Archive pour le 28.07.2008

Adieu à “Jo” Chahine.

lundi 28 juillet 2008

L’annonce de la mort de Youssef Chahine est tombée hier dimanche, en cette fin de juillet. On s’y attendait. Onsavait que Jo était dans le coma depuis quelques semaines. Que les heuresétaient comptées. Bien sûr la tristesse. Mais ce qui domine instantanément, c’est le souvenir d’un homme radieux, joyeux, séducteur. Tour à tour habile et enfantin. Un formidable conteur, capable de grandes colères aussi. Mais sescolères étaient théâtrales, si j’ose dire : mises en scène. Cela faisait partie de son charme, de sa manière d’être. Chahine s’insurgeait en permanence contre la bêtise et l’intolérance, et c’est aussi ce qui lui donnait envie de faire des films. Son désir de cinéma a toujours été double : inspiré par la colère et la révolte contre l’intolérance, la censure et la corruption, et par le désir de raconter des histoires, d’émerveiller, de ré-enchanter le monde. Cette nature « double » faisait intrinsèquement partie de son cinéma. Mordant s’il le fallait, séducteur presque toujours. Chahine savait qu’il devait composer avec le pouvoir en place. Et le pouvoir, en Égypte comme dans la plupart des pays arabes, dure longtemps. Trop longtemps.

Chahine lui aussi a su durer. Et c’est tant mieux pour le cinéma. Le cinéma était pour lui un moyen de s’inventer un emploi du temps formidablement libre, de véritable souverain. Chahine faisait des films depuis plus d’un demi-siècle : c’est dire ! Plus d’une trentaine à son actif, ce qui est exceptionnel dans le cinéma arabe de ces dernières décennies. Chahine a perpétué une tradition, celle du cinéma égyptien des années quarante et cinquante à base de comédies (avec les inévitables intermèdes chantés et dansés) et de mélodrames. Ce cinéma égyptien s’est essoufflé, laissant au cinéma indien le soin de régner sans partage sur à peuprès tout le monde arabe, tandis que Chahine poursuivait son chemin, trouvant à chaque fois l’élan nécessaire, un deuxième, puis un troisième souffle, lui permettant de rebondir, de s’adapter, de ruser (toujours), parfois de composer, sans jamais renoncer à l’essentiel. L’essentiel pour lui c’était d’êtresincère, de ne jamais trahir son idéal de jeunesse, lorsqu’il rêvait de Fred Astaire et de Hedi Lamarr, d’un monde régi par la danse et la comédie, l’insouciance et la liberté la plus totale.

L’essentiel aussi, c’était de garder le contact avec le petit peuple égyptien. Chahine venait d’Alexandrie,ville dont il a fait le théâtre de sa fameuse trilogie : Alexandre pourquoi ? (1978), Alexandrie encore et toujours (1990), Alexandrie – New York (2004). Un peu comme Fellini a réalisé son Roma. Chahine appartient à cette famille de cinéastes qui se confondent avec une ville, un lieu cosmopolite où toutes les idées étaient tolérées, toutes les religions pratiquées, sans exclusive aucune. Une ville en quelque sorte utopique. Tout le cinéma de Chahine s’inscrit dans cette nostalgie d’une ville (Alexandrie) et d’un pays (l’Égypte) où les communautés les plus diverses vivaient ou vivraient en bonne entente. Plusieurs de ses films racontent ou décrivent la confrontation entre le rêve et la réalité, avec cette part de désenchantement ou de désillusion. Ce qui sauvait Chahine de l’amertume, c’était de filmer avec passion la jeunesse, de choisir ses héros dans la jeunesse cairote, d’en faire ses porte-parole, de s’identifier à eux de manière à la fois physique et morale. Désir homosexuel à peine voilé, à peine refoulé. C’est dire l’audace de son cinéma, un cinéma où la pulsion et le désir occupaient l’écran à part égale avec la représentation des idées et l’engagement politique. Tout cela se mêle, est indissociable. Courage de Jo Chahine, osant braver la censure et les interdits.

Souvenir personnel : 1984. Avec Serge Daney, nous nous rendons au Caire sur le tournage d’Adieu Bonaparte – Daney pour Libération, moi pour les Cahiers du cinéma. Chahine a enrôlé deux acteurs vedettes, Patrice Chéreau dans le rôle de Bonaparte, Michel Piccoli dans celui de Cafarelli. Il a confié un rôle quasi égal à Mohsen Mohieddine, un jeune acteur égyptien. Ce film, Chahine le doit en grande partie à la France. Il a en effet reçu l’aide directe de Jack Lang, alors ministre de la culture. Et surtout, il a trouvé en Humbert Balsan (et son partenaire Jean-Pierre Mahot) un producteur complice. Adieu Bonaparte sera le premier d’une longue liste de films que Balsan et Chahine vont mettre en chantier, scellant une amitié indéfectible. Dans ses studios assez vétustes du Caire (les studios Misr), Chahine tourne son film comme s’il s’agissait d’une énorme production hollywoodienne. Il a fait appel à de nombreux figurants (y compris Serge Daney, mais j’ai oublié comment Serge s’était déguisé), l’ambiance est joyeuse, le rythme de travail effréné. Tout le monde a envie de faire plaisir à Jo. L’équipe technique ne comptait pas les heures de travail. Yousry Nasrallah, sympathique et intelligent, était l’assistant de Chahine, avant de devenir lui-même cinéaste. Le cinéma de Chahine a toujours été artisanal, reposant sur des savoir faire multiples et sur la générosité de ses équipes. Mais lui-même s’est donné au cinéma corps et âme, de manière infatigable.  Il habitait le cinéma, Jo Chahine !