Archive pour le 28.08.2011

Habemus Papam de Nanni Moretti

dimanche 28 août 2011

Dialogue avec Nanni Moretti à la Cinémathèque française le 7 septembre 2011.

Hier vendredi, j’ai été revoir en projection de presse Habemus Papam, de Nanni Moretti. Ayant déjà vu le film à Cannes en mai dernier, mais, travaillant sur Moretti avant de l’accueillir dans quelques jours à la Cinémathèque à l’occasion de la rétrospective qui lui est consacrée, j’avais le désir de remettre mes idées au clair. En voici quelques unes, écrites juste après cette deuxième vision.

Comment faire pour que le cinéma, qu’il soit documentaire ou de fiction, s’approche au plus près du plus important rituel symbolique au monde, celui de l’élection d’un nouveau Pape, et le filme de l’intérieur ? C’est la première question que pose Habemus Papam, en termes de mise en scène. Comment s’approcher des lieux saints, au Vatican, et suivre comme si l’on y était les événements et le processus de l’intérieur ?

C’est ce que ressent le spectateur dans les premières minutes du film : le sentiment d’y être, d’avoir pu pénétrer là où, en principe, aucune caméra ne pénètre jamais. On suit la procession des cardinaux se dirigeant vers leur conclave, tout en s’interrogeant : sont-ils de vrais cardinaux, ou des acteurs et figurants ? Ce n’est qu’au bout d’un certain temps, au moment où les cardinaux venus de tous les continents ont commencé à voter, que l’on aperçoit Michel Piccoli, habillé comme les autres de sa belle robe blanche et rouge pourpre, discret tel un figurant, au dernier rang. L’acteur Piccoli, dans toute son humilité, fait tâche dans le tableau. S’il y est, c’est que le cinéma tout entier y est avec lui.

La présence de Piccoli fait pour ainsi dire basculer le film dans la fiction. Moretti a dès lors gagné la partie, réussissant à nous faire croire qu’il a pu pénétrer à l’intérieur de l’espace symbolique le plus secret et le plus fermé au monde, en y introduisant son acteur principal, Michel Piccoli, qui dans le film se nomme Melville. Un cardinal parmi d’autres, humble et discret, mais qui, par miracle, sera appelé à la fonction suprême.

Un premier tour, un deuxième et puis, au troisième tour de l’élection, voilà que le nom de Melville fait soudainement l’unanimité. Les regards des cardinaux se tournent vers lui, émerveillés et innocents : ils ont voté pour celui qui jusqu’alors n’était même pas un outsider. On a vu que pendant les longs moments où se déroulait l’élection, les favoris priaient secrètement pour ne pas être élus. Le futur Pape serait donc à la mauvaise place : celle que tout le monde craint d’occuper, de peur de ne pas être à la hauteur. Les cardinaux ont voté pour un inconnu : Melville est élu Pape. La fumée blanche peut enfin s’élever au-dessus du Vatican. Et la foule laisse éclater sa joie.

L’autre question que Moretti s’est posée, à part celle de filmer de l’intérieur ces cérémonies d’ordinaire interdites d’images, est : comment filmer le hors-champ ? Le hors-champ, c’est l’immense place St Pierre sur laquelle des dizaines de milliers de croyants, de fidèles, attendent, nuit et jour, les yeux rivés sur un balcon, avec l’espoir de découvrir le visage de l’élu. De voir sa silhouette, de loin, les saluer. La taille des plans en découle, imposant un découpage très serré : plans très lointains pris depuis le Vatican, plans rapprochés sur la foule, inserts sur quelques visages pris dans la foule, ce qui permet au spectateur de lire et de suivre sur l’écran, dans une sorte de contrepoint, le déroulé des opérations, de participer à cette dramaturgie secrète et feutrée dont le moindre écho est amplifié à l’infini. Ces plans-là ne sont pas des plans de studio, mais un grand nombre a été saisi dans le réel, couplé et agencé à d’autres pour ainsi dire « reconstitués » ou recomposés pour le besoin du film. Il y a donc du vrai et du faux, secrètement entremêlé au montage. Ce mélange est très excitant, et il faut au spectateur toute son attention pour en déchiffrer les signes. C’est un des aspects les plus réussis du film de Moretti : cette gymnastique entre le vrai et le faux. Un des tours de force du film consiste à nous faire croire que tout a été tourné en temps réel, avec de vrais figurants installés sur la place St Pierre à Rome. Et d’avoir ainsi le champ et le contre-champ.

