Archive pour le 10.02.2009

Berri, Pialat: destins croisés

mardi 10 février 2009

Discussion ce matin au téléphone avec Jacques Fieschi, à  propos de ce qui, en dépit de tout ce qui les a opposés, rapproche à un moment Claude Berri de Maurice Pialat. Notre conversation fait suite à la projection hier à la Cinémathèque du film Le Vieil homme et l’enfant, le premier long métrage réalisé par Claude Berri, dans le cadre d’une soirée d’hommage, digne, très émouvante, dédiée à celui qui fut le président de la Cinémathèque de 2003 à 2007. Juste avant la projection du Poulet, plusieurs prises de parole, de Costa-Gavras, Laurent Heynemann, qui fit lire par Fanny Ardant un texte court de Marcel Pagnol, Nathalie Rheims la compagne de Claude Berri, Jérôme Seydoux, Pierre Grunstein et moi-même. Enfin, Alain Cohen vint raconter comment il fut choisi pour incarner le rôle du petit Claude Langmann, l’enfant juif du Vieil homme et l’enfant.

Jacques Fieschi est convaincu que ce film a nécessairement influencé les premiers Pialat, c’est-à-dire L’Enfance nue puis La Maison des Bois. Bien sûr le thème de l’enfance. Les jeux cruels des gosses entre eux, le goût pour la castagne. Et aussi, ces scènes champêtres, d’euphorie et d’ivresse, autour de Michel Simon, dont on en retrouvera l’écho, sur le mode mélancolique dans La Maison des bois. Ce film (un feuilleton réalisé en 1970 pour la télévision en sept épisodes) se déroule aussi pendant la guerre, mais cette fois la première, celle de 14-18. Le traitement n’est absolument pas le même chez Berri et Pialat. Le premier croit au bonheur et à la chance, tandis que le second nous fait toujours sentir que le pire ne va pas tarder à arriver. Berri et Pialat ne voit pas l’enfance sous le même angle ou point de vue. Cette manière bouleversante qu’a le petit Claude de s’agripper au cou de son père, le merveilleux Charles Denner, au moment de leur séparation, ou plus tard à celui du vieil antisémite Michel Simon chez qui il est recueilli. Chez Berri, l’enfant est le prolongement physique du père. A tel point que les deux ne font qu’un. L’enfant est fou d’amour pour le père, le vrai, ou celui de substitution. Chez Pialat, l’enfant est toujours déjà abandonné, seul, laissé pour compte. C’est la grande différence entre Berri et Pialat.

Pourtant, les deux hommes se sont côtoyés. Rappelons que lorsque Berri réalise son premier film, en 1966, après qu’il ait obtenu l’oscar du court métrage en 1965 pour Le Poulet, Pialat n’a encore réalisé que des courts métrages. L’Enfance nue date de 1968, et le film est produit par François Truffaut, Mag Bodard, Claude Berri, les frères Siritzki et Véra Belmont. Les deux hommes se connaissent bien, ils ont travaillé ensemble sur Janine, un court métrage réalisé en 1962 par Pialat sur une idée de Berri. Dans Janine, il y a Claude Berri acteur (sa première vocation), Evelyne Ker (qui sera la mère de Sandrine Bonnaire dans A nos amours) et Hubert Deschamps (qu’on retrouvera dans La Gueule ouverte). A ce moment-là, le lien entre Berri et Pialat est quasi familial, il passe par Arlette Langmann, la sœur du premier et la compagne du second. Arlette Langmann fut la collaboratrice de Pialat sur à peu près tous ses films, de L’Enfance nue jusqu’à A nos amours. Montage puis écriture des scripts. Ce dernier film décrivait de manière fictionnelle la jeunesse d’Arlette : le frère, joué par Dominique Besnehard (double imaginaire de Claude Berri), le père tailleur de fourrures (Maurice Pialat jouait le rôle) et la mère (Evelyne Ker) qui en prenait plein la gueule. Jacques Fieschi joue dans la fameuse scène du repas au cours de laquelle le père disparu fait son retour de manière impromptue, sans crier gare. A nos amours, c’est souvenirs de la famille Langmann, à travers le regard singulier et décapant de Pialat.

