Archive pour le 11.09.2009

Pierre Guffroy, décorateur et poète

vendredi 11 septembre 2009

La Cinémathèque rendait hier un hommage à Pierre Guffroy, célèbre décorateur de films, en présence de nombreux amis venus assister à la projection d’un documentaire réalisé par Lucie Gay, Libres propos d’un rêveur du cinéma. Dans ce film, Pierre Guffroy évoque avec un peu de nostalgie le Paris de son enfance et fait preuve d’une liberté d’esprit et d’un humour d’une grande finesse. L’homme a maintenant sa carrière derrière lui, incroyablement féconde, riche en films et en rencontres. Interviewé par Lucie Gay, il parle de Jean Cocteau qui le premier lui confia la responsabilité de chef décorateur lors du tournage en 1959 du Testament d’Orphée. « On ne pouvait pas être mauvais avec Cocteau, dit à peu près Pierre Guffroy, car cet homme vous aidait à donner le meilleur de vous-même ». Il dit la même chose à propos de Robert Bresson, avec qui il collabora sur deux films : Mouchette et L’Argent.

La filmographie de Pierre Guffroy est éloquente. On constate qu’il a accompagné le cinéma depuis un demi-siècle aux côtés de réalisateurs parmi les plus talentueux et les plus audacieux. Outre Cocteau et Bresson, citons François Truffaut (La Mariée était en noir), Claude Sautet (Max et les ferrailleurs, César et Rosalie, Mado), Luis Buñuel, dont les quatre derniers films, quatre chefs-d’œuvre produits (par Serge Silberman), furent « décorés » par Pierre Guffroy : La Voie lactée, Le Charme discret de la Bourgeoisie, Le Fantôme de la Liberté, Cet Obscur objet du désir.

Comment ne pas citer Roman Polanski, dont Pierre Guffroy suivit les aventures artistiques les plus folles : Le Locataire où le décor tient une place prépondérante, sorte de personnage secret, inquiétant et muet occupant tout l’espace ; Tess, énorme production pour l’époque (1976) entreprise par Claude Berri, où il fallait reconstruire en Bretagne ou dans le Cotentin des décors renvoyant à ce qu’était au XIXe siècle le Dorset anglais ; Frantic, où Paris était vu à travers le regard très particulier d’un Américain, Harisson Ford ; Pirates, tourné en Tunisie avec ce galion impressionnant, star du film qui devint un véritable objet de curiosité pour le grand public ; ou encore La Jeune Fille et la Mort. D’autres cinéastes comme Pierre Granier-Deferre (Un amour de guerre, Le Grand Dadais, La Race des Seigneurs), Marcel Camus (Orfeu Negro, Le Mur de l’Atlantique), René Clément (Le Passager de la pluie, La Course du lièvre à travers champs), Jacques Doniol-Valcroze (La Dénonciation), Ettore Scola (La Nuit de Varennes), Bertrand Tavernier (Que la fête commence), Claude Pinoteau (La Gifle), Claude Berri (Je vous aime), Costa-Gavras (Hanna K.), Nagisa Oshima et son étrange film surréaliste Max mon amour, lui aussi produit par Serge Silberman ; Milos Forman (Valmont), Philip Kaufman (L’Insoutenable légèreté de l’Être), Henri Verneuil (Mayrig, 588 rue Paradis) ont fait appel au talent de Pierre Guffroy.

