Archive pour le 10.01.2012

Steven Spielberg adopté à la Cinémathèque française

mardi 10 janvier 2012

La venue de Steven Spielberg hier a fait événement, comme prévu. Les places pour assister à sa « leçon de cinéma » avaient été prises d’assaut. Jamais la Cinémathèque n’avait reçu autant de demandes, provenant de toutes parts. Si bien qu’il a fallu ouvrir les trois salles pour accueillir le maximum de spectateurs. Et encore, une bonne partie des fans et passionnés du cinéma de Spielberg n’a pu assister à ce moment inoubliable. Heureusement, cette « leçon de cinéma » a été filmée et transmise en direct sur le site de arte.tv, ce qui rend possible à chacun d’y accéder. Voir aussi sur le site : cinematheque.fr

Steven Spielberg est arrivé à 18h5, comme prévu, avant la fin de la projection de War Horse, son dernier film projeté à 16 heures. Costa-Gavras et moi l’avons accueilli, rejoints par Jean-François Camilleri, le pdg de Disney France (War Horse sortira le 22 février, distribué par Disney). Nathalie Baye est là, très heureuse de retrouver le cinéaste qui l’a dirigée en 2002 dans Catch Me if You Can. Lorsque Costa-Gavras demande à Spielberg s’il accepterait de passer dans la salle Georges Franju pour saluer le public, l’auteur de E.T. accepte volontiers. Les 200 spectateurs présents n’en croient pas leurs yeux, se lèvent et applaudissent le cinéaste avec une ferveur inouïe. Costa et Spielberg se rendent ensuite dans la salle Epstein (96 places) : même accueil. Puis nous rejoignons la salle Langlois, pleine à craquer. Le public se lève comme un seul homme pour acclamer Steven Spielberg. L’ovation dure plusieurs minutes. Spielberg est littéralement cueilli, je vois son regard ému, il remercie la salle.

Assis et l’entourant, Costa-Gavras et moi commençons à lui poser quelques questions sur War Horse, le choix du sujet – une adaptation d’un roman de Michael Morpurgo paru en 1982, adapté récemment au théâtre à Londres, avant que Kathleen Kennedy, la productrice travaillant aux côtés de Spielberg, ne recommande à celui-ci de lire le livre, les lignes directrices de la mise en scène. La conversation dure un peu plus d’une heure, dense, fluide, et Spielberg est tout à fait à son aise pour parler de sa conception du cinéma.

Costa-Gavras et moi avions préparé nos questions et revu War Horse dans l’après-midi. Et pourtant, je n’ai jamais été autant ému et intimidé à l’idée de questionner un réalisateur que je ne l’ai été hier avec Steven Spielberg. J’avais un trac fou. Cela tient à l’idée que l’on se fait dela personne. Je savais aussi combien il avait fallu attendre ce moment tant espéré, unique. Je me souviens que Costa-Gavras a écrit à Spielberg en 2009, il y a donc plus de deux ans. En avril 2009, alors que nous étions ensemble à Los Angeles à l’occasion de COL COA (« City of Lights, City of Angels », le festival de films français organisé par le Fonds Culturel Franco-Américain, Costa a téléphoné à Spielberg, et celui-ci avait répondu oui sans hésiter. Il fallait ensuite attendre le moment propice où Spielberg serait de passage à Paris. J’avais revu plusieurs de ses films, lu et visionné des entretiens qu’il a donnés ici ou là, je m’étais renseigné sur le personnage, je savais qu’il répondait avec intelligence et lucidité à toutes les questions portant sur ses films. On a beau savoir, il faut à un moment se jeter à l’eau…

A deux mètres de lui, j’ai été sidéré par sa ressemblance (y compris physique) avec François Truffaut : même passion, même flamme dans le regard pour évoquer ses choix de mise en scène et sa manière de concevoir le cinéma, même humilité, même conviction dans le pouvoir du cinéma, non de reproduire la vie réelle mais d’en proposer une version autre, bigger than life. Même lucidité sur son propre travail, même capacité d’évoquer tour à tour les intentions du film et la réalisation. Même sentiment de proximité intime avec le cinéma. C’est la raison pour laquelle je tenais, vers la fin de cette leçon de cinéma, à évoquer Truffaut et à avoir le point de vue de Spielberg.

