Archive pour le 18.02.2010

Michael Ballhaus ou l’art de la lumière

jeudi 18 février 2010

Michael Ballhaus

Rendre hommage à un directeur de la photographie nécessite de se poser la question de la lumière en des termes concrets. À quoi ressemble le métier de chef opérateur ? Quelle est sa place aux côtés du réalisateur ? Quelle complicité se nous entre celui qui éclaire le film et les acteurs sur un plateau ? Ces questions sont essentielles, et les réponses toujours différentes, selon la nature de la relation qui lie un cinéaste et « son » directeur de la photographie. Costa-Gavras le disait hier soir, en présentant au public de la Cinémathèque Michael Ballhaus, connu pour avoir travaillé durant une dizaine d’années aux côtés de Rainer W. Fassbinder en Allemagne, avant de rejoindre l’Amérique au début des années quatre-vingts. Là il travailla avec des cinéastes comme James Foley (Reckless), Mike Nichols (Primary Colors, Working Girl, Postcards from the Edge), Robert Redford (Quiz Show), Coppola (Dracula) ou Paul Newman (La Ménagerie de verre). Mais c’est avec Martin Scorsese que Michael Ballhaus a noué la plus solide collaboration artistique : pas moins de sept films ensemble, et non des moindres ! Elle a débuté en 1985 avec After Hours, à un moment où Scorsese, suite à l’échec commercial de La Valse des pantins (The King of Comedy, avec Robert De Niro et Jerry Lewis, admirable), a besoin de se refaire auprès des Studios. After Hours, Scorsese le réalise avec un budget de quatre millions de dollars, c’est-à-dire rien ou pas grand-chose – ce qu’on appelle un film indépendant. Comment tourner un film à si petit budget, en quarante nuits de tournage ? Scorsese a l’idée de faire appel à Michael Ballhaus, formé dans les années 70 à la dure école Fassbinder. Tournage rapide, peu de moyens financiers et techniques, on compte sur la capacité d’adaptation de l’équipe, tout particulièrement sur celle du directeur de la photographie. Michael Ballhaus disait hier ce qu’il devait à la Nouvelle Vague, aux films de Truffaut, de Godard ou de Chabrol, qu’il découvrit en Allemagne durant les années soixante. Et à Raoul Coutard, qui inventa une autre manière d’éclairer les films, souvent en bricolant, toujours en s’adaptant aux conditions réelles, à l’absence de gros moyens, et en collant au désir du cinéaste, en l’occurrence Godard.

Entre 1970 et 1978, soit à peine huit années, Ballhaus a éclairé dix-sept films de Fassbinder, depuis Whity jusqu’au Mariage de Maria Braun. Des titres ? Prenez garde à la sainte putain, Les Larmes amères de Petra von Kant, Martha, Le Droit du plus fort, Maman Kusters s’en va au ciel, Je veux seulement qu’on m’aime, Le Rôti de Satan, Roulette chinoise, La Femme du chef de gare, Despair… Fassbinder réalise cinq, six, parfois sept films par an, à un rythme incroyable. Le cinéma allemand est exsangue, moribond, disqualifié. Fassbinder, avec sa puisse de travail, son énergie, sa créativité, le remet sur pied à lui seul. Si Michael Ballhaus ne travaille pas sur les autres films réalisés par Fassbinder, c’est pour reprendre des forces, ou parce qu’il n’est pas libre, et travaille aux côtés d’autres cinéastes allemands, comme  Ulli Lommel (Adolph et Marlene), Rudolf Thome (Made in Germany and USA – au fait, que devient ce cinéaste très original, qui réalisa quelques-uns des plus beaux films allemands dans les années quatre-vingts ?), Peter Lilienthal (La Montagne magique). Ballhaus a été formé à cette école d’un cinéma souvent financé par la télévision, peu et mal considéré dans son propre pays, mené à bout de bras par un cinéaste génial mais cruel : Rainer W. Fassbinder. Le directeur de la photographie, convié à la Cinémathèque française, qui lui rend hommage, en partenariat avec l’AFC, l‘association des chefs opérateurs français, et le Goethe Institut, raconte qu’il visita le tournage de Lola Montès, dont une partie se tournait dans les studios à Munich, en 1953 ou 54. Ballhaus était tout jeune (il est né en 1935), et le fait de voir Max Ophuls au travail décida de son avenir professionnel. Plus tard il deviendrait directeur de la photographie. Le style d’Ophuls (aidé par son directeur de la photographie, le grand Christian Matras) est profondément musical, l’image est à la fois extrêmement composée, stylisée, picturale, mais toujours saisie dans le mouvement, dans le rythme de la mise en scène. La beauté est la somme de ces éléments, mais avant tout dans la prise de risque, dans le fait de ressentir l’âme des choses, leur secret ou leur part invisible, alors même que tout a été mis en place – décors, objets, personnages, lumières, costumes ou paysages – pour que le spectateur voie et regarde, profite de ce qu’il y a à voir. L’art du cinéma consiste justement à se défier des apparences, et à trouver le ressort secret de ce qui les anime. La beauté survient à l’improviste, dans un léger mouvement de caméra, qui souligne imperceptiblement celui des êtres.