Celui-ci commença sa carrière à la fin des années 50 au moment où le tournage en studio était contesté, remis en cause par une Nouvelle Vague qui prônait le décor naturel. La plupart des jeunes cinéastes qui entreprennent leur premier film à cette époque le font avec très peu d’argent. Tourner en studio leur paraît être un luxe impliquant des contraintes, des pesanteurs ou des règles trop strictes. Jean-Pierre Berthomé, qui connaît parfaitement l’histoire des studios et des décorateurs de cinéma, avance ce chiffre impressionnant : en 1958 le budget alloué à la location d’un studio pesait 18,72% dans le coût moyen d’un film. La France comptait alors 46 plateaux pour une surface totale de 22.529 m2 (j’ai trouvé ces données dans son ouvrage Le décor de cinéma, publié aux Cahiers du cinéma en 2003). Le cinéma prôné par la Nouvelle Vague se fait plus léger, plus vif, plus rapide : nouvelles caméras, pellicules plus sensibles, le son direct est pour bientôt. Cela n’empêche pas une nouvelle génération de décorateurs de faire son apparition. Pierre Guffroy en fait partie, et ses collègues sont Jacques Saulnier (fidèle collaborateur d’Alain Resnais), Bernard Evein (qui travailla régulièrement avec Jacques Demy), François De Lamothe et d’autres. Comme eux, Pierre Guffroy a fait l’IDHEC (de 1951 à 1953), après des études à l’Ecole des beaux-arts de Paris puis aux Arts Déco. Comme il était d’usage dans le cinéma, il a appris son métier en étant l’assistant de décorateurs chevronnés comme Pierre Charbonnier (qui fut le décorateur de films aussi importants que Pickpocket et Procès de Jeanne d’Arc de Bresson), Willy Holt (Paris brûle-t-il ? de René Clément), Jean Madaroux (Ascenseur pour l’échafaud de Louis Malle) et Rino Mondellini (Les Aventures d’Arsène Lupin de Jacques Becker), ou encore Max Douy. Guffroy a été formé à bonne école auprès de véritables auteurs du cinéma qui savaient s’entourer des meilleurs artisans. Dans cette période féconde mais tumultueuse du début des années 60, il a su trouver une voie originale en faisant preuve de talent et d’imagination visuelle aux côtés des cinéastes très divers. « C’est vrai qu’il y a un certain cinéma, disons commercial pour simplifier, que je n’ai jamais fait, car je n’y suis pas à l’aise. C’est vrai que je suis difficile et je ne travaille qu’avec des gens qui m’intéressent. Pour moi les rapports avec le réalisateur sont primordiaux. Il faut que j’aie du respect et des affinités avec lui. Il faut même que je me sente concerné par le sujet », disait-il à Marie-Claude Arbaudie qui l’interrogeait pour Le Film français (n°1851, 27 mars 1981). Tess a marqué le retour à des films ambitieux, d’envergure, où le décor redevient un élément essentiel de la scénographie et la mise en scène. Pierre Guffroy fut récompensé en recevant par trois fois un César du meilleur décor pour Que la fête commence en 1976, Pirates en 1987, Valmont en 1990. Et, récompense suprême, l’Oscar en 1981 pour Tess.

Qu’est-ce qu’une belle carrière au cinéma sinon celle où se manifeste une fidélité à des cinéastes, et où chacun peut s’épanouir sur un plan artistique ? Le mot artisan convient parfaitement à Pierre Guffroy, pris dans son sens le plus noble : inventer, concevoir, fabriquer, se mettre au service de la création. « J’aime les extérieurs, j’aime repérer, à tel point que lorsque je n’ai rien à faire, je pars faire des photos, voir des lieux, pousser des portes cochères… Mais finalement, il est rare que ce qu’on trouve corresponde exactement à ce que l’on cherche. Un décor naturel est vite épuisé, même s’il a le mérite de dégager une atmosphère. Tandis que lorsque vous faites le décor, vous en êtes totalement responsable, vous pouvez l’enrichir à votre gré. » (Le Film français, idem). Pierre Guffroy a fait preuve à l’égard de la Cinémathèque d’une grande générosité en nous confiant de nombreuses archives et documents précieux : plans, croquis, dessins, esquisses, documentation photographique, notes, feuilles de service, plannings, synopsis, repérages, et aussi des maquettes en 3D gardées précieusement par nos équipes toutes dévouées à la conservation et au traitement documentaire de nos collections. Nous veillerons dessus comme sur la prunelle de nos yeux. Ainsi sera sauvegardée la mémoire d’un artisan talentueux du cinéma, par ailleurs homme attachant et généreux.