Spielberg a réagi au quart de tour, évoquant longuement le tournage de Close Encounters of the Third Kind, son quatrième film entrepris après Duel, Sugarland Express et Jaws. Il a à peine 30 ans en 1976, Truffaut en a 44. Les deux hommes s’apprécient et s’entendent à merveille, l’expérience est profitable des deux côtés. Truffaut vient de terminer L’Argent de poche (Small Change, titre anglais), et travaille au scénario de L’Homme qui aimait les femmes, qu’il tournera à son retour des Etats-Unis. A Mobile (Alabama) où se déroule le tournage de Close Encounters…, Truffaut a du temps, entre les prises – car le tournage impose des contraintes techniques énormes pour l’époque, dues essentiellement aux effets spéciaux – pour peaufiner le scénario qu’il coécrit avec Michel Fermaud et Suzanne Schiffman. Spielberg a vu, comme beaucoup d’Américains à cette époque, L’Enfant sauvage, réalisé par Truffaut en 1969. Le film n’a pas tellement marché en France, mal compris, sorti en plein courant idéologique post-68. Aux Etats-Unis le film a circulé, beaucoup circulé, entre autres sur les campus. Les Américains ont mieux compris le film, l’histoire d’un professeur (Itard, joué par Truffaut lui-même) essayant d’éduquer un enfant sauvage. Spielberg a vu le film à cette époque, qui est celle de ses débuts àla télévision. La grande question, et il me semble qu’elle est commune à Truffaut et à Spielberg, c’est : comment appartenir au monde ? Comment apprendre les rudiments du langage permettant à l’être humain de se débrouiller dans et avec le monde, de trouver son objet singulier. Spielberg a dit hier qu’il se sentait comme Truffaut un « enfant sauvage ». Pour lui, comme pour Truffaut, il a fallu trouver cet objet, le cinéma, l’habiter et en faire un refuge. L’un et l’autre y ont mis toute leur énergie, dès l’enfance. Le refuge de Spielberg c’est aujourd’hui Dreamworks – ça a d’abord été Amblin, la société de production qu’il a créée à ses débuts. Un refuge de luxe, mais qui demande beaucoup de travail et d’énergie. Pour Truffaut, cela fut, de manière plus modeste, les Films du Carrosse. Au-delà de la société de production réelle, qui permet à ces deux cinéastes d’affirmer leur totale indépendance – celle de Spielberg est énorme, planétaire : il est LE cinéaste pouvant tout se permettre, étant donné les énormes succès obtenus par la plupart de ses films -, c’est le cinéma lui-même qui est leur refuge. Spielberg était incroyable hier, répondant à nos questions sur sa boulimie de travail : comment peut-il entreprendre, coup sur coup, voire de manière simultanée, deux, parfois trois films en même temps : parce que faire des films est sa seule passion, et s’il ne raconte pas une histoire, la vie l’ennuie vite. C’était la même chose pour Truffaut. Vivre totalement à l’intérieur du cinéma, en faire son lieu exclusif, l’affaire de toute une vie.

Spielberg est reparti heureux après cette leçon de cinéma et son passage à la Cinémathèque. Il nous l’a dit : « J’ai eu le sentiment d’être adopté par la Cinémathèque française », a-t-il dit à Costa-Gavras et moi. Jamais depuis l’accueil de E.T. à Cannes en 1982 je n’avais reçu pareil accueil ». Oui, cher Steven Spielberg, nous vous avons adopté, le public de la Cinémathèque vous a adopté, et il vous l’a démontré hier avec une ferveur inouïe. Alors, à bientôt.

Un grand merci à The Walt Disney Company France, à Jean-Fraçois Camilleri et son équipe; un merci tout spécial à Michèle Abitbol-Lasry pour sa confiance, et à Clélia Cohen pour son aide précieuse. Merci à Arte.tv et à Marie-Laure Lesage.