Archive pour le 8.06.2010

Hommage à Werner Schroeter

mardi 8 juin 2010

Huppert - SchroeterIsabelle Huppert et Werner Schroeter, sur le tournage de Malina, en 1990

Werner Schroeter est mort le 13 avril dernier, il avait 65 ans et laisse derrière lui une œuvre importante, cohérente, fière, magnifique. Lyrique et poétique, hantée par des figures et traversée par un sens inouï du spectacle et de la représentation. Le spectacle sous toutes ses formes : théâtre, opéra, cinéma. Werner Schroeter était un créateur au sens noble et premier du terme : un artiste en prise directe avec son imaginaire, sa culture et ses passions intérieures. D’une totale liberté par rapport aux normes ou au système de production en vigueur. Fièrement dans les marges. Cela lui valut quelques difficultés dans sa vie de cinéaste, mais heureusement aussi de grandes fidélités. Je pense à ses acteurs et actrices, qui formaient autour de lui une troupe. A ses collaborateurs artistiques. A la ZDF qui, dans les années 70, produisit la plupart de ses films. A Paolo Branco, l’ami portugais, qui produisit trois films de Werner : Le Roi des Roses, Deux et Nuit de chien.

Tout cela nous replonge au début des années 70, lorsque ses premiers films sortirent à Paris. Dans mon souvenir c’était au cinéma Olympic, rue Boyer-Barret dans le 14è arrondissement, tenu par un jeune cinéphile dandy qui ignorait qu’un jour il serait… ministre de la Culture. Chers Amis, Frédéric Mitterrand regrette profondément de ne pouvoir se joindre à nous ce soir, pour des raisons d’emploi du temps.

C’était un temps déraisonnable. D’un côté, les tenants du discours idéologique (nous en étions, aux Cahiers du cinéma, pour quelque temps encore) ; de l’autre les amoureux de l’art, les esthètes, les tenants de l’avant-garde. C’était l’époque flamboyante du Festival d’Hyères, dirigé par Marcel Mazé, où Willow Springs obtint le grand prix en 1973 (Jean Douchet faisait partie cette année-là du jury). Ce sont eux qui avaient raison. Cela ne fait plus aucun doute : Schroeter, avec Eustache, Fassbinder et Garrel, fait partie de ce qu’il y avait de plus novateur à cette époque dans le cinéma européen.  

Parlant de Werner Schroeter, je ne peux m’empêcher d’évoquer Michel Foucault. Le cinéma n’était pas sa passion première, comme chacun sait. Il avait d’autres chats à fouetter. Nous l’interrogions sur le thème de l’anti-rétro, pour contrecarrer l’influence que nous jugions néfaste de films comme Lacombe Lucien et Portier de nuit. Passionnant entretien avec un philosophe. Mais nous n’avions pas perçu l’essentiel, qui était que Foucault se passionnait pour ce qu’on appelait alors « le nouveau cinéma allemand » : Schroeter, Syberberg, Fassbinder. J’ajoute le nom d’un cinéaste qui n’était pas allemand mais suisse, un être doux et délicieux : Daniel Schmid.

Michel Foucault, répondant à un entretien pour la revue Cinématographe en 1975 sur le sadisme au cinéma, disait ceci :

« Regardez les baisers, les visages, les lèvres, les joues, les paupières, les dents, dans un film comme La Mort de Maria Malibran, de Werner Schroeter. Appeler cela sadisme me paraît tout à fait faux, sinon par le détour d’une vague psychanalyse où il serait question de l’objet partiel, du corps morcelé, du vagin denté. Il faut revenir à un freudisme d’assez basse qualité pour rabattre sur le sadisme cette manière de faire chanter les corps et leurs prodiges. Faire d’un visage, d’une pommette, de lèvres, d’une expression des yeux, faire ce qu’en fait Schroeter n’a rien à voir avec le sadisme. Il s’agit d’une démultiplication, d’un bourgeonnement du corps, une exaltation en quelque sorte autonome de ses moindres parties, des moindres possibilités d’un fragment du corps. Il y a là anarchisation du corps où les hiérarchies, les localisations et les dénominations, l’organicité, si vous voulez, sont en train de se défaire. Alors que dans le sadisme, c’est bien l’organe en tant que tel qui est l’objet de l’acharnement. Tu as un œil qui regarde, je te l’arrache. Tu as une langue que j’ai prise entre mes lèvres et mordue, je vais te la couper. Avec ces yeux, tu ne pourras plus voir ; avec cette langue, tu ne pourras plus ni manger ni parler. Le corps chez Sade est encore fortement organique, ancré dans une hiérarchie, la différence étant bien sûr que la hiérarchie ne s’organise pas, comme la vieille fable, à partir de la tête mais à partir du sexe. Alors que, dans certains films contemporains, la manière qu’on a de faire échapper le corps à lui-même est d’un tout autre type.

Foucault admirait La Mort de Maria Malibran et Willow Springs, peut-être sous l’influence de son ami Hervé Guibert. Ces films l’ont aidé à entrevoir une nouvelle approche philosophique du corps et de ses plaisirs.

Foucault toujours : « Dans La Mort de Maria Malibran, la manière dont les deux femmes s’embrassent, qu’est-ce que c’est ? Des dunes, une caravane dans le désert, une fleur vorace qui s’avance, des mandibules d’insecte, une anfractuosité au ras de l’herbe. Antisadisme de tout cela. Pour la science cruelle du désir, rien à faire de ces pseudopodes informes, qui sont les mouvements lents du plaisir-douleur.

