Archive pour le 13.10.2012

Le dernier film de Christine Pascal

samedi 13 octobre 2012

Ce samedi  matin, j’ai vu un film étonnant, unique dans son genre. Un film tiré du néant. Bouleversant. Son titre : Adultère, mode d’emploi – Journal d’un montage. Jacques Comets, monteur et enseignant le montage à La fémis, m’avait convié à cette projection, en prenant des gants : « Cela me ferait plaisir que tu viennes, tu verras, c’est un film étrange, qui a été possible à partir du moment où nous avons retrouvé les bandes de Hi8 tournées pendant le montage du film de Christine Pascal, Adultère, mode d’emploi, en 1994, quelques mois avant la mort de l’actrice et réalisatrice ».

Curieux, je suis venu. La projection avait lieu au Saint-Germain des Prés, il y avait là des amis de Christine Pascal. Bertrand Tavernier, qui l’a souvent dirigée dans ses films (L’Horloger de St Paul, Que la fête commence…, Des enfants gâtés, Le Juge et l’Assassin, Autour de minuit) ; Bruno Coulais qui a composé la musique du film, Renato Berta qui en a fait la lumière. Lorsqu’elle a présenté Journal d’un montage dont elle est la réalisatrice, Annette Dutertre a elle aussi pris des gants : vous allez voir, l’image est dégueulasse, le son médiocre, il n’est pas sûr que ce soit un film… Vite, que la séance commence. Journal d’un montage dure une heure trente ou quarante, et suit au jour le jour le montage du dernier film de Christine Pascal. C’est un film de cinéma, sur le cinéma, dans le cinéma : il en montre les secrets de fabrication, il en dévoile le mécanisme intime.

Il existe une multitude de making of, et ce depuis des lustres. Cela consiste en général à faire un peu de tourisme durant le tournage d’un film, à interroger le réalisateur et les vedettes, à saisir une ou deux scènes au tournage. Le tour est joué, la promotion assurée. Là, c’est tout autre chose : suivre un film en cours de montage, dans ce moment d’écriture très particulier où le film trouve lentement sa forme et son rythme, sa musique, se discute et sort des limbes. En 1994, on montait encore sur pellicule, avant l’arrivée de l’Avid, c’est-à-dire du montage numérique. Jacques Comets est de tous les plans, à la table de montage, gai et plein d’humour, heureux de travailler dans une totale complicité avec Christine Pascal. Annette Dutertre est son assistante monteuse. Par jeu, ils ont pris le parti de se filmer, sans que cela ne modifie en rien leur attitude et leurs gestes. Ces images sont restées pendant longtemps dans une boîte, jusqu’à ce que Annette Dutertre décide d’en faire un film.

La salle de montage à Joinville est une sorte de caverne, on y vit dans le noir ou la pénombre, pour le film et par le film. Le dehors n’existe pas. C’est l’antre du cinéma. Sans hors champ. Ça fume beaucoup, ça rit et ça rêve, et le film peu à peu trouve sa langue propre. Christine Pascal est radieuse, elle rit, elle rit, son rire est à répétition, elle charme et l’actrice transparaît souvent derrière la réalisatrice. Elle est d’une beauté stupéfiante. Moment magique : un matin elle arrive à la salle de montage fatiguée car elle n’a pas beaucoup dormi de la nuit. Tandis que Jacques Comets se met à sa table de montage, elle s’allonge sur un lit de camp et s’endort. C’est un moment absolument bouleversant, d’abandon total (le film peut se faire sans elle, il est dans de bonnes mains). Christine Pascal s’endort et retourne en enfance, laissant son film se faire après l’avoir confié à un ami. Le cinéma sort du rêve, il en est le prolongement éveillé. C’est le sentiment qui transparaît dans ce beau film qu’il faut programmer dans toutes les cinémathèques et les écoles de cinéma du monde entier.

Adultère, mode d’emploi parlait du sexe et ce de manière osée. Au cours du montage, Christine Pascal s’amuse de l’avoir fait, et en même temps, on sent qu’elle en a peur. Jusqu’où aller, que peut-on montrer et que ne peut-on pas montrer ? Et les acteurs, comment les amener à faire des choses qu’ils n’osent pas faire ? C’est aussi pour cela qu’elle s’endort, qu’elle se retranche durant un moment du montage et du monde des adultes. Mutine et rieuse, adorable d’intelligence et de sincérité, on a du mal à croire qu’elle n’a plus que quelques mois à vivre. Tiré d’une boîte noire où il était endormi depuis dix-sept ans, ce film sur le film est aujourd’hui visible. Grâce à Anne Dutertre qui l’a réalisé, et Jacques Comets qui l’a produit avec Arnaud Dommerc, avec l’aide de la Région Île-de-France. Il est un film de plus, essentiel, vital et bouleversant, dans l’œuvre intense de Christine Pascal qui, rappelons-le, n’avait réalisé que cinq films : Félicité (1979), La Garce (1984), Zanzibar (1989), Le Petit prince a dit (1992), et Adultère, mode d’emploi (1995).