Sauf qu’à un moment, tout diverge entre les deux hommes, Pialat et Berri choisiront des directions opposées, pour ne pas dire contraires. Et ils se fâchent. L’un tend vers la marge, quand l’autre vise à occuper le centre et y jouer tous les rôles : acteur, réalisateur, producteur et distributeur, avec le succès que l’on sait. Leur relation fut passionnelle : amour-haine. Leur fâcherie durera très longtemps, sans qu’il y ait d’ailleurs jamais eu de réconciliation.

Quand Fieschi me parle d’une influence directe, je vois ce qu’il veut dire : l’enfant juif du Vieil homme et l’enfant est abandonné par ses parents et confié à une famille qui vit non loin de Grenoble, parce que c’est la guerre et qu’il est un enfant juif. Un enfant pas comme les autres. L’enfant est abandonné à cause de l’Occupation et du danger nazi. Berri filme la séparation comme un moment de douleur intense. Séparation physique, déchirement sentimental. Les parents abandonnent l’enfant pour mieux le protéger, lui sauver la vie. Chez Pialat, dès L’Enfance nue, l’enfant est toujours déjà abandonné. L’abandon est un statut naturel et le petit ne s’en défait pas. L’abandon lui colle à la peau. C’est le grand thème du cinéma de Pialat, qui traverse à peu près chacun de ses films. Que le personnage soit un enfant (dans L’Enfance nue ou deux ans plus tard dans son admirable feuilleton La Maison des bois), ou qu’il soit un adulte (dans La Gueule ouverte : Philippe Léotard voyant sa mère agonir et se sentant abandonné par elle, ou encore Jean Yanne dans Nous ne vieillirons pas ensemble, qui ne cesse de quitter Marlène Jobert pour mieux revenir à elle, la rendant prisonnière d’une relation obsédante fondée sur le « ni avec toi ni sans toi »), quel que soit le film, le thème de l’abandon chez Pialat est central. Pialat filme le désamour, quand Berri s’attache à filmer l’amour filial (thème du Cinéma de Papa, véritable ode au père).

 

Filmer l’amour filial ou filmer l’abandon implique un point de vue esthétique radicalement différent, sinon opposé. On voit bien que dans Le Vieil homme et l’enfant, Berri ne juge pas, qu’il n’arrive pas à porter un jugement négatif sur le vieil antisémite que joue Michel Simon. Berri veut sauver tous ses personnages, un peu à la Renoir. Dans le texte qu’il avait écrit lors de la sortie du film, François Truffaut évoquait une certaine parenté avec Vigo et Renoir, à propos du Vieil homme… Je le cite : « Depuis vingt ans j’attendais le film réel de la France réelle de l’occupation réelle, le film des Français de la majorité, c’est-à-dire de ceux qui ne se sont frottés ni à la collaboration ni à la Résistance, ceux qui n’ont rien fait, ni en bien ni en mal, ceux qui ont attendu en survivant comme des personnages de Beckett. » (Texte paru dans Les Films de ma vie, Flammarion, 1975).

A contrario, Pialat filme au plus près de là où « ça fait mal ». Cela ne va pas sans cruauté. Le point de douleur est intense dans les films de Pialat. Tandis que Claude Berri, du moins dans ses premiers films, recherche les points d’amour. Cela fait une sacrée différence. 

Ces deux hommes ont croisé leur destin, à un moment donné. Il n’est pas difficile d’imaginer que Pialat ait recherché au contact de Berri et de sa sœur Arlette quelque chose d’intense, une sorte de famille
d’accueil, un foyer. Puis le naturel est revenu au galop, car on ne se refait pas. Pialat a fait dix films, plus son feuilleton télévisé, La Maison des bois. Une œuvre intense, incroyablement cohérente. Il est resté un écorché vif, se sentant rejeté, y compris lorsque ses films rencontraient le public (ce fut le cas avec Nous ne vieillirons pas ensemble, A nos amours et Police, et dans une moindre mesure avec Sous le soleil de Satan et Van Gogh). Claude Berri est devenu le producteur que l’on sait, occupant le terrain au centre, en élargissant toujours davantage sa famille de cinéma. Étranges destins.