes que j’apprends à connaître. Le premier venu : c’est l’histoire d’un personnage qui en regarde un autre. Le film est l’histoire de ce regard. « Ce n’est pas un cinéma de l’évitement : ça se frotte par tous les côtés. On ne se sert pas du regard comme on se sert du langage et du corps, pour exprimer ses sentiments. Comme au billard : il y a trois boules, on en envoie une, et on espère qu’elles vont se toucher un peu. Il faudrait enseigner le billard dans les écoles de cinéma. ». Pour Doillon, le grand jeu a lieu pendant le tournage ; ce plaisir commence, et c’est davantage qu’un plaisir. Le choix des acteurs demande du temps. Ce n’est pas parce
que la scène est écrite que l’on sait quelque chose. C’est durant le tournage que la scène trouve sa forme. Faire bouger les acteurs sur le tournage : trop de choses passent par les dialogues. Faire du cinéma c’est tenter une petite chorégraphie avec ces corps d’acteurs. Dans Le premier venu, Costa (Gérald Thomassin) ne tient pas en place. L’enjeu consiste à l’accompagner dans sa manière de ne pas tenir en place. Quand je vais au cinéma je suis frappé de voir que les acteurs/personnages sont toujours déjà en place. J’ai été élevé dans les années cinquante et soixante dans l’amour du cinéma américain : celui de la profondeur de champ (il cite L’Héritière de William Wyler). Aujourd’hui on fait le point sur le personnage central, les autres sont dans le flou. Mais j’ai parfois envie de regarder celui qui est dans le flou… Question posée à Doillon sur l’importance du costume, par exemple celui du personnage du policier dans Le premier venu (Guillaume Saurrel). Réponse : Il faut d’abord que ce soit une personne, dans un second temps un policier. Si c’est d’emblée un policier, il n’y a pas de film. Pourquoi tourner dans la chronologie ? Sinon les films ne sont que l’exécution de leur scénario. L’intérêt c’est que cela laisse la possibilité à un personnage de bouger. Importance de filmer musicalement. Le plan séquence. Problème : comment raccorder entre la prise 14 et la prise 17, quand on a laissé les acteurs à tel niveau d’intensité dans l’une, et qu’il faut « raccorder » avec un autre moment dans la prise suivante ? Problème de montage. Mais pas seulement. Répéter avec les acteurs, faire un grand nombre de prises : le saisir entre la fatigue et l’épuisement. Il en faut des prises. On ne refait pas la prise, on en fait une nouvelle. En moyenne dans mes films : entre 15 et 20. a un moment, ils savant quoi faire et quoi dire, à partir de là on peut faire quelques bonnes prises, même si on n’est pas là pour faire des bonnes prises, mais pour faire beaucoup mieux. Notre métier c’est d’aller chercher du côté de l’invisible. Et Doillon termina en posant cette question pertinente : pourquoi n’y a-t-il pas de jeunes acteurs (et actrices) dans les écoles de cinéma ?

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Le dimanche 7 septembre, la salle de l’Asahi Hall était archi pleine (700 personnes) pour assister à un débat auquel j’étais convié par M. Hasumi, suivi d’une conversation entre Shinji Aoyama (auteur entre autres de Eureka en 2000) et Jacques Doillon. Après avoir exposé les raisons et les choix de cette programmation des « trésors cachés du cinéma français », j’écoutais avec curiosité le dialogue entre Doillon et Aoyama, traduit par Miss Yuko Fukuzaki. Les propos d’Aoyama furent d’une rare intensité, lorsqu’il déclara que sa génération (il est né en 1964) avait été influencée par trois cinéastes français : Eustache, Garrel et Doillon. « Ils nous ont appris ce qu’était le cinéma. Le modèle c’était la France, la génération de Jacques Doillon. Faire des films à petit budget représentait une alternative dans le cinéma. Faire un film comme Ponette, avec une fillette de quatre ans : c’est un film que nous n’aurions jamais pu faire ni imiter : un miracle ! ». A entendre leur dialogue, on se dit qu’il est toujours utile, nécessaire et ô combien agréable de voyager avec des films. On ne sait jamais, il y a peut-être dans la salle, à Tokyo ou ailleurs, un cinéphile en herbe, futur cinéaste, qui en fera son miel. Cela donnait en tout cas tout son sens à cette programmation de la Cinémathèque française à Tokyo.

Merci à M. Takashi Matsuura et à l’Asahi Shimbun ; à M. Shiguéhiko Hasumi ; à Abi Sakamoto, Michi Tamura, et l’Institut Franco-Japonais de Tokyo ; à Lucie Bréthomé, attachée audiovisuelle, et à l’Ambassade de France au Japon ; au Ministère des Affaires étrangères ; à Valérie-Anne Christen, directrice du bureau Unifrance à Tokyo, et à tous nos amis Japonais sans qui cette manifestation n’aurait pu être possible. Salut à Mme Tomoyo de La jetée. A Nobuhiro Suwa, membre fondateur du « Club des ultra marginaux ». A miss Yuko Fukuzaki, infatigable interprète – « notre voix japonaise » -, animatrice inconditionnelle du fan club de Chris Marker. A Hayao Shibata. Avec le soutien d’Agnès b., de Cinefil Inc., du Club Tourisme International Inc, Air France, Japan Community Cinema Center, Pia Corp., Pandora et au Centre Culturel français Athénée. Enfin à Emilie Cauquy, chef du service de la diffusion culturelle au sein de la Cinémathèque française, qui fut du voyage et manifesta un enthousiasme communicatif (elle parle déjà le japonais !).