Archive pour le 14.12.2007

Ne touchez pas aux images !

vendredi 14 décembre 2007

Dans mon dernier blog, j’ai essayé de dire quelques mots à propos de la photo récente d’Ingrid Betancourt, du triste sort réservé à cette femme, et des tentatives officielles d’entrer en contact avec elle et de trouver un moyen de négocier avec ses ravisseurs. Cela m’a valu quelques commentaires vengeurs. En résumé : Ne touchez pas aux images ! Elles sont piégées et manipulées ; vous jouez à l’innocent alors que nous savons très bien qui vous êtes, et de quelle manière vous faites explicitement le jeu du pouvoir. C’est clair : Sarkozy mène le bal et vous n’êtes qu’un suppôt du pouvoir politico-médiatique. En plus, vous osez lui faire de la pub ! Ne faites pas l’innocent, on vous connaît, vous et vos amis… Je vous laisse juge. Je n’ai pas très envie de répondre, refusant d’entrer dans un débat manichéen droite-gauche, blanc-noir. J’ai néanmoins tenu à ce que ces commentaires paraissent sur mon blog. Je ne suis pas hostile à l’échange, au dialogue, voire à la polémique. A condition que cela en vaille la peine.

Parler d’une image c’est toujours prendre un risque. Celui de se tromper. De lui en faire trop dire, ou pas assez. De la prendre de trop haut, de trop loin. Là, c’est encore autre chose. Comme si cette image d’Ingrid Betancourt, avec sa symbolique, son message latent ou non-dit, était devenue un mauvais objet. C’est l’arbre qui cache la forêt. Derrière l’innocence, cherchez le coupable. Mon détracteur, dont on perçoit aisément l’idéologie (un fond de sauce gauchiste nourri de ressentiments) semble avoir une méfiance naturelle envers les images. On lui a pourtant appris dans les années 70 à les décrypter, à rechercher leur origine, leur fondement, leur sens visible et invisible. On lui a aussi appris que toute image est ou serait politique. De cette époque, celle de la sémiologie de Christian Metz ou des écrits autrement plus délicats et sensibles de Roland Barthes, il ne reste que l’écorce, le procédé ou la rhétorique. J’ajoute : le rouleau compresseur de l’idéologie. La politique a envahi toute la sphère. Ecrasant tout. Ne laissant plus trop de place au questionnement et au doute. C’est dommage. Ce qui a disparu aussi, c’est la notion de plaisir si chère à Roland Barthes. Relire Le plaisir du texte ou La Chambre claire. Ce que Barthes nous a transmis, et qui me paraît toujours nécessaire, actuel, c’est justement que les images échappent au sens littéral. Qu’il y a toujours dans une image un « troisième sens » par lequel autre chose s’exprime, une dimension secrète, aléatoire, fragile. Disons le mot : poétique. Je continue de penser que Barthes avait raison, et qu’il est urgent de le relire.

Cette photo d’Ingrid Betancourt n’appartient à personne. Ou alors à tout le monde. Elle a valeur d’icône. Elle est bien évidemment « mise en scène ». C’est-à-dire produite ou réalisée avec une intentionnalité. Que dit-elle ? Qu’Ingrid Betancourt est toujours en vie, mais que ses forces s’amenuisent. Et que le moment est peut-être venu de négocier. Que le pouvoir, n’importe quel pouvoir, négocie, quoi de plus normal. Ce n’est pas à moi, à nous, d’en juger. Le rôle des responsables politiques, c’est de négocier. Nous leur déléguons ce rôle, quitte à les juger sur pièce. C’est le fondement d’une démocratie. Toute vie humaine, celle d’Ingrid Betancourt en particulier, mérite que l’on consacre une partie de son énergie à défendre la liberté. Sa liberté. C’est ce que je disais (sans doute maladroitement) dans mon dernier blog. Je ne change pas d’opinion. Les images circulent, elles sont faites pour circuler. Monnaie d’échange. Les images de film aussi. Sauf qu’elles ne circulent pas toutes au même rythme. Celles du film d’Abdellatif Kechiche, La graine et le mulet, ont quelque chose de rare : une vitesse propre qui n’est dictée par aucun impératif extérieur au film. Il y a dans ce beau film une vérité intrinsèque, née des scènes elles-mêmes, de leur agencement, de leur rythme, de leur montage et de leur mise en scène. Abdellatif Kechiche parle très bien de son travail de cinéaste. J’ai lu deux bons entretiens avec lui, l’un dans les Inrockuptibles de cette semaine, l’autre dans les Cahiers du cinéma de décembre. Hasard qui n’en est pas un : ces entretiens sont longs, approfondis. On prend le temps de s’expliquer, en donnant la parole au cinéaste. A lui d’être précis, sincère, d’expliciter ces choix. Comme dans la grande tradition critique où les revues de cinéma aimaient dialoguer en profondeur avec des auteurs. J’avais le sentiment que cela se perdait un peu, ces derniers temps. Avec Kechiche, il faut prendre son temps. C’est un cinéaste qui réinvente une manière personnelle de faire des films. Travail d’artisan, qui passe par toutes les phases, en prenant son temps et en ne se laissant dicter aucun choix qui ne conviendrait pas à sa vision du monde et du cinéma. Avant-hier, son film a obtenu le Prix Louis-Delluc : belle récompense pour un cinéaste qui n’en est qu’à son troisième long-métrage. Signalons au passage le Delluc du premier film a été attribué à deux jeunes femmes cinéastes : Mia Hansen-Love pour Tout est pardonné, et Céline Sciamma (formée à La fémis) pour Naissance des pieuvres. Saluons les jurés du Delluc d’avoir parié sur la jeunesse.