Ce que Foucault aimait et admirait chez Schroeter, c’est le seul souci de la passion, cet état de combustion entre deux êtres. Les deux hommes en débattent lors d’une rencontre orchestrée par Gérard Courant, le 3 décembre 1981.

 Qu’est-ce qu’une passion ?, dit Foucault en évoquant La Mort de Maria Malibran. C’est un état, c’est quelque chose qui vous tombe dessus, qui s’empare de vous, qui vous tient par les deux épaules, qui ne connaît pas de pause, qui n’a pas d’origine. En fait, on ne sait pas d’où ça vient. La passion est venue comme ça. C’est un état toujours mobile, mais qui ne va pas vers un point donné. Il y a des moments forts et des moments faibles, des moments où c’est porté à l’incandescence. Ça flotte. Ça balance. C’est une sorte d’instant instable qui se poursuit pour des raisons obscures, peut-être par inertie. Ça cherche, à la limite, à se maintenir et à disparaître. La passion se donne toutes les conditions pour continuer et, en même temps, elle se détruit d’elle-même. Dans la passion, on n’est pas aveugle. Simplement, dans ces situations de passion, on n’est pas soi-même. Ça n’a plus de sens d’être soi-même. On voit les choses autrement.

A quoi Werner Schroeter répond : Le conflit de l’amour et de la passion est le sujet de toutes mes pièces de théâtre. L’amour est une force perdue, qui doit se perdre tout de suite parce qu’elle n’est jamais réciproque. C’est toujours la souffrance, le nihilisme total, comme la vie et la
mort. Les auteurs que j’aime sont tous suicidaires : Kleist, Hölderling – qui est quelqu’un que je crois comprendre, mais hors du contexte de la littérature… Depuis mon enfance, je sais que je dois travailler non pas parce qu’on m’a dit que c’était indispensable – mais parce que je savais qu’il avait si peu de possibilités de communiquer dans la vie qu’il fallait profiter du travail pour s’exprimer. En fait, travailler, c’est créer
. »[1]

Werner Schroeter a donc passé sa vie à travailler. À créer. Théâtre, cinéma, opéra. Son œuvre traverse les langues et les cultures : elle est musicale, organique, physique. Allemagne, Autriche, France, Italie, Portugal, Philippines, Argentine, Nicaragua. Goût des mélanges, recherche de l’extase, mélancolie profonde, musicale, opératique. Il a, disait Frédéric Strauss, « filmé la passion sous l’empire de la vérité ». Chaque film de Schroeter offre le spectacle d’une combustion. Pour cela il a besoin d’acteurs, et surtout d’actrices : de figures amies et admirées, qui concourent à ses passions. Fascination pour la Callas, pour les nombreuses égéries qui peuplent ses films : Magdalena Montezuma. Ingrid Caven. Ila von Hapsberg. Christine Kaufmann. Karina Fallenstein. Bulle Ogier. Ida di Benedetto. Andréa Ferréol. Maria Schneider. Amira Casar. Arielle Dombasle. Carole Bouquet. Isabelle Huppert.   

Isabelle Huppert, c’est d’abord Malina en 1990. Puis Deux, en 2002.

Malina est un roman d’Ingebord Bachman, adapté par Elfriede Jelinek, très amie avec Schroeter. La rencontre entre Isabelle Huppert et Schroeter fut tumultueuse, dans une sorte de fusion artistique, brûlante, incandescente, asphyxiante.

« Werner me dit souvent qu’il se prend  pour moi, que lui c’est moi, c’est une relation fusionnelle, un rapport très fort comme j’en ai rarement connu, dit Isabelle[2]. Il adore toucher les gens, il a un côté animal, sensuel. Il a  une très grande fascination pour ses acteurs, une volonté tenace de rentrer en eux pour leur arracher ce qu’ils ont à l’intérieur. » Incroyable directeur d’acteurs, doué d’un forte maîtrise, spectateur des sentiments et des états dans lesquels il plonge ses acteurs et collaborateurs : tel était Werner Schroeter, artisan et artiste. Il avait visiblement besoin de créer autour de lui un sentiment chaotique, une tension générale, afin de mettre ses acteurs sur les nerfs pour en tirer le maximum. Génie de la vibration, de la passion qui surgit comme un éclair. Ce cinéaste rare nous a quittés.

Dans un entretien publié en novembre 2002[3], il disait ceci : « Après mes études secondaires, j’ai eu deux objectifs : connaître l’amour puis connaître la mort. » Nul doute que pour lui, le cinéma fut le seul compromis acceptable. Une manière de jouer passionnément sur ces deux registres. Le cinéma : à la vie à la mort.

 Une rétrospective de l’œuvre de Werner Schroeter aura lieu à partir du 2 décembre, et jusqu’au 22 janvier 2011, au Centre Georges Pompidou. Elle se fait en partenariat avec le Goethe-Institut et le Festival d’Automne à Paris.


[1] Propos recueillis par Gérard Courant, le 3 décembre 1981, paru dans Werner Schroeter de Gérard Courant, éditions Cinémathèque française et Goethe Institut, janvier 1982.

[2] Les Cahiers du cinéma, n° 435, Septembre 1990.

[3] Les Cahiers du cinéma, n° 573, Novembre 2002.