Archive pour le 20.12.2007

Christian Bourgois, éditeur et cinéphile

jeudi 20 décembre 2007

Cet après-midi, j’ai reçu un SMS m’annonçant la mort de Christian Bourgois. J’aurais aimé ne pas écrire ce blog et rêver, comme tant de ses amis, que la mort reculerait encore, que Christian Bourgois allait survivre, vivre encore quelques années et poursuivre avec talent et obstination son métier d’éditeur. Hélas, tout est tombé par-terre. Christian Bourgois est donc décédé ce matin et ses nombreux amis sont tristes, abattus. On va lire dans la presse des articles élogieux sur cet éditeur hors-pair, ce découvreur fidèle à ses auteurs, cet aristocrate des lettres. Le parcours de Christian Bourgois est à ce titre absolument exemplaire. Ce que j’aimerais dire aussi, c’est qu’il aimait passionnément le cinéma. Et qu’il le servait. Je me souviens d’une période heureuse, au milieu des années 80. Christian Bourgois venait d’être nommé président de la commission d’Avance sur recettes par Jack Lang, alors ministre de la culture. Christian m’avait demandé de faire partie de sa commission. Avec d’autres, comme Dominique Besnehard, Benoît Jacquot et Francis Girod. Tous ensemble, nous prenions très à cœur le travail de lecture des scénarios, les discussions au sein de la commission. Christian Bourgois avait une manière à lui de mener les débats, laissant à chacun une très grande liberté de parole et de décision. Il savait lire un scénario, mais il avait surtout ce talent de « flairer » les jeunes auteurs. Dès lors, il misait sur eux. J’en connais quelques-uns, Olivier Assayas, Laurent Perrin, et d’autres encore, qui lui doivent beaucoup. En tous les cas leur premier film.

Cet amour du cinéma, Christian Bourgois l’avait dès les années 50. Lecteur assidu des Cahiers du cinéma et de l’hebdomadaire Arts et Spectacles, il se passionnait pour le renouveau du cinéma français et celui de la jeune critique turbulente. En travaillant dans les archives de François Truffaut, nous étions tombés sur une lettre que lui avait adressée Christian Bourgois, le 12 décembre 1956. En voici un extrait : « Il semble que vous ayez mauvaise presse et mauvaise réputation dans le milieu du cinéma, mais il faut toute l’impudence et la malhonnêteté intellectuelle de nos prétendus critiques ou metteurs en scène pour ne pas voir dans vos “exécutions” et vos fureurs un immense amour du cinéma […] Dites-vous bien, cher François Truffaut, que nous sommes nombreux, dans tous les coins de Paris et dans toutes les caves des cinémas de quartier, à haïr ce cinéma, cette critique, et que jamais nous ne vous trouverons assez violent pour défendre notre Marilyn pâle et bouleversante. Nous aussi, spectateurs passionnés, nous sommes amoureux du cinéma. » (1)

Que Bourgois se soit rangé de ce côté-là du cinéma peut paraître anodin. Ce qui donne à cette conviction toute sa force, c’est de savoir qu’au même moment Christian Bourgois faisait ses études à Sciences Po, puis à l’ENA (où il fut le condisciple de Jacques Chirac en 1955), se destinant vraisemblablement à une carrière dans la haute administration. Il n’en fut rien car il choisit une autre voie que celle, royale, qui mène à la fonction publique. Dans les années 50, il travailla aux côtés de Julliard, puis créa en 1966 sa propre maison d’édition : les Editions Christian Bourgois, s’amusant à publier de grands auteurs étrangers. Entre autres : Ginsberg, Burroughs, John Fante, plus tard Antonio Tabucchi, Jim Harrison, Susan Sontag ou Salman Rushdie, ce qui lui valut des ennuis et mit en évidence son courage et son engagement d’éditeur. Qui n’a pas dans sa bibliothèque des « 10/18 » ? Littérature, essais, cinéma – les écrits de S. M. Eisenstein et de Dziga Vertov. Bourgois dirigea cette édition de poche de 1968 à 1992. J’ai dit qu’il s’amusait à exercer son métier d’éditeur. C’est vrai, j’ai toujours vu en lui un dandy, un être cultivé à qui tout semblait facile. Sa manière de s’habiller, de vous regarder, de vous parler, sa culture immense, son goût pour le théâtre et pour l’art moderne… Il installait d’emblée une relation qui avait de l’allure. Comme éditeur, il eut aussi des difficultés, dut racheter sa propre maison d’édition. Souci permanent de maintenir son indépendance. Dominique, sa femme, travaillait à ses côtés, maintenant le cap : le travail d’édition comme artisanat de luxe. Cet homme qui disparaît, il n’est pas sûr qu’on en “fabrique” d’autres. Le modèle n’existe pas. Christian Bourgois était un prince. Et cela se fait rare à notre époque.

[1] François Truffaut, par Antoine de Baecque et Serge Toubiana, Folio n°3529.