Cette leçon, Ballhaus l’a comprise, mise en pratique dans un film qui est pour moi magistral, admirable, et que je ne cesse de revoir tellement il est captivant, secret, envoûtant, sensuel, mais également cruel : The Age of Innocence (Le Temps de l’innocence) réalisé par Martin Scorsese en 1993. Je n’ai pas eu besoin de beaucoup d’arguments pour convaincre Ballhaus d’inaugurer la programmation qui lui est dédiée à la Cinémathèque, en projetant hier soir ce film adapté d’un roman d’Edith Wharton qui décrit la vie bourgeoise et oisive new-yorkaise dans les années 1870. Avec intelligence Scorsese ne nie pas le roman de Wharton, mais l’intègre dans le tissu narratif par le biais d’une voix off féminine (celle de l’écrivain ? dite par l’actrice Joanne Woodward), qui scande avec une sorte d’objectivité ou de neutralité les aventures délicates de trois personnages, Archer (Daniel Day-Lewis), Ellen (Michelle Pfeiffer) et May (Winona Ryder). Ce film de sentiments est tourné comme un film de suspense, en ce sens Scorsese ne se trahit pas lui-même. Ce qui bouleverse dans Le Temps de l’innocence c’est le double mouvement croisé : la combustion lente des sentiments, qui fait qu’Archer est attiré vers Ellen, ce dont il ne peut faire l’aveu à sa future épouse May, et la vitesse intrinsèque du cinéma, avec son rythme, ses fondus enchaînés et son montage. Scorsese et son équipe artistique ont réunis les éléments essentiels pour recomposer la vie aristocratique de la période dans le moindre détail, costumes, décors, tableaux, tout est admirable, les fleurs jaunes ou rouges qui renvoient à l’équivoque des sentiments, mais l’essentiel est ailleurs. Il est dans l’imperceptible, dans l’étonnante manière de feuilleter ce monde réel pour en capter le mouvement intime, secret. Arnaud Desplechin adore le film et vint sur scène en parler généreusement, intelligemment, pendant vingt bonnes minutes, offrant une véritable leçon de mise en scène d’un cinéaste parlant d’un autre cinéaste, sans manquer de rendre hommage à Michael Ballhaus pour sa capacité d’adaptation et son talent artistique.

Vendredi 19 février, Michael Ballhaus, accompagné de Ulli Lommel, viendra présenter à 19h à la Cinémathèque française Roulette chinoise de Rainer W. Fassbinder.

Samedi 20 février, après la projection à 14h30 à la Cinémathèque française de Goodfellas (Les Affranchis, 1990), autre chef d’œuvre de Martin Scorsese, Michael Ballhaus donnera une « Leçon de cinéma » que j’animerai, entouré d’Eric Gautier, directeur de la photographie, et Olivier Assayas, cinéaste.