Archive pour le 4.11.2010

Jean-Pierre Melville, avec ou sans Alain Delon

jeudi 4 novembre 2010

Alain Delon avait promis qu’il viendrait, et il n’est pas venu. Qu’il serait là pour parler du Cercle rouge, son second film avec Jean-Pierre Melville (après le premier, réalisé en 1967 : Le Samouraï, et avant le troisième qui allait être Un flic, dernier film réalisé par Melville en 1972, un an avant sa mort). Mais il y a trois jours, Alain Delon s’est fait excuser, prétextant un engagement loin de Paris. Dommage. Mais tant pis. Pour nous et pour lui. Hier soir, la salle Henri Langlois était bourrée, les spectateurs venus de tous les horizons pour voir ou revoir l’avant-dernier film de Melville. Son douzième. Et sans doute son meilleur. Michel Piccoli, généreux et seigneurial, a dit quelques mots élogieux sur celui qui le dirigea dans Le Doulos : une seule scène, mais quelle scène ! Costa-Gavras évoqua la figure du « Maître » pas toujours abordable et égocentrique, seul cinéaste français ayant eu le culot de créer son propre studio (rue Jenner, dans le 13è), ce qui ne plaisait pas à tout le monde. Et par ailleurs, père de la Nouvelle Vague. Il est évident qu’un film comme Bob le flambeur, tourné en 1954, filmé avec une telle liberté, dans la rue, hors du studio et des conventions en vigueur dans le cinéma français, exerça une influence certaine sur A bout de souffle et quelques autres films des jeunes Turcs des Cahiers du cinéma. Melville apparaît dans le premier film de Godard (la fameuse scène de l’interview avec Parvulesco, interprété par Melville, à Orly), manière pour le turbulent genevois de rendre hommage à une figure admirée. L’histoire entre Melville et la Nouvelle Vague tourna court. Truffaut, qui appréciait Melville, se fâcha avec l’auteur du Doulos. A moins que ce soit l’inverse. Truffaut et Melville, non réconciliés. Eric Demarsan, compositeur de la musique du Cercle rouge, mais également de celle magnifique de L’Armée des Ombres (à réentendre : CD chez Universal, grâce au travail de l’intelligent et immarcescible Stéphane Lerouge : Jean-Pierre Melville : Le Cercle Noir), ainsi que Rémi Grumbach et Laurent Grousset, les deux neveux de Jean-Pierre Grumbach, alias Melville, et Jean-François Delon (assistant de Melville sur Un flic) rendirent hommage, avec simplicité et sincérité, à l’auteur du Samouraï.Delon encore. C’est lui qui tenait à présenter Le Cercle rouge. Pour dire tout le bien qu’il pense des autres acteurs du film : André Bourvil, génial en commissaire Mattei, à la fois glacial et humain, stratège métallique – Le Cercle rouge allait être son ultime film ; Yves Montand, dans le rôle de Janssen, ancien flic alcoolique et élégant, prince des armes à feu ; François Périer acteur profond et impénétrable, toujours juste ;  et Gian Maria Volonté, qui interprète le personnage de Vogel dans le film, qui s’échappe d’un train dans une scène inoubliable. Melville s’est entendu avec tous, sauf avec l’acteur italien qu’il jugea sévèrement : « Gian Maria Volonté est un acteur d’instinct. Il est sans doute un grand acteur shakespearien, mais il est un personnage absolument impossible, en ce sens qu’il ne m’a donné à aucun moment le sentiment d’avoir affaire à un acteur professionnel. Il ne savait pas se placer dans la lumière et ne comprenait pas qu’un centimètre à gauche ou un centimètre à droite, ce n’était pas la même chose. » Si Volonté d’après Melville ne sait pas, Delon lui sait. Melville ne tarit pas d’éloges sur son acteur préféré, « prodigieusement doué » dit-il à Rui Nogueira dans le livre d’entretiens d’où ces citations sont extraites (Le cinéma selon Jean-Pierre Melville, dans la Petite Bibliothèque des Cahiers du cinéma. Passionnant et de première main). Melville toujours : « J’ai fait deux films avec Delon, et c’est formidable, parce qu’il y a entre nous une complicité extraordinaire sur le plan du tournage. Mais c’est compensé – parce qu’il faut que tout soit toujours compensé – par l’exceptionnelle complexité du personnage. En même temps, on peut dire que ces moments de complicité et de communion sont enrichis par le fait qu’il a une vie compliquée – oh combien ! – et qu’il n’est pas toujours – et en tout cas, il ne l’a pas été toujours dans mon film – complètement disponible ». Delon est génial dans Le Cercle rouge en ce sens qu’il disparaît peu à peu du film. On le voit, il est presque de tous les plans du film, mais il s’est fondu à l’intérieur de son personnage, Corey. Comme liquéfié. Une simple silhouette en action. Dans la longue, très longue scène du casse de la place Vendôme (27 minutes, montre en main), il est déguisé à l’identique de son complice Volonté, les deux hommes portent un masque pour ne pas être découverts par les caméras de surveillance de la joaillerie de luxe qu’ils s’apprêtent à dévaliser. Acteur masqué, lisse, rendu à sa pure fonction, à ses gestes ultra précis, professionnels. Melville dirige admirablement Delon en le faisant disparaître. En faisant disparaître la star, en la vidant de toute son aura, à l’intérieur même du personnage et de sa fonction ou de sa gestuelle. La grandeur de Delon aura été de l’accepter, de se prêter au jeu. Je ne suis donc pas si étonné qu’il ne soit pas venu hier présenter Le Cercle rouge, même si, comme la plupart des spectateurs présents, je le regrette. Delon est un acteur immense, justement capable de « disparaître ».Jean-Pierre Melville n’a réalisé que treize films, ce qui est peu. Mais l’œuvre est là, pleine et cohérente, comme un œuf. Le festival Premiers Plans, à Angers, organisa la rétrospective intégrale en janvier dernier, avec succès. Nous étions convenus de prendre le relais, sachant que dans l’intervalle allait paraître un ouvrage collectif mené de mains de maîtres par deux « melvilliens » : Jacques Déniel et Pierre Gabaston, pour le compte des (impeccables) éditions Yellow Now. L’ouvrage vient de paraître, très (bien) illustré, fourni de contributions les plus diverses, l’ensemble sur un ton alerte. Son titre : Riffs pour Melville. Avec des textes de Marcos Uzal, Fabrice Revault, Alain Keit, Olivier Bohler (auteur d’un documentaire passionnant sur Melville : Sous le nom de Melville, qui sera programmé mercredi 10 novembre à 19h30 à la Cinémathèque), Pierre Gabaston, Jacques Déniel, Frédéric Sabouraud, Jean-Baptiste Thoret, Bernard Benoliel, Jean-François Rauger, Jacques Mandelbaum, Alain Bergala, Gilles Mouëllic, Jean-Marie Samocki, Pierre Marie Déniel, Pierre Laudijois, et mézigue. S’il y a quelque chose d’émouvant dans cet ouvrage collectif, c’est assurément l’entretien de Jean-Baptiste Thoret avec Alain Corneau, sans doute le dernier qu’il accorda avant de mourir il y a deux mois, et dans lequel il évoque sa fascination pour l’auteur du Deuxième souffle. À lire.