Une fois élu, Melville se doit d’apparaître au balcon, face à la foule qui l’attend, et de s’adresser aux fidèles (et par là même aux médias du monde entier). Ainsi le veut le rite pontifical (et médiatique). Or c’est le moment de basculement du film : on entend un cri, hors-champ, celui d’un enfant saisi dans son cauchemar, ou celui d’un homme qui soudain prend conscience de ce qu’il attend. Catastrophe. Melville s’enfuit, refuse son rôle. Il a, dit-il, besoin de temps pour se recomposer. Les cardinaux sont stupéfaits, ce genre d’accident n’arrive jamais. Dans cette mise en scène ritualisée et sacralisée, Melville devient le grain de sable qui grippe la machine symbolique. L’homme ne veut ni ne peut se confondre avec la fonction qui vient de lui être accordée.

C’est le scénario politique du film de Moretti : ce moment où l’homme à qui l’on vient de confier la plus haute responsabilité symbolique et politique, défaille et se détourne de la fonction suprême. Melville s’enfuit devant la (trop lourde) responsabilité qui lui incombe. Non par lâcheté mais courage. Car il faut du courage pour fuir. Et pour enfin s’appartenir. Cela a toujours été le sujet intime du cinéma de Nanni Moretti, y compris dans ses films les plus radicaux – je pense à Palombella rossa : crier et refuser le langage de la société, celui vulgaire des médias et de la communication, et chercher le langage de la vérité.

Michel Piccoli joue le rôle à merveille, comme s’il retombait lui aussi en enfance. Son cri est un cri primaire, irrépressible, qui sort du plus profond de sa personne. Le « camerlingue », sorte de directeur de la communication, poste hautement politique au Vatican, se dépêche de convier un psychanalyste (Moretti en personne), qui pourra par la vertu du dialogue intime aider Melville à retrouver ses esprits. À se recomposer. Cela n’aidera en rien. Melville profite d’un moment d’inattention lors d’une sortie dans Rome, sous haute protection, pour fuir. Il choisit la liberté. Il a besoin de faire l’école buissonnière, de manière irrépressible une fois encore, pour enfin exister. Se donner enfin du temps. Temps de la mémoire, Temps de regarder le monde avec les yeux simples et béats de l’homme vieillissant, enfin libre, débarrassé de toute fonction, de toute mission. C’est l’échappée belle, qui autorise des rencontres, avec une femme psychanalyste (Margherita Buy), avec une troupe de théâtre répétant La Mouette de Tchékhov (dont Melville connaît le texte par cœur), avec les gens dans la rue ou les cafés. Piccoli est bouleversant parce qu’il est lui-même. Comme si le film était aussi en quelque sorte son portrait.

Champ et hors-champ : Habemus Papam joue tout du long sur cette corde raide. Pendant que Melville/Piccoli disparaît dans Rome, il faut que quelqu’un, même une ombre, continue de faire croire à la foule des fidèles rassemblés place St Pierre, que le nouveau Pape est bien là, chez lui dans son appartement en train de méditer ou de prier. Le vrai et le faux. L’un fait  croire à l’autre. Au spectateur de trancher. Habemus Papam a fait débat en Italie, comme toujours avec les films de Moretti. Mais n’a, semble-t-il, pas engendrer de polémique avec l’église, qui a son mot à dire sur tout, et d’abord sur ce qui la concerne. Le film n’est pas anticlérical, ni provocateur. Son sujet est tout autre. Quel est-il ? Moretti a atteint la maturité (il a 58 ans) et il filme un homme « qui dit non » et qui laisse entrevoir la faille au plus profond de son être. Melville dit non pour redevenir lui-même, retrouver son harmonie, sa vérité intime, en dehors des schémas politiques, structurels et religieux, qui l’aliènent. Pour retrouver le langage vrai de la vie. Il fallait un grand acteur comme Piccoli pour incarner ce personnage qui refuse.

J’écris ces lignes tout en jetant un œil à la télévision, aux images provenant de l’Université d’été du PS à La Rochelle. Les candidats aux primaires défilent et rivalisent. Imaginons que l’un ou l’une s’adresse à ses amis : « Chers camarades, j’ai une chose à vous dire, je renonce, vous allez être déçus, mais il est important pour moi de ne pas, de ne plus endosser cette armure et de m’en aller… » Vous imaginez la stupeur…

Nanni Moretti sera à la Cinémathèque, les 6 et 7 septembre. Nous aurons l’occasion de parler avec lui de ce film, et de tous ses films. Nous l’attendons avec impatience.